Histoire avant 1848
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Vie des Communautés
Centenaire 1914-1918

ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie


LES BOULES DE CASSIS

par Aimé Vuillaume

C’était le mois de mai 1948. Nous vivions, sans le savoir encore, nos dernières années de quiétude. J’allais à l’école communale, dans la classe de Monsieur Muller, un instituteur que nous craignions tous, mais à qui nous sommes, moi comme beaucoup d’autres, redevables de nos réussites dans la vie.

Entre les jeudis et les vacances de l’Ascension et de Pentecôte, les devoirs finis et les leçons apprises, nous allions courir dans les rues et explorer la campagne autour du village.

Pour satisfaire nos instincts de chasseurs, nous confectionnions avec du bon bois d’olivier en Y, que nous polissions minutieusement, une « estaque », autrement dit une fronde ou lance-pierres. Nous fixions solidement sur les deux branches de l’Y des élastiques carrés. A chacune des extrémités libres des élastiques étaient attaché un petit rectangle de cuir souple, de basane ou de toile.

De petits cailloux ramassés sur le bord des chemins et parfois des plombs servaient de projectiles que nous logions dans le réceptacle rectangulaire. La visée n’était pas facile. Il fallait tendre au maximum les élastiques pour espérer une portée suffisante, tout en gardant une ligne de mire malaisée à maîtriser. Pour ma part, j’étais assez maladroit et n’arrivais à toucher que de très grosses cibles à une faible distance.

Ce jour-là, j’étais avec un copain, peut-être bien Jean-Marie Garrigues, et nous avions décidé d’exercer nos talents de chasseurs sur les petits oiseaux, fort nombreux sur les arbres bordant les allées et les chemins de terre derrière la maison de ma tante Irma Meilland et de mes parents. Nous tirions sur tous les volatiles qui se présentaient : moineaux, gros-becs, mésanges, chardonnerets, verdiers, pinsons, merles et grives, sans leur faire le moindre mal. Nous les observions, nous les approchions avec d'infinies précautions et nous visions soigneusement avant de lâcher le projectile qui manquait irrémédiablement sa cible. L’oiseau, effrayé par le sifflement de la pierre et le bruit des branchages et des feuilles touchés, s’envolait pour se poser un peu plus loin et, inlassablement, nous reprenions notre traque stérile.

Nous étions sur le point d’être découragés par ces échecs répétés. C’était sans compter sur la présence d’un personnage du village, haut en couleur, qui passait par là pour se rendre à son jardin, car ce devait être son tour d’arrosage. Ses moustaches blanches bien fournies et son aspect massif avec sa large ceinture en flanelle rouge lui conféraient un air bourru imposant crainte et respect. Le père Duboué, dont la silhouette rappelait, dans mon souvenir, un peu Georges Clémenceau le père la Victoire, croisait notre chemin.

Observant notre manège depuis un moment, avec son accent et son timbre de voix inimitables, il nous dit en riant sous cape :

- Alors, les enfants, la chasse est bonne ?

- Non, monsieur, nous n’avons encore rien attrapé !

- C’est parce que vous ne connaissez pas la bonne méthode.

Il s’interrompit un instant. Nous étions très attentifs, n’osant poser aucune question, mais brûlant d’apprendre, enfin, ce remède magique.

- Vous utilisez des cailloux pour tirer ?

- Oui, monsieur.

- C’est une erreur, il y a mieux ! Je vais vous dire quoi et, ensuite, vous ne devez plus manquer aucun oiseau

Nous étions tout ouïe, buvant ces paroles. Ainsi, grâce à cette astuce miraculeuse, croyions-nous, nous pourrions, à l’avenir, être fiers de nos exploits cynégétiques.

- Il faut, à la place des cailloux, utiliser des boules de cassis. Vous verrez tomber l’oiseau, même si la boule passe dans un rayon de cinquante centimètres autour de lui.

Esquissant un salut, il passa son chemin. Nous étions bouche-bée. Nous n’avions même pas eu la présence d’esprit de lui demander ce qu’étaient ces boules de cassis et où les cueillir.

Excités par ces paroles, nous nous renseignâmes et partîmes, dès que possible, à la recherche de ces arbustes portant des grappes de baies noires et des feuilles caractéristiques à peine rougies.

Après les avoir découverts, nous fîmes provision de ces « grains » noirs et retournâmes chasser nos misérables petits oiseaux, qui n’avaient qu’à bien se tenir. Cette fois, nous en étions certains, nous ne reviendrions pas bredouilles.

La suite n’est pas difficile à imaginer. Les petits fruits noirs projetés par nos frondes ne nous ont permis d’abattre aucun volatile. Grande fut notre déception ! Un homme digne, envers lequel notre éducation nous imposait respect et confiance, avait abusé de notre crédulité. Une citation, apprise dans les textes scolaires, me revenait : « Ne croyez pas aux discours de ces vieilles personnes qui trompent la jeunesse ».

Cette histoire, je l’avais oubliée, enfouie au plus profond de ma mémoire. Elle a ressurgi je ne sais pas comment, sans doute pour évoquer avec tendresse et nostalgie, les temps heureux d’une enfance passée dans un village, Noisy-les-Bains, où il faisait bon vivre, et pour garder toujours vivante la mémoire de notre communauté Pieds-Noirs.


Aimé Vuillaume
 

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