Histoire avant 1848
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Centenaire 1914-1918

ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie

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SIEGE DE MAZAGRAN

 3, 4, 5 FEVRIER 1840

Le point de vue français

Gravés dans la mémoire des hommes, les faits d’armes mesurent aussi la valeur d’un peuple, même quand les troupes engagées sont peu nombreuses. Ainsi pour l’Armée d’Afrique, le siège de Mazagran où, pendant trois jours et trois nuits, cent vingt-trois fantassins résistèrent aux assauts d’un ennemi déployant un courage étonnant…

Blanchissant la plaine, quinze mille Arabes issus de vingt tribus se sont rassemblés sous les ordres d’Abd El-Kader. Cette imposante masse, recrutée parmi les meilleurs guerriers, a comme tête de colonne un bataillon de réguliers à pied, solides gaillards exercés aux manœuvres et admirablement disciplinés. Avec eux, mille deux cents jeunes gens, volontaires des douars qui ont inscrit leurs noms sur un livre ouvert par l’émir, après avoir fait le serment solennel devant les marabouts de vaincre ou mourir. Derrière ces fantassins viennent les plus intrépides cavaliers de la vallée du Chelif : douze mille cernant Mazagran. Enfin, deux pièces d’artillerie établies sur un plateau à six cents mètres des assiégés, servies par d’habiles renégats, menacent les murailles en pierres sèches du réduit.

Mazagran, pour lequel on va se battre, est alors un petit village indigène à trois kilomètres au sud de Mostaganem, sur une hauteur d’où l’on voit la mer. Au sommet : un semblant de redoute pompeusement nommée casbah. Elle est composée au centre d’une mosquée ruinée, de quelques masures reliées entre elles par un mur de pisé assez branlant qu’on n’a pas eu le temps de réparer, défendue seulement par deux canons et cent vingt-trois soldats, des zéphyrs (nom donné aux soldats des bataillons d’infanterie légère d’Afrique ayant commis quelque faute), commandés par le capitaine Lelièvre de la 10e compagnie du 1er bataillon d’Afrique.

Une certaine agitation gagne les indigènes dans les jours qui précèdent l’attaque. Cependant les soldats n’en avertissent pas la garnison de Mostaganem craignant, ces sabreurs, de passer pour des poltrons.

Le 3 février au matin, le lieutenant Magnien, qui se dirige vers Mostaganem, voit soudain des bandes nombreuses d’Arabes se glisser entre Mazagran et lui. Plutôt que de donner l’alerte, il préfère, au risque de sa vie, revenir sur ses pas, s’apercevant alors que les parties basses de la bourgade sont déjà occupées. Bien que les zéphyrs surprennent leurs assaillants par la promptitude de leurs réflexes, ceux-ci, au nombre de deux cents, s’emparent des maisons alors que les colonnes de l’émir débouchent des plis du terrain où elles se cachaient. Sur la route s’élève un nuage faisant croire aux assiégés que la garnison de la ville vient les dégager. Mais l’espérance se dissipe avec la poussière qui découvre, à perte de vue, la plaine couverte d’ennemis. Toute résistance s’avère impossible, ce qui décuple le courage des zéphyrs prêts à vendre chèrement leur vie.

Rapidement les canons ennemis ouvrent une brèche dans le vieux mur, chaque fois promptement bouchée, tandis que les assiégeants essuient de lourdes pertes et que sont tués les artilleurs renégats. Voulant alors en finir rapidement avec ces murailles croulantes qui ne sauraient résister à leur pression, les Arabes décident de donner l’assaut et s’élancent fougueusement en ordre serré. D’impressionnantes décharges meurtrières éclaircissent leurs rangs, les obligent à se retirer aussitôt, ce qui conforte le moral des défenseurs et stimule leur hardiesse. Dans Mostaganem, proche de trois kilomètres, on entend le bruit du canon. Cependant la faible garnison ne peut abandonner la ville, malgré les provocations, car elle serait très vite investie.

Après l’échec de l’assaut et voulant recommencer le lendemain, les chefs arabes décident de cribler la muraille au point de la réduire en poussière. Le soir, l’enceinte est effectivement un amas de ruines au prix, cependant, d’effroyables pertes chez les attaquants. Pendant la nuit la petite garnison s’emploie si bien à relever les murs et boucher les trous qu’au matin l’ensemble paraît plus solide que la veille, ce qui consterne l’ennemi décidé à donner un nouvel assaut en changeant de tactique toutefois : ramper jusqu’à la muraille plutôt que de foncer à découvert. Mais c’est encore une déconvenue plus cuisante que la veille.

Cependant, du côté des Français, le bombardement des murailles est jugé alarmant. Les colmatages de la nuit précédentes ont été entamés un peu partout. De plus, on recense maintenant une bonne dizaine de blessés. Courageusement les hommes valides se mettent au travail avec la complicité de cette deuxième nuit.

Le jour suivant commence par un bombardement très nourri, cependant que les troupes arabes s’éparpillent et cernent le fortin, obligeant la petite garnison à se diviser pour défendre le camp retranché. Le lieutenant Magnien dirige les servants d’artillerie, le sous-lieutenant Durand garde la porte d’accès et les deux flancs qu’elle commande, pendant que le sergent-major surveille le reste du dispositif. Sur chaque point, une poignée d’hommes seulement pour repousser les masses ennemies qui s’approchent à l’abri des broussailles, munies de madriers et de perches. Tandis que certains grimpent aux murailles, d’autres utilisent leurs madriers comme béliers, entament et renversent la muraille. L’héroïsme se manifeste partout et pendant une heure on se bat au milieu des clameurs, des hurlements, dans un nuage d’épaisse fumée.

La seconde phase est plus terrible encore. Alors qu’inlassablement les zéphyrs repoussent leurs agresseurs, au plus fort de l’attaque et alors qu’on ne s’y attend pas, la terre tremble de partout sous les pas de trois mille chevaux. Ce sont les cavaliers de l’émir qui s’élancent farouchement contre le fort vaillamment défendu par la petite troupe qui, sueur au front et baïonnette au poing reçoit des chocs furieux. Haletants, assoiffés, recrus de fatigue, les zéphyrs vont succomber quand un caporal prend un obus, l’allume et le lance au milieu des assaillants, tuant ou blessant une trentaine d’hommes. D’autres obus et grenades suivent, arrêtant les plus intrépides des assaillants. A chaque détonation un grand vide se fait chez l’ennemi où les rangs se reforment et se serrent en vain, semant le découragement même chez les plus hardis. L’attaque se ralentit finalement. Longtemps les cavaliers et fantassins arabes demeurent en position sous la redoute, sans avancer ni reculer, tentant deux ou trois timides essais, repoussés chaque fois par des jets de grenades. Alors que tombe la nuit chacun panse ses blessures, dénombre ses morts et ses blessés.

Le 5 février au matin, la petite troupe constate que les Arabes ont amené sur place un renfort d’artillerie. Quant à la garnison de Mostaganem, qui se morfond dans ses murs, elle sait bien que quitter la ville pour affronter les troupes de l’émir serait courir à une perte certaine et compromettrait nos positions dans toute cette partie du pays qui aurait tôt fait de pactiser avec le vainqueur. Finalement, le colonel Dubarrail décide de faire une sortie au moment de l’assaut de Mazagran afin d’inquiéter l’ennemi. Dès qu’ils voient cette petite colonne témérairement s’aventurer hors des murs de la ville, les Arabes accourent en foule, s’élancent en fourrageurs, poussent des cris sauvages. Le colonel les laisse arriver à bonne portée puis fait tirer le canon et des salves de fusils qui les arrêtent net. L’ennemi tente alors plusieurs manœuvres pour envelopper ces trois cents hommes mais Dubarrail déjoue habilement chacun de leurs pièges, faisant même tirer sur eux les canons de la ville. Finalement, cette multitude s’épuise en tentatives inutiles car elle est poussée sans ensemble et les exhortations des chefs restent vaines.

Peu à peu, cependant, les Arabes se ressaisissent. Une ligne épaisse et large de cavaliers déterminés se forme derrière les escarmoucheurs, six mille au moins, sur une profondeur énorme et un front de cinq cents mètres. Tout à coup le sol tremble, la poussière s’élève en épais nuages. Ayant pris le galop trop loin, la cavalerie ennemie s’emballe et bientôt le désordre règne. Chaque cheval touché par un obus en entraîne vingt autres, provoquant la confusion dans cette troupe indisciplinée dont les montures halètent déjà en arrivant à portée de mitraille (six cents mètres). Le petit détachement du colonel Dubarrail tire à bout portant, oblige les plus braves cavaliers de l’émir à reculer… Mais il est environ 16 heures et les Français doivent songer à regagner la ville, ce qui ne manque pas de provoquer de nouvelles attaques, toutes brisées par le canon de Mostaganem, l’habile manœuvre du colonel entraînant la déroute et la défaite des Arabes.

Victoire des nôtres. Incontestable, produisant grande impression dans le camp d’Abd El-Kader. Victoire tempérée toutefois par l’inquiétude et l’ignorance du sort de Mazagran qui, pendant ce temps, subissent un terrible assaut soutenu.

La nuit tombée, les colonnes de cavaliers arabes qui bloquaient Mostaganem changent de position. Elles viennent se poster sous les murs de Mazagran. Une querelle s’élève alors dans les rangs ennemis, ceux qui n’avaient pas encore combattu injuriant les vaincus. Une scène surprenante aussi : trente jeunes Arabes, tous plus vigoureux et courageux qui viennent se faire tuer sous les murs de la redoute afin de prouver leur bravoure. On s’invective de part et d’autre tandis qu’un zéphyr attise la colère en brandissant, comme une insulte, au bout d’un bâton, un morceau de lard coiffé d’une chéchia.

Au petit matin la bataille reprend par une canonnade qui défait la muraille, suivie d’une attaque sur trois points à laquelle les Français ne répondent pas, pour ménager leurs munissions. Ce manque de réaction commence d’inquiéter les Arabes qui, finalement, s’arrêtent, anxieux, flairant le piège. Leurs chefs se consultent et décident d’avancer. Au pied de la muraille les baïonnettes françaises brillent au soleil, provocantes comme les invectives des nôtres. Alors l’ennemi s’élance, cherchant à s’engager dans la brèche, accueilli par une mitraille nourrie qui décapite en un instant la colonne, tandis que l’arrière est rejeté dans le fossé, à l’arme blanche. Les Arabes se regroupent rapidement autour de leurs drapeaux, font donner du canon, redoublent leurs attaques, toutes repoussées par des décharges de fusils et contre-attaques à la baïonnette.

Découragés par l’exploit du colonel Dubarrail et l’extraordinaire pugnacité des zéphyrs, les Arabes abandonnent la lutte, lèvent le siège. C’est alors que la 10e compagnie prend la route de Mostaganem, entre dans la ville, saluée par les ovations, en ordre impeccable, derrière son drapeau blessé de treize déchirures…

Au-delà de la mémoire des hommes et de la mode qui à l’époque s’empara de l’événement (chansons, foulards, boisson à base de café froid), une colonne érigée sur le lieu des combats, abattue deux fois par la nature et relevée deux fois par la ferveur, toujours en place aujourd’hui malgré l’Histoire, ainsi qu’une médaille témoignent de la bravoure des cent vingt-trois défenseurs de Mazagran.

Aujourd’hui, c’est en souvenir de Mazagran que le verre haut à pied dans lequel vous prenez votre café porte ce nom. Le saviez-vous ?

Gérard Langlois

(Article paru dans L’Algérianiste, n° 19, 15 septembre 1982)

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