Histoire avant 1848
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Vie des Communautés
Centenaire 1914-1918

ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie

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Samedi 2 décembre 1848

Hier, si j’ai omis de vous parler de la physionomie du convoi, c’est que j’étais absorbé par le souvenir de tout ce que j’avais vu dans cette première journée de véritable navigation ; aujourd’hui, que la nuit a passé sur mon émotion, je suis plus calme et je serai naturellement plus exact.

Bien que confondus, les colons qui sympathisent soit par leurs goûts, soit par leur éducation, se trouvent et se groupent sur le bateau à vapeur plus facilement que sur les bateaux du canal ; les causeries particulières s’établissent. Autour de la chaudière sont assemblés les frileux et les gamins ; là sont aussi les ouvriers compagnons qui, ayant fait leur tour de France, connaissent les localités que nous laissons à droite et à gauche. Ceux-ci racontent d’une façon sinon instructive, du moins presque toujours amusante. En général peu de passagers colons ont voyagé, et, pour eux comme pour moi, tout est chose nouvelle ; une grande curiosité se manifeste chaque fois qu’un pays nouveau est signalé ; tous veulent en savoir le nom, s’enquièrent de ce qu’il renferme de remarquable. Quelques-uns, pour leur satisfaction ou celle de leurs proches, prennent des notes, inscrivent le jour, l’heure à laquelle le convoi passe devant telle ou telle ville ; et, malgré le vent qui souffle avec une extrême violence, tous tiennent bon. Une dizaine de ceux qui trouvent toujours moyen de boire se sont emparés de la cabine des mariniers, où ils jouent pour boire, afin de boire ensuite pour jouer.

Dans l’entrepont, c’est un pêle-mêle sans nom, une odeur affreuse. De même que dans les bateaux du canal, il est impossible d’obtenir la propreté ; les femmes se plaignent d’être seules ; elles s’ennuient ; les enfants jouent ou pleurent ; les mères grondent pour avoir l’occasion de faire éclater leur mauvaise humeur, et c’est ainsi que nous arrivons à Saint-Andéol avec la nuit.

Voici en peu de mots, mon cher ami, l’aspect que présentait hier la masse des colons et des colonnes, comme elles s’intitulent elles-mêmes aujourd’hui. Nous étions à l’appel à six heures ; il en est huit, et nous ne sommes pas encore partis ; c’est qu’au moment de décaper quelqu’un manquait à l’état-major, c’est le docteur.

Il paraît que cette nuit une femme, descendue à terre dans un état de grossesse très avancée, a ressenti de vives douleurs annonçant sa prochaine délivrance ; elle a fait appeler le docteur, qui n’a pas reparu encore. Enfin le voici : « Docteur, docteur ! est-ce une fille ou un garçon ? Si c’est un garçon il s’appellera Marengo, et nous le baptiserons au pied du drapeau !… »

Le docteur, qui paraît aussi ennuyé que fatigué, passe sans répondre, et quelques moments après nous prenons le large.

Voici ce que j’apprends : la femme en question, ayant caché à la commission quelques mois sa grossesse, est partie avec son mari comme si de rien n’était. A Chalon déjà elle crut accoucher ; on l’engagea à y rester pour attendre l’événement, probablement prochain ; elle ne voulut pas craignant qu’on ne partît sans elle, et elle s’embarqua. Ce qu’elle redoutait à Chalon arriva à Saint-Andéol ; et son mari et ses deux enfants sont maintenant obligés d’attendre près d’elle qu’elle soit en état de nous rejoindre avec le prochain convoi.

Le soleil est doux ce matin. Les richesses naturelles qui se présentent de nouveau à nos regards reposé nous font vite oublier la pauvre femme étendue en ce moment sur son lit de misère. Bientôt notre esprit est vivement occupé du passage du pont Saint-Esprit. A chaque instant les femmes, dont l’inquiétude est grande, nous demandent s’il y a toujours du danger. Enfin, nous apercevons le fameux pont et nous avons à peine gouverné sur l’avant-dernière arche de droite qu’elle est franchie.

De danger, il n’en existe réellement pas, par la grande habitude des manœuvres qu’ont les mariniers ; il faut avouer pourtant qu’au seul endroit où le passage est possible, le courant est d’une extrême rapidité et qu’il suffirait d’une fausse manœuvre pour être brisé contre les piles de l’arche.

Du reste, la navigation sur le Rhône rencontre en plusieurs endroits bon nombre d’obstacles bien autrement difficiles.

A dix heures un brouillard épais nous enveloppe peu à peu, qui bientôt nous dérobe les deux rives. Il serait imprudent de pousser plus loin ; on arrête la machine ; la cheminée cesse d’envoyer dans l’espace ses tourbillons de fumée ; nous ne marchons plus. Ce n’est qu’après trois heures d’immobilité que la machine fonctionne de nouveau, mais inutilement : nous sommes engravés. Cependant le brouillard commence à se dissiper, nous sentons sous nos pas une oscillation sensible ; enfin, le navire se dégage, et c’est seulement après un recul de plus de cinq cents mètres que nous reprenons le large, en laissant derrière nous un sillage jaunâtre dans une eau troublée par le sable.

Nous passons aux pieds de magnifiques rochers et nous arrivons devant Roquemaure, remarquable par la silhouette de son vieux château fort  et sa position pittoresque. Il est trois heures ; le brouillard est maintenant tout à fait dissipé, et le soleil, qui colore de temps en temps la cime des monts environnants, ne suffit pas à tempérer l’âpreté de la bise qui souffle avec violence ; je suis obligé de m’aller réchauffer près de la chaudière où sont tous les colons rassemblés. Il ne faut rien moins, mon cher Armand, que mon grand désir de tenir la promesse que je vous ai faite et la nouveauté que m’offre le tableau changeant qui se déroule à mes yeux pour me faire tenir tête à la rigueur du froid ; à chaque instant je suis tenté de descendre dans la cabine des mariniers pour ranimer un peu mes membres engourdis ; mais, au moment où je mets le pied sur l’échelle, la silhouette d’un vieux château, accroché au flanc gris d’une roche pelée, de belles et grandes lignes de montagnes plantureuses, parfois même les formes capricieuses d’un nuage, me retiennent et me font pour un instant oublier ma résolution.

Songez que je n’ai jamais vu de rochers ; en vrai citadin je ne connais, en fait de montagne, que la butte Chaumont, la butte Montmartre et le mont Valérien ; mes excursions d’artiste ne s’étendirent jamais au delà de trente lieues ; jugez donc si mes yeux avides se peuvent lasser.

Depuis Roquemaure j’attends le bienheureux moment où nous passerons devant Avignon, cette ville que je connais un peu par ce que l’histoire m’en a dit, beaucoup par les dessins et tableaux de MM tel et tel. Heureusement, pour calmer mon impatience, les rives rocheuses qui enserrent le Rhône sont magnifiques, et je puis tromper les minutes ; en admirant sans cesse.

Enfin, l’horizon se borne et je vois se découper, sur le ciel déchiré de longues bandes blafardes tachées de noir, une masse bleuâtre d’un aspect sévère : c’est Avignon ! Tous les regards sont portés sur ce point ; notre drapeau est déployé, et le vent, qui glapit dans ses replis soyeux, fait un accompagnement continu au chant des colons qui l’entourent.

Nous avançons rapidement, trop rapidement à mon gré ; car, à peine ai-je eu le temps d’examiner les remparts crénelés bien conservés, auxquels on a assez maladroitement adossé des constructions récentes qui parfois cependant ne manquent pas de pittoresque ; à peine ai-je pu saisir l’ensemble de la lourde masse de pierre qui fut le château des papes, que déjà le bateau, fendant avec rapidité les eaux vertes du fleuve, nous met en aval du vieux pont Saint-Bénézet.

Ce pont à lui seul est une curiosité : rompu aux deux tiers, il n’en reste plus que quatre arches à peu près ruinées ; et encore vienne un de ces jours où le Rhône en colère entraîne tout ce qui n’est pas bien solidement assis, et il ne restera plus de ces pierres empanachées de plantes parasites, de cette gothique chapelle qui s’élève, encore surmontées de la croix sur la pile de la seconde arche, que quelques vieux débris à fleur d’eau ;  et les flots en battant ces vénérables vestiges rappelleront à peine au voyageur étonné, que là fut le vieux pont en l’honneur duquel il a chanté dans son enfance :

Sur le pont d’Avignon,

L’on y danse, l’on y danse ;

Sur le pont d’Avignon,

L’on y danse tous en rond.

De tous côtés la ville se présente majestueusement, et les remparts, que l’on pourrait trouver mesquins, font par cela même avantageusement ressortir la haute enceinte de murailles et de tours de son château renommé.

Certes, ce serait ici le cas de faire montre d’un peu d’érudition ; car Avignon est assez riche en souvenirs historiques pour n’embarrasser pas un écrivain autre que moi ; les guerres du Saint-Siège, les disputes du fief papal fourniraient à elles seules quelques bonnes pages de copies à celui qui ne songerait qu’à aligner des mots que parce que ces mots rapportent tant la ligne. Quant à moi, n’ayant jamais su faire une multiplication, je ne songe qu’à traduire le plus fidèlement possible mes impressions et la cause qui les produit ; et d’ailleurs notre marche est si rapide que les objets devant lesquels nous passons se développent sous leurs trois faces presque en même temps ; il met donc impossible d’être plus consciencieux dans mon récit, et de rester avec vous plus longtemps devant Avignon.

Le soleil se couche derrière les montagnes de Vaucluse, et n’éclaire plus que faiblement la crête aiguë du mont Ventoux ; les Alpilles bordent de leur chaîne dentelée le tableau qui se voile des tons rompus du soir, les lignes de l’horizon se confondent déjà avec la teinte plombée du ciel ; tout se tranquillise, la masse absorbe les détails ; c’est à peine si, sur la rive de droite, nous pouvons distinguer ces jeunes Avignonnais qui nous saluent de la main ; c’est à peine si nous apercevons au pied de la plus prochaine colline le pâtre occupé à rassembler ses chèvres dont les clochettes mêlent quelques sons grêles au murmure confus des milles bruits du soir.

Mais qu’est-ce encore que ce grand parallélogramme de pierre qui s’élève carrément dans la brume ? Et, de ce côté, qu’est-ce encore que ce château en ruines ? A gauche, c’est Tarascon avec son église de sainte Marthe et son vieux château flanqué de tours carrées, commencé par les comtes de Provence et terminé par le bon roi René, de joyeuse et pacifique mémoire ; à droite, c’est Beaucaire avec ses ruines féodales et ses belles allées d’arbres, où sans doute se tient la foire dont la réputation est universelle ; au-dessus de nos têtes, c’est le pont suspendu qui relie les deux villes ; ce pont est, dit-on, l’un des plus beaux de France.

Vite, vite, nous approchons d’Arles ; chacun fait ses préparatifs pour descendre à terre ; nous allons arriver dans un pays où, d’après ce qu’on m’a dit, l’ère romaine a laissé de bien belles traces ; nous allons arriver… nous arrivons.

La nuit, qui nous couvre de son voile de crêpe, nous dérobe la vue de l’ancienne métropole de la Gaule romaine ; comme à Lyon, on nous réunit par bateau pour nous donner les instructions relatives au départ du lendemain et nous distribuer les billets de logement. Après l’épreuve que j’ai faite de ces derniers, je suis peu tenté de recommencer ; pourtant la chance peut me servir mieux cette fois ; et je dois être si avare des quelques francs qui me restent et qui me seront sans doute bien nécessaires dans ma nouvelle profession !…

Au moment où je débattais intérieurement cette question, le chef du bateau me met dans la main mon billet ; à l’aide d’une allumette chimique, je vois que je suis adressé à un monsieur Nicolas Lavendé, propriétaire, rue des Martigaux. Un propriétaire, dis-je à ma femme, doit être à son aise ; nous serons sans doute bien reçus ; d’ailleurs, si nous trouvons l’accueil forcé, nous ne resterons pas ; il sera toujours temps de finir par où nous avions résolu de commencer, c’est-à-dire par aller loger à l’auberge à nos frais. Ma femme n’est pas tout à fait de mon avis ; cependant nous partons, moi, mon petit Charles sur une épaule, sous mon bras mon carton, ma femme chargée du reste assez volumineux de nos bagages ; nous laissons derrière nous la place Lamartine, et nous nous enfonçons à l’aventure dans les fissures tortueuses de ce vieux tombeau romain.

Comme à Lyon, la ville est pavée de pointes inégales sur lesquelles on ne marche qu’en s’entourant de mille précautions, surtout quant il fait mauvais et que, comme nous, on a beaucoup plus que son poids. Nous glissons à chaque pas ; nous demandons notre chemin à chaque passant qui souvent nous indique une direction opposée à celle du précédent ; déjà deux fois j’ai changé mon garçon d’épaule et mon carton de bras ; déjà fatiguée, ma femme, qui se repose à chaque coin de rue, me sollicite pour que nous n’allions pas plus loin ; de temps en temps nous nous croisons avec des bandes perdues de colons cherchant comme nous, comme nous maugréant contre la mairie qui nous envoie, nous étrangers lassés par un long voyage, chargés de famille et de paquets, la nuit, d’un bout à l’autre d’une ville dont nous ne connaissons pas les détours.

« La rue des Martigaux, s’il vous plaît ? » sont les seules paroles avec lesquelles j’aborde les ombres furtives qui jaillissent à mes côtés et s’éloignent le plus souvent sans me répondre.

Enfin j’aperçois un café ; il y a du monde à la porte ; j’avance et je renouvelle pour la vingtième fois au moins ma monotone question :

--La rue des Martigaux, s’il vous plaît ?

--La rue des Martigaux, dit un monsieur.

--Rue des Martigaux, ajoute un second.

--Martigaux, reprend un troisième.

Puis après une pause, tous trois reprennent ensemble en se regardant : « Connais pas ! » Cependant, après nous avoir examiné en détail, l’un d’eux nous fait une multitude de questions auxquelles nous répondons par politesse ; ce monsieur, pour compléter ses renseignements, juge à propos de nous demander où nous allons :

--Où nous allons, nous n’en savons rien ; mais où nous voulons aller, nous le savons : rue des Martigaux, chez M. Lavendé, propriétaire !

--Nicolas Lavendé, je ne le connais pas plus que la rue des Martigaux ; mais je vois que vous êtes de braves gens dans l’embarras ; je n’ai rien à faire, je vais chercher avec vous. Comme vous je suis étranger ; mais je suis déjà venu plusieurs fois à Arles, et peut-être pourrais-je vous épargner quelques détours inutiles.

Et ce disant, cet homme obligeant nous devance de quelques pas, éclairant la marche et nous indiquant les pavés difficiles ; il s’enquiert partout de la rue des Martigaux et de M. Nicolas Lavendé, propriétaire.

Enfin, après avoir repassé plusieurs fois dans les mêmes rues et marché pendant près de cinq quarts d’heure, nous arrivons devant la porte basse d’une maison sans croisées ; nous frappons, une femme vient nous ouvrir ; nous remercions sincèrement notre obligeant conducteur, et nous entrons.

Nous suivons notre hôtesse sous un long corridor voûté, et nous entrons après elle dans une vaste chambre où tout respire la propreté la plus minutieuse. Des chaises nous sont offertes sous le manteau d’une énorme cheminée, devant laquelle une table est posée. Notre hôtesse, que je pense seulement à examiner, est une Arlésienne de trente-cinq à trente-huit ans ; son spencer de velours gris collant et décolleté trahit des formes encore jeunes ; son jupon court laisse voir le bas d’une jambe encore fine et un pied mignon caché à demi dans un mignon sabot. La coiffure originale des femmes du pays lui sied assez bien, et, malgré l’air froid dont elle compose son visage, s’il lui arrive de sourire, sa prunelle noire est pleine de douceur, et les dents blanches et bien rangées qu’elle montre font maudire la réserve qu’elle s’impose ; elle parle peu, et pourtant sa parole est douce et sa voix musicale.

Elle nous offre à souper. Glacés par la gravité de ses manières, nous refusons pour nous, mais nous accepterions volontiers pour le petit un peu de potage ; justement elle n’en a pas, mais sa voisine en doit avoir ; et, sans rien nous dire, elle sort, pour rentrer bientôt accompagnée d’une commère à ronde taille, à l’air réjoui, laquelle tient en sa main une tasse de soupe aux carottes que le citoyen mon fils accueille très favorablement. Pendant que mon Charles établit en amateur la différence des carottes provençales avec celles de Crécy, et que la compagne de notre hôtesse se complaît à admirer son appétit, madame Lavendé met sur la table un couvert simple et propre, une bouteille de vin entre deux plats de poisson, et nous invite par ce seul mot : « Mangez ! » Pour ne pas répondre à son insistance par des refus réitérés, nous touchons légèrement à ces produits culinaires, qui nous sont offerts de bon cœur sans qu’il y paraisse.

Cette collation terminée, notre hôtesse (car il n’est pas le moins du monde question de notre hôte) nous quitte pour aller préparer notre lit, en nous prévenant officieusement que nous seront assez mal couchés, mais qu’elle ne peut mieux faire ; la femme au potage nous souhaite le bonsoir et nous restons seuls.

Tandis que ma femme se livre à de tristes réflexions sur la mesquine charité que notre position de colons nous fait accepter, qu’elle se souvient avec chagrin qu’il n’y a pas une année encore nous étions à même d’exercer l’hospitalité sur une toute autre échelle, je fais indiscrètement l’inventaire du lieu où nous sommes : rien de bien remarquable ne frappe mes regards, si j’en excepte cependant trois charmants petits meubles en chêne sculptés, à ferrures finement ouvrées, que je suppose devoir servir à serrer la vaisselle et qu’en d’autres temps j’eusse ardemment désiré voir passer dans mon sanctum sanctorum. Puis, dans un des coins de la pièce, un puits tout monté ; cela me semble si étonnant que je ne puis m’empêcher, quand revient madame Lavendé, de m’enquérir s’il en est ainsi dans chaque maison, ce qu’elle m’assure. Cet usage apprécié des ménagères doit apporter dans la maison une humidité bien malsaine.

Notre chambre est prête ; après avoir fait nos adieux à notre hôtesse, nous allons nous coucher.

Au haut d’un escalier en colimaçon, nous ouvrons une porte qui donne accès dans un vaste grenier à fourrages, ce qu’attestent une fourche de bois posée dans un coin et la forte odeur de foin qu’on y respire. Contre la muraille, à travers de laquelle se dessinent les poutres de la charpente, on a jeté parterre une paillasse, un drap grossier mais bien blanc, plié en deux et recouvert d’une épaisse courtepointe qui complète le lit ; de traversin, point ; d’oreillers, pas davantage. A côté de la tête du lit, une pierre servant de table et une chaise dépaillée composent tout l’ameublement ; peu à peu l’œil, habitué à cet aspect misérable, découvre, pendantes du plafond et accrochées aux angles rentrants des murailles, de vieilles et poudreuses toiles d’araignées ; c’est la décoration intérieure du lieu. Il en est pourtant une autre que je ne dois pas omettre, puisqu’elle frappe mes regards en me faisant faire de tristes retours vers un passé meilleur et encore assez près de moi ; sur la muraille, à la tête du lit, je vois, gravés au couteau, deux sabres en sautoir traversant un cœur enflammé au milieu d’une couronne de lauriers au-dessus de laquelle je lis :

A NANNETTE, LE 34e DE LIGNE

Cette illustration hiéroglyphique n’a pas besoin de commentaires et me dit suffisamment que ce nid est celui des oiseaux de passage. Je ne puis m’empêcher pourtant de comparer l’accueil fraternel de mon père aux militaires que la mairie lui envoie avec la froide réception et le gîte chétif qu’on nous accorde, j’avoue que le rapprochement n’est pas en faveur des Arlésiens, que j’enverrais bien volontiers prendre des leçons d’hospitalité en Ecosse, si le vers de Scribe n’est pas menteur toutefois.

D’un regard, ma femme et moi avons embrassé l’affreuse nudité de notre nouvel abri ; sans nous parler nous nous sommes compris, et des larmes amères s’échappent de nos yeux. Malgré nous, notre jolie chambre à coucher de la rue Navarin nous revient en mémoire, avec sa coquette tenture de Perse, nos chauffeuses si confortables, nos meubles si propres et si commodes, nos brillants cadres où longtemps encore les dessins d’amis attendront, voilés de poussière, nos regards voilés de pleurs. Cadeaux précieux que beaucoup d’or n’aurait pas payés, contre quoi vous avons-nous changés ?

Impossible de suspendre à ces murs humides le hamac de Charles ; nous coucherons tous trois ensemble. Tandis que ma femme endort son enfant et cherche elle-même à oublier ses chagrins pour quelques heures, je m’assieds sur la pierre qui est à la tête de notre grabat ; et, posant sur notre unique chaise la lampe fumeuse qui éclaire cette triste scène, mon carton sur mes genoux, j’écris jusqu’à une heure très avancée de la nuit. Lorsque je me couche, de grosses larmes perlent encore aux yeux fermés de ma femme, et un frais sourire plisse gracieusement les belles joues roses de mon Charles.

Pauvres être chéris que je rive à mon boulet d’aventurier, ne m’en veuillez pas si c’est pour votre malheur ; avant vous et bien plus que vous j’en serai malheureux deux fois, trois fois !

(A suivre)

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