Histoire avant 1848
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Vie des Communautés
Centenaire 1914-1918

ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie

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SOUVENIRS D’ENFANCE D’UNE FEMME DE CINQUANTE ANS

YVONNE O’NEILL, BARONNE JACQUES DE MONTFORT

1880 - 1942

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Née en 1881 à Mostaganem dans une famille d’officiers ayant activement participé à l’épopée de la conquête de l’Algérie, dont le fameux épisode de la smala relaté dans la première partie de cet ouvrage, Yvonne O’Neill, baronne Jacques de Montfort par son mariage, vécut une grande partie de sa vie à Noisy-les-Bains, dans une propriété héritée de son aïeul le colonel Pobéguin. En 1930, âgée de cinquante ans, elle décida de rédiger ses souvenirs de petite fille dans l’Algérie de la fin du siècle dernier et c’est d’une plume alerte, vigoureuse même parfois, qu’elle nous emmène de Mostaganem à Mascara, de Constantine à Batna, d’Oran à Biskra en passant par… Chambéry. Les personnages revivent par la verve caractéristique de notre auteur qui, grâce à la position de son père, a côtoyé aussi bien des personnalités que des individus moins connus mais très pittoresques. Des documents annexes, comme le journal de campagne tenu par son grand-père lors du siège de Metz en 1870, enrichissent ces souvenirs en apportant un éclairage sur l’environnement familial de l’auteur.

NDLR : Ne sont repris ici que les extraits relatifs à Noisy-les-Bains.

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CHAPITRE I

[…]

Mon père, à cette époque, s'occupait très activement de la création de sa propriété d'Aïn-Nouissy [NDLR : vers 1884]. Il y allait très souvent dans la maringote toujours attelée de deux mules du train. Quelquefois ma mère et moi étions de la partie.

Je me souviens qu'une fois nous avions déjeuné chez les Benoit. Le père Benoit, déporté de Quarante-huit en avait gardé le physique et un sain respect pour l'armée qui le faisait se mettre en quatre pour être agréable à mon père. Comme il avait des terrains sur le chemin conduisant à Rhama, notre ferme, il avait cru bon d'empierrer une partie, fort heureusement très courte, de la route avec de gros moellons bruts, non pas des têtes de chat, comme on dit, mais des têtes d'âne. Dix ans après on redoutait encore le passage des cailloux du père Benoit.

Quant à sa femme, grande, sèche et maigre qui ne riait jamais, travaillant toujours, faisant à elle seule la besogne de deux hommes, comme elle avait été nourrice dans le grand monde, à Mostaganem chez un officier disait-elle, elle avait pris des manières et savait bien m'amuser et me faire plaisir. Je la revois encore, telle Mme Poulard, nous faisant une omelette au feu de sarments, dans sa grande cheminée ; évidemment Mme Poulard ne se servait pas de sarments mais les gestes étaient les mêmes.

Les Benoit étaient des colons relativement à leur aise. Autrefois concierges de leur métier à Paris, le mari y taillait et réparait de vieilles frusques ; mais ayant fait le coup de feu sur les barricades il fut activement recherché par la police et ne dut son salut qu'à une demoiselle Keller, sa maîtresse, qui le cacha dans une cave sous un tonneau défoncé, et l'histoire racontait qu'elle le nourrit pendant trois jours par la bonde. Elle n'avait pas obligé un ingrat car parvenu à l'aisance il lui envoyait de temps à autre quelques sous, au grand désespoir de la mère Benoit qui ne l'appelait que « la femme à barbe », son visage avec l'âge étant devenu fort poilu.

[…]

La pauvre mère Benoit avait beaucoup travaillé car le premier contingent de colons fut transporté à Aïn-Nouissy sur des prolonges du train avant l'édification d'aucune habitation, et même la route de Mostaganem n'existait qu'à l'état de simple piste. On leur donna toutefois un certain nombre d'arbres fruitiers et autres, provenant des pépinières du génie, que les colons devaient planter sur leurs concessions non encore délimitées et à prendre dans les broussailles et les palmiers nains. Au bout de quelque temps ces Parisiens que le vent de la révolution transformait, du jour au lendemain, en cultivateurs s'aperçurent que leurs arbres ne s'acclimataient pas d'avoir les racines à l'air et ils eurent alors l'idée de les mettre à tremper dans la source sulfureuse dont le village en création tirait son nom. L'effet en fut désastreux.

Les nouveaux colons couchaient sous des tentes et, ainsi qu'on faisait pour les centres créés à cette époque, un capitaine fut chargé, aidé du nombre de soldats et gradés nécessaires, d'installer ce village qui est aujourd'hui Noisy-les-Bains.

Ayant affaire à de fortes têtes peu recommandables ledit capitaine leur tint ce langage :

« Mes amis, comme on fait son lit on se couche. Je puis vous donner du travail payé pour extraire de la pierre, la casser sur la route ; cela vous rapportera un peu d'argent. Mais je ne vous force à rien. »

La plupart des nouveaux débarqués ne purent ou ne voulurent pas se plier à ce dur métier. Cependant, les Benoit non seulement firent leur tâche mais encore celle de leurs voisins défaillants. La bonne femme racontait que son mari et elle se levaient souvent la nuit pour aller casser des cailloux sur la route au clair de lune. Cela ne l'empêcha pas, ce qui ne lui était jamais arrivé à Paris, d'avoir un enfant qui, certes, ne vécut pas mais dont la naissance lui permit de se placer comme nourrice chez un officier ; elle put ainsi gagner quelque argent et sa situation attira sur son mari la bienveillance de l'autorité militaire toute puissante en Algérie à cette époque.

Pendant ce temps les soldats faisaient des fours à chaux et à briques qui se voient peut-être encore à l'endroit dit « la Carrière », où on jetait il y a quelques années toutes les charognes du village, juste sous les belles carrières de pierre verte qu'on a découvertes depuis la guerre.

Le génie bâtissait pour chaque famille une maison de deux pièces et une écurie, un four, etc. Les disciplinaires défrichaient quelques hectares pour chaque famille, l'Administration donnait un an de vivres et les semences nécessaires, mais bien peu de ces colons de la première heure purent résister à la misère, à la fièvre, à la dysenterie. Bien heureux quand le choléra ne se mettait pas de la partie.

Après tant de travail et tant de peine la pauvre mère Benoit devait finir tragiquement. Etant à son aise, le ménage prit des domestiques, les Blisson, dont la femme était au mieux avec le père Benoit ; et la mère Benoit entreprit une lutte où elle ne tarda pas à être vaincue. Elle ne put se débarrasser de « la boiteuse », comme on appelait la femme Blisson, et son mari oubliant tant de jours de labeur passés ensemble la mettait quelquefois à la porte. Elle errait alors comme une âme en peine dans tout le village, se réfugiant chez son ancienne bonne Mme Jean-Pierre Eychène, où chez l'aubergiste Mme Corbobesse.

Bref ! un beau matin on la trouva soi-disant noyée dans le bassin de son jardin où il y avait si peu d'eau que les fourmis lui avaient déjà mangé les yeux. Elle n'était pas rentrée chez elle la veille au soir à la suite d'une scène et personne ne s'était inquiété d'elle. Les langues marchèrent grand train et les vieux noissyiens [sic] parlent encore de cela comme d'une très louche histoire.

Le père Benoit mourut peu de temps après, laissant sa fortune par moitié à ses domestiques et à sa vieille amie Mlle Keller, « la femme à barbe », qui rappliqua de Paris et vécut longtemps à Noisy où elle s'adonnait aux bonnes œuvres, ayant entre autre fait don de toutes les chaises de l'église. Sur la fin de sa vie elle se décida à donner son bien en viager aux Viviers, l'oncle et la tante de Me Duc le notaire, qui ne tardèrent pas à la prendre complètement chez eux. Elle était enchantée de vivre à Mostaganem mais elle ne dura pas longtemps ce qui fit aussi beaucoup parler à l'époque.

Quant aux Blisson, la fortune des Benoit ne leur profita pas et ils connurent toutes sortes de malheurs. Mais je me suis laissée emportée bien loin de mes souvenirs de petite fille !

[…]

Notre ferme, à l'époque à l'état d'embryon, était assez près d'une petite ferme, la première édifiée dans cette région, au milieu des figuiers de barbarie et appartenant à un ancien soldat du génie du nom de Bac ayant pour principale occupation la préparation de son absinthe dont il absorbait des quantités prodigieuses. Sa femme me faisait toujours beaucoup de fêtes et on trouvait aussi à côté de chez eux une négresse qui faisait ma joie. Prise dans une razzia par les troupes de Cousin-Montauban elle fut offerte en cadeau comme esclave à l'agha Ben Lazereg. Bien qu'ayant épousé un Arabe blanc elle se considérait toujours comme une chose appartenant à la famille Ben Lazereg. Forte comme un cheval et habituée aux plus durs travaux, elle manipulait les sacs de blé mieux qu'un homme.

A la ferme il y avait aussi un nègre, Paul, catholique sortant d'un des orphelinats fondés par Monseigneur Lavigerie à la suite de la terrible famine qui décima l'Algérie en 1867.

Mais l'âme de Rhama c'était Inguimberty, le gérant, un ancien ordonnance que ma mère n'avait jamais voulu admettre comme cocher bien qu'il fût loin d'être maladroit, ayant conduit des voitures de légumes jadis dans les rues de Marseille. Mais il ne pouvait s'empêcher de donner des encouragements verbaux à ses bêtes : « houp à hue ! hue ho ! ». Rien ne pouvait y faire.

Il était marié à une fille de Noisy me faisant toujours la politesse de m'offrir à téter, ce qui m'humiliait beaucoup mais amusait mes parents lorsque je n'étais plus en âge d'accepter.

[…]

Mon grand-père conservait la voiture de ma grand-mère, du genre dit « panier » ; la vannerie était couleur paille et les roues jaune foncé. On y attelait un magnifique cheval alezan du nom de Coco, très étoffé, qui avait coûté la somme de huit cents francs, très rondelette pour l'époque car c'était le prix d'un élève étalon. Il était très bien aussi et très doux mais hennissait aux juments.

Mon grand-père conduisait toujours lui-même pour se rendre à Noisy et trouvait tout naturel de se jucher sur le siège, même lorsqu'il y avait un cocher. Mais il préférait se passer de cette engeance qui, disait-il, n'était bonne qu'à écouter les conversations.

[…]

En fait, il s'agissait seulement de donner, à titre de concession gratuite à la veuve Pélissier de Raynaud, tous les terrains de l'ancien haras de Mazagran compris entre la route du haut, c'est à dire depuis le dépôt de remonte actuel jusqu'à la Salamandre avec la belle source qui arrosait copieusement l'ensemble en eau excellente. Mme Gand s'est vue enlever cette source pour cause d'intérêt public et elle fournit actuellement la ville d'Arzew après avoir donné une concession d'eau à toutes les communes entre Mostaganem et Arzew.

[…]

CHAPITRE II

[…]

D'ailleurs, quoique mes grands-parents fussent mariés sans contrat, la plupart des terres de mon grand-père à ce moment-là provenaient de concessions données par le maréchal Randon, et par conséquent sa propriété personnelle. Mes parents n'auraient d'ailleurs jamais eu l'idée de lui réclamer quelque chose mais quand maman trouva cinq mille francs cachés entre des chemises dans le linge de ma grand-mère, mon grand-père hésita à s'acheter une petite maison ou des terres.

Mon père lui conseilla des terres pensant qu'il trouverait-là une occupation salutaire dans l'agriculture pour laquelle il avait une passion, et ses premiers achats furent le noyau du Petit Rhama dont il a planté lui-même, de ses propres mains, tous les arbres du jardin, et bien d'autres morts aujourd'hui. C'était, avec les chevaux, la joie de ses vieux jours.

[…]

Je me souviens qu'un jour mon père organisa une promenade au Grand Rhama dans une ambulance du train attelée de quatre mulets à la daumont, comme il était réglementaire à cette époque. On avait invité les Vaudichon, et la pauvre Clairette, plus habituée au « train onze » qu'aux voitures, fut malade tout le temps de la route. Moi, mauvais cœur, j'étais toute fière de n'être pas malade alors que Clairette, de beaucoup mon aînée, avait un vrai mal de mer.

On déjeuna sous les caroubiers, où l'on fit plus tard le cimetière des bêtes, et je me souviens qu'à un moment je me perdit dans un champ de coquelicots juste au-dessus des caroubiers. On m'a rappelé cet incident bien des fois dans ma vie mais, hélas, je crois bien que de ce temps il ne reste plus que moi et Kadour Ben Aïssa pour nous en souvenir.

[…]

CHAPITRE V

[…]

Nos affaires traitées, nous reprîmes le train jusqu'à L'Hillil pour emprunter la diligence de Mostaganem, une petite diligence à cinq chevaux seulement conduite par le dénommé Charou, à la fois conducteur et postillon, homme complaisant plaçant toujours la chapelière de ma mère bien droite quoiqu'elle fût énorme et très incommode à charger. Sous prétexte que sa voiture était légère, n'ayant que le coupé et la rotonde appelée « intérieur » dans ce genre de véhicule, Charou avait toujours l'un de ses cinq chevaux en dressage et redoutait la côte d'Aboukir. Il s'en tirait bien d'ordinaire, mais mon père se souvenait qu'un jour en revenant de chasser à Bouguirat l'attelage avait « lâché » et peu s'en était fallu que la voiture n'allât dans le ravin. Heureusement Charou freina à temps et sut éviter l'accident mais mon père lui conseilla de demander un mulet pour mettre au milieu des chevaux, car cet animal a la réputation, bien usurpée, de toujours « cramponner ». Cependant les Messageries ne voulurent pas entendre parler de ce genre d'animal, très surfait d'ailleurs.

Charou est mort, il y a quelques années, receveur du marché couvert de Mostaganem.

[…]

Ce que je fus heureuse de retrouver mon grand-père qui avait eu soin de conserver tous les objets avec lesquels je m'amusais : une collection de petits graviers de mer, de coquilles de clovis et de bigorneaux, un petit camion chargé de deux fûts que je traînais partout, ma perdrix dans sa cage.

Il nous conduisit au Petit Rhama agrandi de deux chambres et alors on entrait du côté extérieur.

La haie de figuiers de barbarie commençait à pousser et on pouvait passer entre elle et la vigne, mais la fierté de mon aïeul c'était son jardin dans lequel il avait même planté des bananiers à mon intention et comme le vent les abîmait il avait fait construire un petit mur pour les abriter.

[…]

On s'installa comme on put pour trois ou quatre jours. Mon père nous ayant rejoints, grand-père donna son lit à mes parents et me prit avec lui, sur un matelas par terre. Mais il paraît qu'il ne dormit pas toute une certaine nuit où je m'étais installée sur sa poitrine car de crainte de m'éveiller il n'osa bouger. Malheureusement, nous ne devions pas rester longtemps à la campagne, ma mère trouvant l'installation du Petit Rhama par trop sommaire. Mais mon grand-père se trouvait très bien dans ces conditions, que ma mère jugeait insuffisantes, car il estimait que quand on a de l'eau bonne à boire, du pain et un toit au-dessus de la tête, on ne peut pas se plaindre et qu'il faut avoir été privé de ces trois choses pour savoir les apprécier. Ainsi, faisait-il sa toilette au bassin de la noria, mais pour ma mère il avait apporté de Mostaganem une cuvette qui servait également de saladier et pour tremper la soupe, sous le prétexte que les gamelles de campement servaient à bien d'autres usages. Il demandait :

-- Mais ma pauvre petite que te manque-t-il ? Tu as même un pot de chambre.

-- Une descente de lit.

Et peu après il revenait :

-- Tiens ma petite Ninoche, ce qui était le petit nom d'amitié de ma mère, en lui donnant triomphalement un sac à grain qu'il avait savonné et prévu pour cela.

-- Olivier est heureux, il n'a pas de besoins, soupirait mon père. En effet il était resté le même soldat d'Afrique, mettant en été son vin à rafraîchir dans des bouteilles habillées de vieilles chaussettes mouillées et son eau dans un bidon de soldat. Il en possédait même un autre qui m'amusait beaucoup, un vrai bidon de colonel avec trois compartiments : un grand pour le vin, un moyen pour le café et un petit pour l'eau de vie ; en dessous s'imbriquait un récipient en fer blanc servant soit à boire soi-même soit à faire boire les chiens à la chasse.

Mon grand-père et Jeanne se partageaient le soin de la cuisine, le premier étant, s'il m'en souvient bien, plus compétent que la seconde dont je me rappelle cependant la joie d'avoir réussi un poulet aux carottes. On cuisinait dans la cheminée ce qui n'était guère commode.

Au Petit Rhama, Fatma, la sœur des domestiques arabes de mon grand-père, s'occupait beaucoup de moi ce qui permettait à Jeanne de vaquer tranquillement aux tâches ménagères.

[…]

Le poulain péchard que j'avais nommé Jacobi, en souvenir du petit juif piailleur de l’Ajaccio, devenait fort beau et Bichette, pensionnaire au Petit Rhama depuis notre départ pour Batna, rendait paraît-il les plus grands services en tournant la noria que mon grand-père venait de faire installer par le père Loir. Seulement, les Arabes de mon grand-père travaillant au Petit Rhama lui avaient fait une toilette à leur goût en notre honneur, taillant deux ou trois escaliers sur le haut de la queue et teignant les extrémités des crins au henné.

Il y avait à ce moment au Petit Rhama un vieux et magnifique mulet du Poitou qui se mourait de vieillesse, pâturant en liberté dans les palmiers, mais ne pouvant plus se relever seul s'il lui arrivait de se coucher. Il avait fait la campagne du Mexique comme mulet de pièce d'artillerie de montagne et au retour il était venu en Algérie ; puis quand l'artillerie rentra en France il fut versé au train et réformé quelque temps après. Sur la recommandation du capitaine Teissier, mon père l'acquit pour la somme de quatre-vingts francs et il rendit à la ferme un excellent service sous le nom de Tringlot, jusqu'au jour où mon grand-père le prit pour tourner la noria. Les Arabes le soignèrent si mal qu'il fallut bientôt faire exécuter son travail par ma Bichette.

[…]

Un jour que grand-père m'emmena dans les sables où sont maintenant les amandiers il prit son fusil en m'assurant avoir chargé le mien avec du sel, et quand Pyrame leva un lièvre il me cria de tirer, en tirant lui-même sans que je le visse. Le lièvre tomba et j'ai cru longtemps que c'était moi qui l'avais tué, mon grand-père niant avoir tiré, disant que c'était mon fusil qui avait fait le bruit.

[…]

Au Grand Rhama je retrouvai mon âne Auguste, et grand-père occupait ses journées à me promener dessus. Quand je demandais : « Grand-père, fais-le courir, fais-le courir plus vite », il trottait derrière Auguste une badine à la main.

Je passais aussi des heures entières à contempler les six gros bœufs dans l'étable jouxtant la cuisine des Inguimberty : Lahouret qui était tout roux, Mascarit également joli avec son mufle rose de vrai garonnais, Brutus qui était bai brun, Gaspard de couleur mastic avec le tour des yeux noir ainsi que les extrémités et très mal cornu, mais j'ai oublié le nom du sixième.

Dans l'écurie suivante il y avait Pastora, la petite mule élevée à la maison et qui était de beaucoup la plus grande ; en ce temps-là elle était grise très foncée. Après, venait le Matchou, gris plus clair qui cumulait les fonctions de limonier avec celles de mulet de voiture ; c'était toujours lui qu'on attelait à la maringote. Puis Gazelle, une mule de devant, la meilleure de toutes, et Lisa la plus vieille ou du moins la moins jeune des deux baies un peu moins foncées ; toutes deux, ainsi que le Matchou, provenaient d'Affreville.

[…]

Il y avait alors au Grand Rhama un garçon nègre du nom de Paul qui avait été élevé dans un orphelinat de Monseigneur Lavigerie ; catholique et très bon ouvrier il me faisait bien amuser. Mais Inguimberty avait une petite bonne bien gentille du nom d'Assunssion qu'on me recommandait de fuir comme la peste parce qu'elle avait toujours mal aux yeux.

[…]

On venait de construire la grande cave du milieu, dont mon père était très fier car il en avait imaginé le plan pour lequel la charpente lui causa beaucoup de tintouin. Le choix de celle-ci, sur le modèle de celle de l'église de St Jean de Latran à Rome, lui avait été vivement conseillé par le capitaine du génie de Batna, M. Jeanson, qui lui en fournit le dessin sur un album que mon père fit copier par un joyeux, très habile dessinateur, qui y travailla durant trois mois dans le bureau voisin du sien. Méfiant, mon père commença par lui demander ce qui l'avait amené aux « Bat d'Af » en lui disant :

-- Vous allez me dire, comme toujours, que vous avez déserté mais je regarderai votre livret.

-- J'étais employé des Postes, j'ai mangé la caisse, répondit l'homme ; il paraît que c'était vrai, mais il avait aussi certainement travaillé chez un architecte.

            Ce pauvre Rhama s'édifiait morceau par morceau. Au fur et à mesure des économies sur la solde de mon père, on défrichait, on plantait un peu de vigne, on construisait un bâtiment, petit à petit mais d'après un plan général bien arrêté, alors que mon grand-père faisait venir un maçon au Petit Rhama : « Faites-moi une écurie de six mètres », ou bien : « Un petit mur jusque-là et haut comme ça », ce qui faisait que toutes ses constructions, aussi bien à Affreville qu'au Petit Rhama, avaient un air embrouillé, comme celui des fermes bretonnes.

[…]

A Rhama mon père avait quelques rabatteurs lui servant d'intermédiaires avec les Arabes, notamment un Bordgia du nom de Kadda bou Médine qui avait commencé par être son porte carnier, se mettant à l'eau pour deux sous quand il fallait récupérer les canards lorsque papa chassait aux marais, et Ben Chénine un petit bossu sans âge, fort instruit, vaguement marabout. L'un et l'autre avaient mission de signaler tous les terrains susceptibles d'être vendus dans le voisinage immédiat de la ferme et d'en rechercher les propriétaires véritables ; outre leur commission, mon père leur concédait un morceau de terrain à semer pour rien. Mais ils avaient souvent bien du mal à trouver le ou la propriétaire d'un neuf cent dix millième de trente-deux centiares et mon père ayant payé des terrains jusqu'à trois fois tenait à faire les choses le plus régulièrement possible ; sans compter que pour les biens de mineurs il fallait trouver le tuteur puis graisser la patte au cadi sans qui on ne pouvait rien, et je ne parle pas des femmes mariées au diable Vauvert. Ainsi, pour le Krabia, fallut-il payer le voyage à huit moukères depuis Mascara, dont l'une à qui revenait une somme de soixante-dix francs qu'elle ne vint pas toucher parce qu'elle était en prison pour infanticide et à qui on laissa son petit bout de terre sans le défricher, mais elle ne le réclama jamais. Heureusement que les terres ne valaient pas cher en ce temps où l'orge se vendait sept à huit francs le quintal et le blé une quinzaine de francs.

Quant au vin, la première récolte fut vendue vingt-cinq francs à un certain Dumas, gendre de Jouda, de Raisinville, mais il fit faillite et se suicida. Mes parents crurent bien avoir tout perdu, mais un jour le beau-père rencontrant ma mère sur la place de Mostaganem lui dit :

-- Madame, voila votre argent que vous n'avez jamais réclamé. Si tout le monde avait été comme le général, mon pauvre gendre n'aurait pas perdu la tête, il ne se serait pas tué et les affaires auraient très bien pu s'arranger. Aussi, avec ma femme, nous avons économisé pendant trois ans pour que vous ne perdiez rien.

Et il lui remit un paquet de petits billets de banque roulés dans un journal.

Remontée à Matemore, ma mère se mit à raconter la chose à mon grand-père, mais brusquement elle s'arrêta au milieu de sa narration et, se précipitant sur son chapeau, fila chez le Mozabite d'en face la sous-préfecture. On retrouva sous une pile d'étoffes le paquet de billets oublié par ma mère et cet honnête commerçant frémit en pensant qu'un client aurait pu s'emparer de ce précieux journal contenant trois ou quatre mille francs, dont on l'aurait immanquablement accusé du vol.

Mon grand-père attendit sans s'émouvoir le retour de sa fille et fut très étonné de l'honnêteté du père Jouda et encore plus étonné qu'il n'eut songé à demander un reçu à ma mère. Aussi, le lendemain, alla-t-il lui en proposer un mais le bonhomme refusa, disant que ce n'était pas la peine, étant dans son droit en ne payant rien il ne craignait pas qu'on lui réclamât deux fois.

Depuis, le vin se vendit de moins en moins : dix, douze, quinze francs. Quelques années se vendirent cependant vingt francs l'hecto et on se rappelait ce bon temps avec émotion.

[…]

Grand-père devait nous conduir au Petit Rhama où nous devions passer notre dernière nuit et M. Mugnier, venu à Mostaganem pour affaires, se chargea d'emmener Jeanne avec lui par la diligence du soir et de l'embarquer à Oran.

Nous partîmes donc quelques heures avant la pauvre Jeanne mais lorsque la voiture eut fait le tour du quartier et arriva en bas des escaliers, la pauvre fille qui guettait de la tonnelle n'y tint plus et eut alors l'idée, dit-elle plus tard, d'envoyer promener son fiancé, le cousin curé et toute sa famille. Elle se précipita pour rattraper la voiture mais grand-père l'aperçut et comme il ne tenait pas à me voir pleurer trop longtemps il administra au pauvre Coco qui commençait à devenir poussif un coup de fouet lui faisant prendre, pour un instant, ses brillantes allures d'antan. Jeanne ne put rejoindre la voiture.

[…]

CHAPITRE VII

[…]

A peine débarquées à Mostaganem, grand-père nous conduisit à la ferme où le pauvre Coco, bien que toujours beau, était devenu tout à fait poussif et devait être beaucoup ménagé.

Grand-père avait fait de nombreuses plantations pendant notre absence et sur ordre de maman je devais manifester mon étonnement émerveillé d'aussi loin que je pourrais.

-- Mais c'est mon bois d'amandiers, mes grenadiers; j'ai même des bananiers pour toi; le vent les démolissait alors j'ai fait construire un petit mur pour les abriter, répondit-il fièrement.

Nous nous installâmes comme nous pûmes au Petit Rhama mais comme des ballots remplissaient la première pièce maman ne fut pas longtemps à s'apercevoir que Fatma y était installée. Celle-ci m'apprit à faire des ruches à miel pour mes poupées avec des feuilles de palmier tressées, et confectionna même un bât pour mon cheval de carton.

Lors de ce séjour, j'échappai à un grave accident en jouant dans la cave du Petit Rhama où entrèrent en trombe deux bœufs, attelés à une charrue, ayant pris la mouche et éblouis par le grand soleil. Le joug des bêtes passa au dessus de ma tête sans que je les vis venir sur moi et l'Arabe de la ferme eut juste le temps de rejeter la charrue sur le côté en m'évitant ainsi d'être atteinte par le soc. Ensuite, il enguirlanda Mélie pour m'avoir laissée sans surveillance dans la cour et je m'attendais à une terrible mercuriale de ma mère, mais ils gardèrent tous deux un silence prudent et Fatma tenta de m'effrayer avec des histoires terribles sur ces animaux d'ordinaire si paisibles.

[…]

Au Grand Rhama on me menait avec précaution voir les cochons d'Inguimberty vivant dans un grand trou carré entouré simplement de planches, déchets des portes fendues. Ils pataugeaient dans une boue innommable et un berger nègre des Bordgias, Kouïder, les nourrissait de pleines musettes de jujubes dont ils se régalaient, pour un bol de café ou un morceau de pain.

Alexandrine, la femme d'Inguimberty, possédait un talent tout particulier pour accomoder les ressources du bled. Elle préparait des plats de céleris sauvages et des salades variées mais papa lui défendait sévèrement de me faire goûter à ses cuisines bizarres, lui prédisant qu'un jour elle empoisonnerait toute sa famille. Cela n'allait d'ailleurs pas toujours tout seul avec les garçons de ferme qu'elle devait nourrir, et ceux qui n'appréciaient pas ses légumes sauvages ne faisaient pas long feu, quelque bon ouvrier qu'ils fussent ; ainsi, depuis le départ du nègre Paul n'y avait-il plus guère à Rhama, comme garçon, qu'un certain Emile, dit Milou, tellement pochard que tout ce qui ne se buvait pas ne présentait pas d'intérêt pour lui. Un jour, cependant, mon père qui avait engagé un certain Chauvet à sa sortie du régiment pour ses qualités de vigneron, se fâcha très fort contre Inguimberty qui prétendait qu'il avait été consenti à ce garçon quarante francs par mois, alors qu'il était courant de donner vingt-cinq à trente francs, pour qu'il l'espionne. En réalité, Inguimberty le sentait capable de le remplacer le cas échéant et, craignant pour sa place, lui fit tellement de misères que ce pauvre Chauvet écrivit à mon père qu'il s'en allait, ne pouvant plus supporter les brimades du gérant.

[…]

CHAPITRE IX

[…]

On s'était aussi décidé à faire venir du vin de Rhama et je me rappellerai toujours l'arrivée de ce fût par un jour de chaleur si torride que les cercles de fer brûlaient les doigts quand on les touchaient ; mais, heureusement, le vin titrant près de quatorze degrés n'avait pas « bougé » et fut très apprécié, ce dont mon père conçut un grand orgueil de propriétaire. Ma mère déclara peu après que, depuis qu'elle ne buvait plus le vin du père Labarrère, elle n'avait plus mal à l'estomac.

[…]

Ma mère était enchantée de quitter Batna qu'elle détestait depuis le premier jour, mais papa était ennuyé de déménager pour si peu de temps, car il figurait au tableau pour divisionnaire. Cependant, après avoir fait fonction de divisionnaire pendant plusieurs étés il ne pouvait accepter les ordres d'un simple brigadier comme lui, et maman prétendit qu'il lui avait promis de ne pas rester vingt-quatre heures de plus que nécessaire à Batna. En fait, papa se félicitait, s'il obtenait Mascara, de pouvoir prendre quelques permissions « sous le manteau de la cheminée » pour aller à Rhama surveiller Inguimberty qui commençait à en prendre à ses aises.

[…]

CHAPITRE X

[…]

C'est que, à l'époque où mon père fit construire la partie centrale de la cave de Rhama, ne disposant pas des vingt mille francs qu'elle coûtait, il emprunta au père Denis qu'il remboursait un peu tous les ans. Mais si le père Lemoine ne présentait jamais une note en dehors du relevé annuel de décembre sans qu'on la lui demande, le père Denis, lui, présentait les siennes ; bien gentiment, il est vrai, mais cela ennuyait mon père aussi ma mère se chargea-t-elle d'emprunter cinq mille francs aux La Motte pour solder le compte du père Denis.

[…]

Mon père nous quitta, peu de temps après notre arrivée, pour aller faire la tournée de son commandement. On devait alors nous apporter du vin de Rhama et, maman voulant par la même occasion faire venir une vache de la ferme, je réclamais également à cor et à cri mon bourricot

[…]

CHAPITRE XI

[…]

Cette année-là, je me souviens que le 5 mai, à l'occasion de mes sept ans…

[…]

La même année, papa vendit la récolte d'orge de Rhama huit francs le quintal au cours d'un de ses voyages clandestins dont les généraux Détrie et Delebecque lui avaient dit de ne pas se priver.

[…]

A l'occasion de l'un de ses voyages à Rhama, mon père fut pris d'une violente migraine et ne put rentrer à Mascara. Pendant la nuit, alors que grand-père était sorti de la chambre un moment, mon père eut la sensation d'un frôlement contre le lit et, pensant au gros sloughi de Fatma, allongea le bras vers la descente de lit pour s'en assurer. Mais, saisissant à pleine main quelque chose qu'il crut être la cuisse du chien il lâcha de suite car l'animal était méchant et, abruti par le mal de tête, se rendormit.

Le lendemain, en s'éveillant, le souvenir de la nuit lui revint et en y repensant il se rendit compte qu'il n'avait pas saisi une patte de chien mais une jambe d'enfant. Or, à cette époque, Fatma avait adopté, par charité disait-elle, un petit albinos et mon père pensa que l'enfant qui y voyait très bien la nuit était venu par habitude chercher sa protectrice dans la chambre de grand-père. Mais il n'eut pas trop le temps d'approfondir ses réflexions car Inguimberty arriva avec la Maringote pour le conduire à la ferme Lochard, aujourd'hui ferme Thireau-Boriès, halte de la diligence de Perrégaux.

Un instant avant d'y arriver, papa voulut donner à Inguimberty cinq cents francs en dix billets de cinquante qu'il avait soigneusement enfermés la veille dans son  portefeuille, mais il n'y en avait plus que neuf ! Or le portefeuille avait passé la nuit dans la poche du veston suspendu au pied du lit, et papa réalisa alors que son visiteur nocturne n'était autre que le petit albinos venu commettre son larcin. Quand Inguimberty lui dit avoir vu Fatma, en arrivant au Petit Rhama par les jardins, gratter entre les pierres du mur de la bergerie, mon père n'eut plus de doute et lui ordonna d'aller voir dès son retour à cet endroit qui devait être une cachette. Naturellement Inguimberty ne trouva rien mais quinze jours après, de passage à Mostaganem, mon père signifia énergiquement à mon grand-père qu'il ne remettrait plus les pieds au Petit-Rhama, ni ma mère non plus, tant que cette clique y serait, parce qu'il ne voulait pas venir chez lui pour y être volé. Grand-père céda en disant :

--Trouve-moi un fermier français, je ne serai pas exigeant pour le prix. Prend quelqu'un qui te plaise,, cette ferme c'est pour vous mes enfants.

Mon père mit aussitôt Inguimberty en campagne et celui-ci ne fut pas long à découvrir un pauvre diable venant d'être saisi à Sirat. C'était un brave et honnête homme que les circonstances n'avaient pas servi.

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Une vingtaine d'années auparavant, deux ou trois vieux frères célibataires exploitant une grande ferme dans la plaine de l'Habra prirent à leur service une gamine de quinze ans, une fille Tabouret d'Aïn-Nouissy. Tout le village fit remarquer à la mère qu'elle avait tort car ces vieillards, surtout l'aîné qui était bossu, étaient fort débauchés et qu'aucune bonne ne restait chez eux sans mal tourner. Mais la mère répondit qu'elle savait ce qu'elle avait à faire. Le résultat, hélas, ne se fit pas trop attendre et une fille naquit. Le vieux donna alors quelques sous à la mère en promettant d'épouser la jeune maman et de reconnaître la petite.

Je ne me souviens plus s'il oublia sa promesse ou s'il mourut avant de pouvoir la tenir, mais la pauvre fille n'eut d'autre ressource que de laisser son bébé chez sa mère et de se placer chez Mme Cosman à Mostaganem, où elle resta huit ans. Puis, ayant quitté je ne sais pourquoi cette maison confortable, tout en conservant de bons rapports avec ses anciens maîtres qui lui rendirent bien des services par la suite, elle trainait la misère à Noisy avec sa petite fille lorsque Pedro Albaracine se mit en ménage avec elle, faisant ainsi une excellente acquisition. Il leur naquit un fils, Ernest, et ils vivaient d'une façon plus régulière que bien des ménages légitimes.

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Au moment où Inguimberty les amena à mon père, la fille, la jeune Angèle, venait d'épouser Elie Savournin, fils de la mère Bac. Les Albaracine firent bonne impression à mon grand-père qui leur loua le Petit Rhama pour six cents francs qu'ils s'engageaient à employer en défrichements jusqu'à un certain nombre d'hectares et, en fait, leur fit presque tout défricher. La femme promit à mon père de s'occuper de grand-père, de lui faire sa chambre et sa cuisine ; pour la chambre, elle la faisait en son absence, quant à la cuisine, il ne voulut jamais qu'elle la fît et quand il se rendait à la ferme il apportait dans sa besace un hareng saur ou un bout de fromage avec un concombre, une tomate ou un oignon et déjeunait ainsi sans déranger personne.

A leur arrivée à la ferme de grand-père, les Pedro Albaracine possédaient pour tous biens les meubles épargnés légalement par la saisie, une carriole antique attelée d'une vieille jument poussive qu'ils avaient pu cacher chez des voisins, ainsi qu'un vieux charriot et deux très belles vaches qu'on n'avait pu leur prendre car elles représentaient leur part de bénéfice dans le cheptel que leur vieille bonne femme de propriétaire de Sirat avait dit lui appartenir.

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Grand-père arriva, à cheval, un beau jour à Mascara où il n'était plus revenu depuis la conquête et ne s'y reconnaissait pas...

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Le lendemain, une charrette débarquant de Rhama apportait du vin.

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Papa eut alors l'idée de m'emmener à Rhama, au 15 août pour l'ouverture de la chasse et le début des vendanges. Ce fut délicieux. Marquis, naturellement, fut du voyage mais je ressentis un moment d'angoisse quand je ne le vis plus dans le compartiment car je crus qu'il était tombé sur la voie par les portières ouvertes, mais papa me rassura en me le montrant sous une banquette où il avait fui les mouches.

A Perrégaux nous prîmes la diligence et, tandis que mon père m'installait sur l'impériale avec lui, le conducteur hissa Marquis ce qui m'effraya un peu car je craignis qu'il ne le laissât tomber.

Inguimberty nous attendait à la ferme Lochard avec la maringote attelée de Matchou, le mulet blanc, portant au cou une magnifique grelotière avec poils de blaireau, ce qui se faisait de mieux dans le genre. Mon père fit remarquer à Inguimberty que c'était là une dépense aussi coûteuse que complètement inutile, alors celui-ci répondit que Matchou la devait à Emile, le garçon de ferme, qui l'avait commandée et payée de ses deniers ainsi que les trois rangs de grelots rajoutés au collier de charrette sur son ordre car il aimait beaucoup cet animal, et mon père s'étonna que cet ivrogne d'Emile pût aimer autre chose qu'une bouteille d'absinthe. Puis Inguimberty raconta que Pedro Albaracine était installé au Petit Rhama malgré tout ce que la clique de Fatma avait fait pour l'en dissuader, en particulier un des frères de celle-ci qui, de retour de Cayenne, tira des coups de fusil dont une décharge de plomb cribla la porte de la chambre du jeune ménage pour faire croire à une attaque de la ferme par une bande de voleurs. Cependant Pedro et sa femme se rendirent compte aussitôt que c'était un « fourbi arabe » et cela ne les empêcha pas de poursuivre leur installation.

Pendant le trajet, Inguimberty se déclara tout à fait satisfait des services des deux mules du Hodna envoyées par mon père et insista beaucoup pour en avoir une troisième.

Grand-père vint au devant de nous sur une pouliche gris foncé, dont il était très fier, fille de la vieille Bichette. Il dit qu'elle serait très bonne même si, malheureusement, elle avait la tête un peu forte, défaut compensé par un beau port de queue, et mon père s'extasia comme il convenait sur cette bête. Grand-père avait par ailleurs remplacé son épagneul Stop par un autre Stop vaguement pointer et vaguement bleu d'Auvergne, très jeune et très gentil avec qui je formais de suite une paire d'amis.

Le soir, grand-père fit le dîner et le lendemain, de grand matin, les chasseurs partirent en me recommandant de m'adresser à la femme de Pedro si je voulais quelque chose. Je me rendormis aussitôt et ce ne fut que fort tard que je m'éveillai complètement, me parlant doucement à moi-même car j'étais habituée à jouer seule et je me distrayais ainsi ; on disait que je tenais cela de papa qui, lui aussi, soliloquait bien souvent. La bonne femme m'entendit alors et vint s'assurer que je ne pleurais pas, puis elle m'apporta mon lait que grand-père avait mis au coin du feu, chez elle, avant de partir. Ensuite, elle versa de l'eau dans la cuvette pour me débarbouiller et me tendit une serviette pendue trop haut pour ma petite taille ; enfin, elle m'aida à m'habiller mais je n'osai lui demander de me peigner. Dans la journée, elle me montra quantité de choses très intéressantes : tout d'abord, dans un grand trou près du gourbi des Arabes, des lapins qui creusaient des terriers dans le tuf et qu'on ne voyait guère que lorsqu'on leur jetait à manger ; puis les petites vaches arabes du cheptel de grand-père et les deux belles vaches à lait, Rosette et Brunette, dont l'une avait une génisse noire nommée Finette et l'autre un veau roux acajou du nom de Bruno ;  ensuite, quelques chèvres, sa vieille jument alezane et Bichette, naturellement blanche comme toutes les juments d'Algérie.

Papa et grand-père revinrent avec du gibier dont ils donnèrent une partie à la femme d'Inguimberty en convenant avec elle que, le lendemain, tout le monde déjeunerait au Grand Rhama. Je passai encore tout l'après-midi à suivre la femme de Pedro qui me montra comment, avec de petites ficelles en palmier, son mari rempaillait les chaises et comment en unissant deux tresses d'alfa on confectionnait de solides courroies à condition de les mettre à tremper toutes les nuits. Pedro fabriquait aussi des cordes pour attacher les vaches, car maintenant le troupeau n'était pas en liberté comme au Grand Rhama où seuls les bœufs de travail étaient attachés. Et puis au Petit Rhama il y avait les moutons dont le fermier s'occupait beaucoup et, à côté de l'entrée, les cochons qui logeaient dans deux petites constructions édifiées par Pedro. Je m'amusais beaucoup à les voir dévorer les figues de barbarie qu'on leur donnait avec une pince faite d'un vieux cercle de barrique, et moi qui avais très peur des épines de ces fruits j'étais bien étonnée de voir ces animaux les dévorer avec la peau et les piquants.

Le lendemain, on m'emmena de bon matin au Grand Rhama. Comme grand-père s'était récusé pour me peigner et que papa essaya sans grand succès ils convinrent de demander à Alexandrine avec qui j'étais plus familière qu'avec la femme de Pedro, mais ce fut finalement une de ses sœurs, la femme de Remiro je crois bien, qui s'en chargea. Mon père se plaignait amèrement que toute la famille Soulevant vécût aux crochets du pauvre Inguimberty qui ainsi n'en avait jamais assez et réclamait sans cesse des augmentations de traitement, sans compter que les mules étaient tout le temps sur les routes pour mener tout ce monde à Perrégaux, Debrousseville, Mostaganem, ou autre lieu. A notre passage, Alexandrine n'hébergeait alors que deux de ses sœurs mais la famille était assez piteuse car Charles Soulevant venait d'être saisi à Debrousseville au moment où il pétrissait son pain, en plein jour car il aimait trop ses aises pour travailler la nuit comme font d'ordinaire les boulangers ; l'huissier consentit cependant à lui laisser prendre une chemise car la tenue de travail d'un boulanger se compose simplement d'un pantalon. Inguimberty ayant prêté de l'argent pour installer la boulangerie se fit inscrire sur la liste des créanciers et fut assez heureux de recevoir en paiement une pendule « cartel » avec des incrustations de nacre que, même si le mécanisme ne fonctionnait pas, toute la famille considérait comme une œuvre d'art. Pour la suspendre Inguimberty enfonça dans le mur une cheville de fer qui doit y être encore car elle aurait facilement supporté un bœuf !

A propos de bœuf, l'un des six gros bœufs, servant principalement à défoncer pour les plantations de vigne, étant mort, grand-père avait donné à papa, Lahouré, son ancien taureau méchant, en remplacement ce qui me fit longtemps réfléchir : comment, de taureau, cet animal avait-il pu devenir bœuf ? Les explications que me donnèrent papa et grand-père ne me satisfirent guère, l'un me disant qu'il était devenu moins méchant maintenant, l'autre parce qu'il travaillait à présent ; je pensais que les chevaux qui ne faisaient rien et ceux qui travaillaient s'appelaient toujours chevaux et cette question occupa bien longtemps mon esprit.

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Je me souviens aussi que le maçon Mathias se trouvait à Rhama à ce moment-là. Comme il venait de perdre sa femme il était accompagné par son tout jeune fils qui ayant vu la mule Pastoura se rouler au milieu de la cour se mit immédiatement à en faire autant. Cela amusa beaucoup papa qui me tendit alors vingt sous pour les lui donner, mais une sorte de timidité, une sorte de honte, m'en empêcha. Papa me dit qu'il fallait cependant m'habituer à donner, que le petit garçon serait bien content et que, dans ma situation, j'aurais plus tard bien souvent l'occasion de faire des largesses. Cela me fit longtemps réfléchir : une situation, Moi ?

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Le Rhama de cette époque se composait du bâtiment ouest à une seule pente de toiture abritant la chambre et la cuisine des Inguimberty, l'écurie des six gros bœufs, celle des mulets, le magasin à grains et la chambre des garçons de ferme. Puis on trouvait le puits avec ses deux piliers reliés par une barre de bois supportant la poulie, et enfin les deux vieilles caves jumelles.

Au moment des vendanges, les charettes de raisin attelées à quatre bêtes entraient dans celle du milieu, alors seulement meublée par les foudres du fond, pour être déchargées. Les corbeilles qu'elles contenaient étaient descendues et vidées dans des comportes en tôle que l'on hissait au moyen d'une poulie au haut des foudres où était installé le fouloir. Le plus dur consistait à faire passer le fouloir d'un foudre à l'autre en le faisant glisser sur deux madriers ; et encore, à ce moment-là, n'était-ce rien car plus tard il y eut le fouloir-égrappoir beaucoup plus lourd. Ah, si aujourd'hui il fallait exiger de tels efforts de nos ouvriers qui sont cependant autrement payés que ceux de cette époque..., c'est peut-être d'ailleurs ce qui les rend si difficiles.

J'avais la permission de manger tous les raisins que je voulais, et j'en profitais, mais Inguimberty me surveillait du coin de l'œil et de temps en temps me criait :

-- Ne mangez pas de ça c'est du bouschet, ça ne vaut rien. La corbeille à côté c'est du grenache, c'est bon, ou bien : Prenez plutôt celui-là c'est du gros carignan, et les Arabes me donnaient chacun une grappe d'autant mieux choisie que les vieilles vignes de Rhama, provenant de plants garantis sélectionnés par le père Tarbouriech, offraient le plus beau mélange qu'on pût rêver.

Au jour convenu tout le monde déjeuna dans la cuisine de Rhama. Le menu se composait des perdreaux rôtis tués la veille et d'un macaroni à la tomate dont on donna le restant de la casserole aux chiens parmi lesquels un petit chien arabe, répondant au nom de Canaillou, ressemblait tout à fait à un chacal et sympathisa beaucoup avec moi au point de rendre Marquis jaloux.

Je serais volontiers restée à Rhama mais papa devait rentrer à Mascara et l'idée de retrouver ma petite sœur me désolait. Si, en m'éloignant, on avait cru modifier mes sentiments on n'avait guère réussi.

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En nous accompagnant à la diligence avec la maringotte, Inguimberty se trompa de route dans les palmiers de la petite ferme et tout d'un coup nous sentîmes une odeur épouvantable. Papa jura :

-- Nom de Dieu, ça sent la charogne !

-- C'est un bœuf du colonel, j'ai pris trop à droite, répondit Inguimberty sans s'émouvoir et de ce jour date ma peur des bêtes mortes, car j'eus pour la première fois la  révélation de la destruction des corps dont le spectacle était affreux ; je demandai force explications à papa.

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Le départ de la classe approchait et nous n'avions toujours pas de cocher assuré. Le colonel Pouléan qui désirait nous en fournir un bien stylé, genre grande maison, conseillait d'attendre le nouveau contingent mais cela ne faisait pas l'affaire de ma mère qui demanda à Emile si, parmi ses camarades, il n'en connaîtrait pas un qui ferait l'affaire. Comme il répondit que son ancien voisin de lit au quartier des « chass d'Af », un jeune homme de l'Aude comme lui, un brave garçon cultivateur sachant mener les chevaux, serait probablement heureux de devenir ordonnance, mon père lui demanda de le lui amener après la soupe. L'air franc et la mine réjouie de ce garçon, originaire d'un petit village de montagne appelé Villerouge, plurent tout de suite à mes parents qui chargèrent le colonel Pouléan de lui faire donner quelques leçons par le cocher du break. En peu de temps il fit un parfait ordonnance et ce fut ainsi qu'Auguste Fraisse entra à notre service où il resta douze ans.

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Ma mère se contenta donc de l'emmener en voiture cueillir des genêts blancs aux dunes d'Ouréah

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On fit donc venir de Rhama la vieille Elisa ayant produit autrefois le lait pour mes biberons, et elle arriva un beau jour attachée derrière le tomberau que conduidait Emile qui, par hasard, n'était pas saoûl. Dans le tombereau se trouvaient diverses provisions et le veau de si belle venue qu'il avait comme collier une entrave dans laquelle Emile avait été obligé de percer un trou.

A cette époque, les vaches de Rhama vivaient en liberté dans une zériba de jujubiers où on ne leur mettait jamais de paille, hors les jours de par trop mauvais temps où le berger refusait de les garder au pâturage, et elles avaient pour couverture le soleil ou la pluie. Aussi, toutes les fois qu'il faisait un gros mauvais temps, mon père pensait-il à ses vaches et soupirait-il après le temps où ses finances lui permettraient de les mettre à l'abri, et lorsque la pauvre Elisa se vit sur une bonne litière avec du bon foin et un seau de son sous le museau sans doute se crut-elle revenue aux heureux temps de Mostaganem. Hélas, la pauvre bête dut ensuite trouver son sort plus dur !

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Afin d'entreposer les meubles ne devant pas partir pour la France avec nous, mes parents firent construire, à Rhama, une chambre adossée à celle d'Inguimberty qu'elle dépassait un peu dans la longueur, ce qui en plaçait la porte d'entrée dans la cuisine du gérant. Ce fut Mathias qui la construisit pour le compte du père Denis, l'entrepreneur, et, à cause de l'anecdote de la pièce que j'avais honte de donner à son petit garçon, je me souviens qu'il y travaillait lorsque j'accompagnai papa à Rhama après la naissance de Renée.

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CHAPITRE XII

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A Mostaganem, nous nous installâmes du mieux qu'il était possible. Papa et maman occupèrent l'ancienne chambre de ma grand-mère, grand-père fut très heureux d'accueillir mon petit lit dans la sienne, et Cétéra retrouva sa place habituelle sur le divan de l'antichambre…

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Les meubles qu'on n'emportait pas en France, dont le lit d'acajou et une petite armoire, rejoignirent Rhama où nous allâmes ensuite passer une journée pour installer tout cela dans la nouvelle chambre. A peine étions-nous arrivés que, s'emparant d'un sécateur, Auguste partit tailler la vigne. Mon père et Inguimberty admirèrent son travail, mais lorsqu'il demanda à rester à Rhama, mon père, à son grand regret, le lui refusa car il craignait de confier les juments au tringlot qu'il ne connaissait pas et que celui-ci fît du fourbi avec les rations ; de plus, ma mère voulait garder Auguste pour la voiture. En rentrant à Mostaganem, ce dernier conta la chose à Emile, le valet de chambre, qui s'offrit à aller tailler la vigne car c'était son métier, et cela lui faisait plaisir. Mon père accepta aussitôt, d'autant plus qu'Emile taillait aussi bien que son camarade.

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Il y avait alors à Rhama un jeune garçon de dix-sept ou dix-huit ans venu en droite ligne des montagnes du Gard, et nommé Marcellin Bacalerie, dont mon père était très satisfait et dont mon grand-père faisait grand cas.

Quant au vieil Emile, il quitta le domaine après que papa, l'ayant chargé de conduire à Perrégaux une charrette tirée à quatre bêtes, vit revenir seules vers cinq heures du soir, à la file, trois mules de l'attelage avec les traits de la dernière soigneusement accrochés à son collier. Mon père était aux cent coups lorsque trois heures plus tard, à la nuit noire en cette saison, arriva le lourd véhicule traîné par le seul Matchou, le mulet blanc, à demi mort de fatigue d'avoir tant peiné dans les mauvais chemins des Bordjias. Emile, ivre mort, dormait entre les ridelles ; un mauvais plaisant, en rencontrant cet équipage sur la route, lui avait fait la blague de décrocher les trois bêtes de volée sans qu'il s'en aperçût.

Mon père, furieux à l'idée qu'on aurait pu facilement voler les mules, donna l'ordre à Inguimberty de payer immédiatement ses huit jours à « cet ivrogne d'Emile » qu'il ne voulait pas voir vingt-quatre heures de plus à la ferme. Cela n'alla cependant pas sans objections de la part du gérant et de sa femme, consternés par la décision de papa :

-- Un garçon si peu difficile pour la nourriture.

-- Cela je m'en fous, envoya-t-il sèchement à Alexandrine pour lui clouer le bec. Puis s'adressant à Inguimberty :

-- Je ne comprends pas que vous ayez gardé si longtemps un pochard pareil quand vous pouvez avoir des jeunes gens intelligents et adroits comme Marcellin. D'ailleurs, pour lui montrer que je sais reconnaître sa bonne conduite vous lui donnerez désormais trente-cinq francs par mois au lieu de trente.

Cette bienveillance de mon père sonna la condamnation du pauvre Marcellin car, à partir de ce jour, les habitants de la ferme l'accusèrent d'avoir divulgué à mon père les habitudes d'intempérance d'Emile. Le ménage Inguimberty, les filles Soulevant pour lesquelles il ne constituait pas un parti assez relevé, tout le monde lui rendit la vie insupportable si bien que, à peine eûmes-nous quitté Mostaganem, le pauvre Marcellin déclara à mon grand-père qu’il allait se placer à Perrégaux.

[…]

Vers la même époque, maman entreprit de me faire apprendre le piano, car elle regrettait toujours d'ignorer cet art d'agrément, et elle chargea de ce soin notre voisine, Mlle Rocafort, mais la pauvre demoiselle dut avouer au bout de quelques jours que j'avais bien peu de dispositions ; elle continua néanmoins à me donner des leçons auxquelles Fortuné me conduisait deux ou trois fois par semaine en allant au marché, et la bonne des dames Rocafort me ramenait ensuite à la maison.

Plus tard, cette dernière, une brave fille, épousa un maçon nommé Belso, et ils tinrent pendant quelque temps les bains de Noisy pour les Savournin. Ils sont maintenant à Mostaganem où elle est devenue une petite vieille avec de jolis bandeaux blancs ondulés, et elle m'arrête de temps en temps au marché pour me parler de feues ses patronnes ; c'est une Espagnole de la bonne espèce.

Mlle Augustine n'ayant pas voulu faire payer ses leçons de piano, quand nous partîmes pour Chambéry mes parents lui firent porter une bordelaise de vin qui fit très plaisir à ces dames, bien que ce liquide ne fut pas alors d'un bien grand prix.

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Trois fois par semaine grand-père partait de bon matin pour le Petit Rhama, et ces jours-là je m'embêtais considérablement. Une fois il rapporta un morceau de beurre frais que la mère Pedro Albaracine lui avait donné pour moi, et au dessert il me fit une tartine qu'il beurra des deux côtés.

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Pendant le séjour de mon père en France, Fortuné revint un beau matin du marché en annonçant que le père Rossignol était très malade à sa ferme de Noisy et que sa femme venait de partir à son chevet dans une voiture de place. Puis grand-père arriva et confirma la mort, la veille au soir, de M. Rossignol. Cette nouvelle impressionna d'autant plus ma mère qu'à cette époque elle craignait toujours de tomber malade à Rhama, loin de tout secour médical. Les David et Cosman répandirent immédiatement à travers toute la ville qu'il s'était suicidé par crainte de la plainte qu'ils étaient fondés à porter contre leur ancien caissier-comptable ; mais ce ne pouvait être vrai car celui-ci s'était acquitté envers eux en leur abandonnant sa belle villa de St-Jules où Mme David habita ensuite jusqu'à sa mort. D'ailleurs Inguimberty attesta que M. Rossignol ne s'était pas suicidé, car un Arabe était venu le réveiller à dix heures du soir en demandant du thé de la part d'Hippolyte Savournin, gérant de la ferme Rossignol. Or, d'après les explications fournies par le commissionnaire sur l'état du malade, Inguimberty jugea le cas assez grave pour, en bon voisin, devoir aller se rendre compte par lui-même ; comme il n'avait pas de thé il pensa qu'une tisane quelconque ferait l'affaire. En arrivant il trouva Hippolyte et sa femme en train de frictionner leur patron qui ne donnait plus signe de vie, avec de l'eau de vie camphrée. Inguimberty renvoya aussitôt l'Arabe à Rhama pour demander de la farine de moutarde à Alexandrine, mais tout fut inutile. Savournin s'arracha les cheveux en refusant d'admettre, non plus que sa femme, que ce pauvre Rossignol leur avait claqué dans les doigts sans qu'ils s'en aperçussent. Alors, pour les convaincre, Inguimberty fit rougir au feu un bout de fer dont il toucha les pieds du mort qui, naturellement, resta insensible ; mais cette histoire de fer rouge me fit longtemps frémir.

Le médecin amené par Mme Rossignol diagnostiqua la congestion qu'Inguimberty avait décelée dans son bon sens de paysan ; cependant cela n'empêcha pas les langues de Mostaganem de marcher à la suite des médisances des David et Cosman.

[…]

Par la suite, étant venue d'Alger voir ses enfants à Mostaganem, Mme Colonieu résolut de rendre visite à ma mère qui se trouvait à Rhama. Son fils aîné chez qui elle était descendue avenue Raynal, prévoyant quelque incident de route fâcheux, se récusa en prétextant le mauvais état de la route et le grand âge de son cheval. Mais son gendre qui possédait une jument fameuse à vingt lieues à la ronde crut devoir s'exécuter, bien qu'un homme comme il faut et aussi correct que M. XXX ne fût pas tres enthousiasmé de promener un pareil phénomène. Il alla donc un beau jour après déjeuner chercher sa belle-mère avenue Raynal pour la conduire à Noisy. Mme Colonieu narra ainsi la chose à ma mère : « Il faisait très chaud et je voulais passer en ville acheter quelque chose pour boire en route mais mon gendre ne voulait rien entendre, prétextant la longueur de la route ; je vous demande un peu, avec une jument comme la sienne ; mais les messieurs ne sont pas complaisants. A force de réclamer, je parvins cependant à le faire arrêter à la brasserie Meyer et à le décider à aller m'acheter une bouteille de pipermint. Pendant ce temps je tenais les guides bien comme il me l'avait demandé, mais, je ne sais pas comment cela s'est fait, la jument est allée dans le fossé et a cassé un brancard contre le mur. Quand Georges est revenu avec la bouteille de pipermint, je voulais qu'il prenne une autre voiture pour aller vous voir mais il m'a répondu ; Ah non ! il y en a assez pour aujourd'hui. Il n'y a pas à dire, les hommes ne sont pas complaisants. »

Pauvre Georges, il devait être bien malheureux de nous amener sa belle-mère avec cette bouteille qui aurait certainement été vide avant d'arriver à Rhama.

[…]

CHAPITRE XIII

[…]

Un matin, en ville, papa fut très étonné de rencontrer Inguimberty et sa femme avec un ou deux gosses. Ils parurent très ennuyés de le voir, mais mon père les amena déjeuner à la maison, et en chemin Inguimberty lui avoua qu'il était venu... en justice pour avoir rossé sa belle-mère à coups de nerf de bœuf.

Une des filles Soulevant ayant mal tourné, Inguimberty ne voulait plus en entendre parler. Comme elle s'était installée à Perrégaux où elle se faisait entretenir par un entrepreneur marié, du nom de Tessier, et que la mère Soulevant lui servait de... bonne, notre gérant avait alors coupé net les subsides bénévoles qu'il servait à la bonne femme. Quand celle-ci vint l'engueuler à Rhama elle fut reçue comme je l'ai dit, mais un fils Tessier qui la conduisait en voiture fut témoin de la râclée, cependant qu'au tribunal tous les Arabes de la ferme soutinrent Inguimberty. Bref, ce dernier venait d'être condamné à servir trente francs par mois à sa belle-mère, mais la trouvait fort mauvaise. Sa femme protestait encore plus que lui et, avant de nous quitter, tous deux réclamèrent de l'augmentation, non pas certes à concurrence des trente francs de la mère Soulevant qu'ils étaient bien disposés à ne jamais payer, mais parce qu'Alexandrine ayant maintenant trois enfants ne pouvait plus se passer de bonne. Mon père demanda à Inguimberty si sa mère à lui avait une bonne :

-- Non, Mon Général.

-- Et combien étiez-vous ?

-- Sept, Mon Général.

Naturellement, à la veille de partir pour la France mon père fut forcé d'accorder l'augmentation, mais à partir de ce jour il se promit bien de balancer Inguimberty dès qu'il serait en retraite et pourrait s'occuper de Rhama de plus près. Grand-père qui n'avait pas ouvert la bouche de toute la discussion était indigné contre cette fainéante d'Alexandrine.

[…]

Mon grand-père me fit faire une dernière et longue promenade sur mon bourricot Auguste qui devait regagner Rhama, et par un beau matin Marcellin arriva de Rhama avec un chariot. On y installa très proprement le veau puis la brebis hissée par Marcellin après que je lui eus fait des adieux déchirants avec force baisers en suppliant qu'on me permît d'emmener cette pauvre Rachel en France. Elisa, la vache qui m'avait servi de nourrice, fut à son tour attachée avec Auguste derrière le chariot, et le tout partit pour Rhama. Je sanglotais et grand-père avait beau me dire que Rachel serait plus heureuse en liberté au Petit Rhama où d'autres brebis lui tiendraient compagnie, où elle aurait de l'herbe à manger et où la mère Pedro la soignerait bien, mais je savais bien que les brebis de Pedro n'avaient pas d'orge, pas de son et que le pain leur était inconnu, quant à la litière...

[…]

CHAPITRE XIV

[…]

De Paris, maman me rapporta également un manteau marron et un parapluie dont j'aurais été très fière s'ils n'avaient eu pour destination de me servir pour l'école, car elle avait décidé de me mettre au Sacré-Cœur. Cela ne me convenait pas du tout mais en attendant on me fit donner des leçons par le sergent-secrétaire nommé Crochat, qui m'initia à l'art des divisions. Avec lui je travaillais très bien, mais papa ayant découvert qu'il était un dessinateur de premier ordre se dépêcha de lui faire tracer force plans pour Rhama, d'autant qu'il était libérable au mois d'octobre et devait travailler aux Ponts-et-chaussées où il se destinait au métier de conducteur.

[…]

CHAPITRE XV

[…]

Papa nous raconta qu'Inguimberty avait clabaudé dans tout Mostaganem que si on ne le rémunérait pas trois cents francs par mois on pourrait se chercher un autre gérant. Mon père questionna Navarro qui confirma le fait en ajoutant avoir été très scandalisé une semaine auparavant quand il l'avait averti alors qu'il passait devant sa boutique :

 -- Le colonel Pobéguin vous cherche partout, il vient de passer par-là, vous pourrez le rattraper. Inguimberty répliqua :

 -- Si le colonel a besoin de moi, il saura bien me trouver, et il avait continué son chemin.

Outré d'une pareille désinvolture Papa répondit à la demande des trois cents francs en envoyant son congé à Inguimberty, ajoutant qu'il ne donnerait jamais à un gérant les appointements que son officier d'ordonnance touchait du gouvernement. Alors Alexandrine, qui avait tout fait pour en arriver là, fit intervenir auprès de mon père pour son mari tous les gens de connaissance, y compris le père Navarro qui, lui, s'y refusa. Bonnafous, le foudrier, répondit à cette commère qu'elle avait poussé Henri tant qu'elle avait pu et qu'elle n'avait qu'à l'arrêter maintenant qu'il était emballé. Grand-père estimait qu'Inguimberty était un bon travailleur mais que sa femme était une sacrée fainéante qui dérangeait tout le temps les ouvriers pour qu’ils lui portent de l'eau, du bois, et n'était pas capable de conduire une mule pour aller au marché de Noisy.

Papa donna la place à Auguste Fraisse avec ordre de se marier le plus vite possible. Celui-ci accepta d'autant plus vite qu'il avait déjà jeté son dévolu sur Louise Meilland, fille d'un margis de gendarmerie et petite-fille de la mère Corbobesse, l'aubergiste à la cuisine renommée. Papa espérait beaucoup des conseils avisés de la mère Meilland pour la bonne conduite du jeune ménage.

[…]

Yvonne O'Neill
Baronne Jacques de Montfort
 

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