Histoire avant 1848
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Vie des Communautés
Centenaire 1914-1918

ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie

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VISITE DE PIERRE-FERDINAND VELLARD

CHEZ SES ONCLE ET TANTE LANGLOIS, COLONS A AÏN-NOUISSY

AOUT 1854

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L’auteur, ancien notaire désireux de s’installer comme colon dans la province d’Oran, fait un premier voyage en Algérie pour trouver sa future résidence. C’est à cette occasion qu’il rend visite à la famille de sa femme. Ci-dessous, les passages en italique sont de la main de l'auteur, les autres passages sont de la main de son petit-fils qui synthétisa certaines parties des mémoires. Ce texte est tiré de l'édition familiale.

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Il ne veut pas retourner à Paris sans avoir visiter M. et Mme Langlois, colons à Aïn-Nouissy1. Il s'agit de l'oncle et de la tante de sa femme. Mme Langlois est en effet la sœur de Mme Morlière, toutes deux filles du docteur Martineau, de Villeroy près de Meaux en Seine-et-Marne, qui a eu huit enfants, lourde charge à l'époque pour un petit médecin de campagne. Angélique Martineau en épousant M. Morlière a tiré un meilleur numéro que sa sœur, mariée à M. Langlois. Ce dernier, qui tenait un commerce d'épicerie, a dû l'abandonner malgré l'appui financier de son beau-frère et prendre un emploi à mille cinq cents francs par an dans une maison de roulage à La Villette. Pendant ce temps, sa femme tenait un petit magasin de lingerie et mercerie dans le même quartier. Ils avaient trois enfants, deux filles2 élevées dans un pensionnat de Versailles aux frais communs de leur oncle Martineau, docteur à Meaux, et de leur tante Morlière, et un garçon plus jeune que ses sœurs. Ils étaient donc dans cette situation, bien modeste et assez pénible, quand ils purent obtenir en 1848 une concession en Algérie, dans le village d'Aïn-Nouissy, où ils vont recevoir la visite du mari de leur nièce Edma Morlière.

Pierre-Ferdinand Vellard part donc de Sidi-Bel-Abbès pour Oran par la diligence, comme à l'aller. Il n'y a d'ailleurs pas encore de chemin de fer. Le dimanche 20 août, départ pour Mostaganem à 3 h. et demi du matin ; bientôt le jour paraît ; la route n'est pas bonne, le pays que l'on traverse n'est pas beau.

On s'arrête un instant à Arcole village sur la route, construit depuis 1848. On laisse à gauche la montagne des Lions et on arrive à Saint-Cloud, autre village de 1848. Celui-ci a une certaine importance, c'est un chef-lieu de canton. On relaie et change de voiture. La route devient meilleure et les chevaux valent mieux que ceux d'Oran. Nous filons vivement vers Arzew où nous nous arrêtons un instant, environ un quart d'heure, en face du pont qui est beau. La vue de mer donne du pittoresque au pays. Nous atteignons ensuite Saint-Leu, aussi village de 1848, puis après c'est la Macta possédant pour toute habitation deux auberges où l'on déjeune et relaye. Depuis Arzew, de la route on n'aperçoit pas les bords de la mer tant les côtes sont ici très basses. Le pays est beau mais la route est mauvaise et tellement ensablée que les chevaux ont bien de la peine souvent à se traîner au pas; montant au-delà de la Macta nom que prend aussi la réunion des rivières Habra et Sig (la Mekerra de Sidi-Bel-Abbès), et exutoire des marais de ce nom.

Enfin, après avoir continué pendant plusieurs longues heures le voyage à travers de vastes solitudes aussi peu récréatives que celles de Saint-Leu à la Macta, si ce n'est qu'on a toujours à gauche la mer immense sur un, deux ou trois kilomètres ou parfois plus et que l'on traverse les bois de la Macta qui ne sont autre chose que de hautes broussailles, on arrive vers 2 heures à La Stidia, village de 1846 entièrement habité d'Allemands3. Ce village est assez animé et ses habitants paraissent dans l'aisance

C'est là que je dois quitter la voiture pour aller à Aïn-Nouissy, situé à 6 kilomètres à droite de la route, voir la famille Langlois. Mais auparavant, leur gendre, habitant Paris après avoir habité Aïn-Nouissy m'avait prié de donner des nouvelles de son enfant à la femme d'un Allemand qui avait été sa nourrice. J'y vais et ne parvins qu'à grand peine à me faire comprendre du mari de cette femme qui ne comprenait guère mieux le français que celle-ci qui ne le comprenait pas du tout. Obligé de faire à pied mes six kilomètres par 35° de chaleur au moins, je laisse chez ces gens, mon portemanteau pour l'envoyer chercher le soir ou le lendemain matin.

Après avoir monté des hauteurs couvertes de broussailles dépendant de la prétendue forêt de la Macta et parcouru un plateau par un assez bon chemin, quoique ensablé comme la route de Mostaganem, j'aperçois sur ma gauche un village avec de blanches maisons réparties en plusieurs rues parallèles, que je peux distinguer, et dont celle du milieu, plus large, est plantée d'arbres. Je suppose que c'est Aïn-Nouissy et je descends dans cette direction. A un demi-kilomètre, je rencontre un brave homme qui me confirme dans mon opinion et m'indique la maison des Langlois, la première en entrant dans le village.

On vient de voir que cet habitant d'Aïn-Nouissy qu'il a rencontré est un brave homme, ce qui a un certain air de condescendance alors que lui-même doit être également un colon bientôt, et il ne considère pas mieux ses parents qui l'accueillent chez eux.

La mère Langlois, habillée d'une robe de toile bleue et coiffée d'un bonnet assorti, ne me reconnaît pas d'abord, mais enfin le son de ma voix lui révèle mon individualité. Ce n'est pas, pourtant, que je fusse changé depuis six années qu'elle ne m'avait vu, mais je portais alors les cheveux longs et de gros favoris et elle me voyait avec des cheveux courts, de longues moustaches, une impériale, sans favoris ; et puis elle n'avait pas été prévenue de ma visite à laquelle elle était loin de s'attendre.

Le père Langlois survenant ne me reconnaît pas davantage et eût cherché longtemps avant de trouver. Il est vrai qu'il ne m'avait vu qu'une seule fois en 1847.

Leur fils Victor arrivant ensuite me reconnaissait immédiatement ; il était venu à Paris deux ans auparavant.

Je trouvais, de mon côté, la mère Langlois fort vieillie ; le père Langlois encore plus : il est vrai qu'il était atteint de douleurs, n'était sorti de son lit que depuis quinze jours et ne marchait encore qu'avec une canne. Mais Victor rachetait par sa vigueur la décrépitude anticipée de ses parents. Il est décidément sans pitié.

On lui fait faire bien entendu le tour du propriétaire. Il me fallut visiter immédiatement les sept vaches, les deux bœufs, les deux chevaux, les cochons et les poules ; toutes ces bêtes me parurent bien tenues. Mais je ne fus pas enchanté de l'établissement Langlois : une maison dont le plafond est formé par la toiture, pas de carrelage, deux pièces principales auxquelles on a ajouté, depuis, un petit silo et une petite cuisine avec four, une petite cour et de mauvais hangars, à peine couverts, l'entourant en partie, avec un jardin assez mal tenu que je vis le lendemain, en même temps que quelques terres qui ne peuvent être qu'en bon état de culture autant que j'en pus juger à cette époque de l'année.

Il n'est donc pas enchanté de l'installation, mais un colon qui débute ne peut pas être du premier coup logé sous des lambris dorés. Quand lui-même aura mis la main à la pâte, le futur colon qu'il est encore en rabattra certainement.

Je restai à Aïn-Nouissy toute la journée du lundi 21 août que j'employais à visiter les environs et le jardin avec le père Langlois, à causer, à faire la sieste de midi à 3 heures, et au total à m'ennuyer

Le lendemain 22 août, Victor Langlois partant ce jour-là à 5 heures du matin avec sa voiture chargée de paille pour Mostaganem, je montai sur cette voiture et fis ainsi les quatre lieues du trajet d'Aïn-Nouissy à Mostaganem, en passant par Rivoli, autre colonie de 1848 qui me parut être dans de biens meilleures conditions sous le rapport de la culture, de la qualité des terres, de la tenue des maisons qu'Aïn-Nouissy d'ailleurs à peu près privé d'eau.

Après Rivoli, situé à deux lieues de ce dernier village dont il est séparé par une petite montagne et un pays boisé, on rencontre la fertile vallée du Nadour, voisine de celle plus fertile encore des Jardins. On approche de Mostaganem au milieu de plantations magnifiques de vieux figuiers et près de Mostaganem de quelques orangers, ainsi que de bananiers. Avant d'arriver, on trouve, à gauche de la route, le haras ou dépôt d'étalons.

Mostaganem a quelque chose de la physionomie d'Oran, à cette différence qu'il n'y a pas ou peu de montées et de descentes. Mais, situé à un kilomètre du bord de la mer, la ville est loin d'avoir le charme d'Oran. Il n'y a pas d'autres promenades pour les habitants que la place de l'église plantée d'arbres et entourée de belles maisons avec arcades comme la place Royale à Paris4 .

La ville est divisée en deux quartiers séparés l'un de l'autre par un ravin garni de jardins potagers et où se trouve un cours d'eau servant de moteur à un moulin à blé ; le tout à peu près de même qu'à Oran. Plus loin, au-delà du ravin, vers la mer, est le quartier arabe ou mauresque ; le Mostaganem d'avant la conquête.

Arrivé la veille vers 11 heures, j'avais eu à faire connaissance avec la ville, et j'avais remis au lendemain matin la visite au notaire pour m'informer des propriétés rurales qui pouvaient être à vendre. Je crois avoir déjà dit qu'en Afrique et pendant les chaleurs, les bureaux arabes sont fermés de 10 heures à 12 heures : c'est le temps du déjeuner et de la sieste. Pour la première fois, j'avais remarqué en déjeunant avec Victor Langlois que je n'avais pas autant d'appétit qu'à l'ordinaire. A dîner, il me fit presque entièrement défaut ; me promenant au bord de la mer, j'éprouvai de la faiblesse. Je me couchai de bonne heure, car j'avais mal dormi la nuit précédente par suite de lourdeurs d'estomac que j'attribuai aux pastèques et au mauvais dîner de lièvre et de pain tendre que la mère Langlois avait fait avec de la farine avariée et dont elle avait manqué la cuisson. Je fus réveillé dans la nuit par des embarras intestinaux. Comme j'avais emporté un paquet de poudre de Sédlitz, j'en fis dissoudre et en avalai le matin un verre, puis au lieu de rester couché et d'attendre l'effet, j'allai me promener dans le ravin avec l'intention de me débarrasser des effets de ma médication, ce qui eut lieu, en effet, mais incomplètement ; j'éprouvai bientôt une grande faiblesse et je sentis que j'avais toujours, du moins en grande partie, ma médecine dans l'estomac. Je remontai en ville, il était 9 heures, j'entrai dans un café et me fis servir une tasse de thé qui n'arrivait pas assez vite au gré de mon désir, car je me sentais étouffer de plus en plus. Enfin je pus en boire une partie ; mais je me sens défaillir, tout tourne, ma vue se trouble, je fais cependant bonne contenance, appuyé à la table et j'essaye d'avaler encore quelques gorgées de thé.

En sortant de là, j'étais complètement remis et me rendis immédiatement à l'hôtel où je me mis au lit et où je restai jusqu'à 2 heures, puis je me levai et mangeai deux œufs à la coque à 3 heures et ce fut toute ma nourriture, plus vers 5 heures une tasse de café.

Le jeudi 24 août en me levant, j'aperçois de ma fenêtre un petit bossu nommé Julien, instituteur à Souk-el-Mitou, avec lequel j'avais fait la traversée et le séjour de la quarantaine. Il arrivait avec une petite voiture qu'il me dit être à lui et lorsque je lui racontai l'objet de mon séjour à Mostaganem, l'excellent garçon voulut absolument m'accompagner et me conduire avec sa voiture à la vallée des Jardins. Je ne pouvais refuser une offre si obligeante. Il fut donc convenu que nous partirions à midi mais nous ne partîmes qu'à une heure par une chaleur atroce et avec le Simoun ou vent du désert qui nous brûlait la figure.

La vallée des jardins est un lieu qui paraîtrait très ordinaire dans les environs de Paris, mais délicieux à dix-huit lieues d'Oran et au milieu de plaines arides et brûlées par le soleil, comme le sont les environs de Mostaganem en général. C'est là que j'ai vu les plus beaux figuiers de barbarie ; les chemins en sont bordés ainsi que beaucoup de jardins ; certains ont une hauteur de plus de cinq mètres.

Après avoir parcouru pendant vingt minutes cette verdoyante vallée, nous arrivâmes à la porte de la maison ou habitation qu'il s'agit de visiter. Je trouvai l'intérieur de la maison mal distribué, mais les jardins beaux ; ils contenaient quatre hectares dont un en vigne, le tout arrosé toutes les vingt-quatre heures au moyen d'une noria. Prix : 20 000 francs avec en plus vingt-deux hectares de terre à côté, non défrichés ; cette propriété était à l'est de la vallée. Ne voulant pas me faire ainsi jardinier, en grand surtout, cette propriété ne pouvait me convenir5.

Nous revînmes à Mostaganem, où m'attendait Victor Langlois qui était revenu vers midi avec une voiture de paille et que j'avais installé sur mon lit pour y dormir en attendant mon retour. Je m'en retournai avec lui, dans sa voiture, pour coucher à Aïn-Nouissy, en passant cette fois par Mazagran où l'on remarque une colonne commémorative de l'un des plus hauts faits de guerre d'Afrique6. Nous n'arrivâmes qu'à 10 heures du soir à Aïn-Nouissy.

J'avais retenu à Mostaganem ma place de La Stidia à Oran. La voiture devant passer à ce village à 6 heures du matin, je quittai Aïn-Nouissy le vendredi 25 août à 5 heures du matin bien que la famille Langlois ait désiré me garder encore. Victor m'accompagna sur un cheval, j'étais monté sur un autre.

Je ne devais pas revoir ce pauvre père Langlois qui mourut deux mois après7.

Il arrive enfin à Oran pour s'embarquer. La préfecture lui donne cette fois, sur sa bonne mine sans doute, un passage en deuxièmes classes, gratuit toujours : le voilà satisfait.

Pierre-Ferdinand Vellard

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1) Noisy-les-Bains à partir de 1886.

2) Une d'elle a été mariée à un M. Regnoult, qui fut un certain temps maire d'Aïn-Nouissy et qui, en août 1854, était déjà rentré en France où il était employé aux chemins de fer de Paris à Strasbourg.

3) Cette population installée en 1846 était originaire de la Prusse rhénane et comptait se rendre aux Etats-Unis. Mais l'armateur devant assurer le transport abandonna tout son monde au Havre où le gouvernement de Louis-Philippe leur proposa un transport vers l'Algérie. Ainsi furent créés le centre de La Stidia près de Mostaganem, qui prendra plus tard le nom de Georges-Clémenceau, et centre de Sainte-Léonie, plus proche d'Oran. Enfin, contrairement à ce que beaucoup croyaient souvent, les autres villages de la banlieue de Mostaganem dont les familles portaient des noms à consonance germanique ne devaient pas leur création à des immigrants allemands mais alsaciens ; c'était le cas, par exemple, d'Aïn-Sidi-Cherif à quelques kilomètres d'Aïn-Nouissy fondé, lui, en 1848 par des Parisiens.

4) Aujourd'hui la place des Vosges, cependant par le style de construction, ces arcades font plus penser à la rue de Rivoli dont elles sont contemporaines.

5) Il fait bien le difficile comme toujours. A noter que cette vallée des Jardins est demeurée la partie la plus fertile de la région, avec ses vignobles notamment.

6) En février 1843, pendant trois jours, les troupes d'Abdelkader, au nombre de dix milles hommes, assiégèrent le fortin défendu victorieusement par les cent vingt-trois hommes du capitaine Lelièvre. L'événement eut un grand retentissement en France où l'on donna le nom de Mazagran à une boisson à base de café froid, à une sorte de verre à haut col, à une chanson ; une médaille fut frappée et un monument fut érigé, que les intempéries renversèrent deux fois et qu’on érigea une troisième fois définitivement, au point que cette colonne commémorative est toujours en place aujourd'hui.

7) Victor Langlois, le père, mourut du choléra le 23 septembre 1854, donc un mois seulement après le passage de notre voyageur.

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(Source : Memoires de Pierre-Ferdinand Vellard, Algérie 1854-1885.)

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