Histoire avant 1848
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Centenaire 1914-1918

ANLB

Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie


 

UN TRAQUENARD

par Norbert Ségalas

Cette histoire s’est passée dans les premiers mois de l’année 1964.

C’était l’année où l’Algérie nouvelle se mettait en place pour abattre les derniers espoirs de ceux qui, malgré tout, étaient restés…

Les autres étaient partis, souvent obligés par de graves menaces.

Nous venions de recevoir les papiers officiels de la nationalisation de tous nos biens : terres et maisons. On pouvait très bien continuer d’habiter nos maisons, mais il fallait payer un loyer à l’Etat. Le dinar était devenu monnaie officielle ; c’était la fin.

Tout le monde s’affairait en derniers préparatifs pour plier bagages avec toutes les tracasseries administratives qu’il fallait surmonter.

Comme on le faisait souvent, un jour nous sommes allés avec « Mémé » (Aimé) Vuillaume, mon père « P’tit Louis » (Louis), et moi-même à Mostaganem, pour remplir les papiers au consulat.

Je leur sers de chauffeur en conduisant la Simca Aronde P60, et après avoir fini nos affaires, « Mémé » nous suggère d’aller boire un coup chez « Fuster » (Je pense que c’est ce nom qu’il a prononcé mais je n’en suis pas sût à 100 %... mais nous ferons avec !)

Et nous voilà partis sur le chemin du retour, par la Salamandre et les Sablettes.

Les Sablettes, plage de Mazagran, étaient renommées pour leur sable fin et les dunes embaumées par des genêts blancs que je n’ai jamais revus ailleurs.

La route qui longe la mer est doublée par une autre, une cinquantaine de mètres plus haut, ce qui fait un sens unique et décuple ainsi les places de parking. Elles sont reliées entre elles par deux ou trois tronçons.

Je me gare à proximité des cabanons sur pilotis groupés à l’entrée de la plage, et nous allons chez Fuster.

Nous gravissons une dizaine de marches en bois, en haut desquelles, à gauche de l’entrée, sous un auvent en bois (de toute façon, tout est en bois) on trouve le comptoir accolé à une réserve, et en face, une grande terrasse qui avance au-dessus de l’eau avec tables et chaises occupées par des consommateurs (uniquement des Européens) qui savourent la brise marine, le ressac des vagues, aussi bien que leur boisson fraîche. L’atmosphère est calme et sereine.

Nous sommes accueillis cordialement par le sourire du patron qui connaît « Mémé ».

« Qu’est-ce que je vous sers ? »

« Une anisette… La même chose… Moi aussi »

Et nous sirotons notre breuvage en devisant de la pluie et du beau temps.

Sur le pas de la porte, trois Arabes hésitent à entrer.

Au moment où nous reposons nos verres vides, les trois indigènes, vêtus traditionnellement d’un sarouel et portant le kambouche, se décident enfin et viennent au comptoir ; nous glissons le long du zinc pour leur laisser de la place, d’ailleurs si nous ne l’avions pas fait, je crois bien qu’ils nous auraient poussés. Enfin, bref, ce n’était pas le moment de faire des vagues, vu qu’il y en avait assez sous la terrasse du cabanon.

Juste au moment où ils ont pris place, surgit, tel un diable de sa boîte, un policier dans son uniforme tout neuf, la casquette vissée sur la tête et une cravache sous son bras droit. Excité comme une puce on aurait dit De Funès dans ses meilleurs jours, ou Sarkozy dans ses plus mauvais (à vous de choisir…).

Il vocifère et, de son stick, désigne les nouveaux arrivés : « Un, deux, trrrois !!! » Puis les verres d’anisettes, nos verres, restés posés devant eux : « Un, deux, trrrois ! » Et il scande : « Il est interrrdit de vendrrre de l’alcool aux Arrrabes !!! »

Et s’adressant aux sbires armés qui l’escortent : « Allez, tout le monde dehorrrs. »

En moins de deux tout le monde s’est retrouvé sur la route.

Le patron, estomaqué, a bien essayé de dire quelque chose… Mais il n’a pas pu en placer une. Sorti avec nous, pâle d’une rage rentrée, il se met au volant de sa DS19 et démarre sec, sûrement pour aller voir quelqu’un de bien placé qui pourrait le dégager de cette sale histoire.

Confus, nous regagnons l’Aronde et retour au bercail.

Au bout d’une centaine de mètres, nous apercevons deux types qui gesticulent à côtés de leurs voitures encastrées l’une dans l’autre, en haut d’un tronçon. Nous reconnaissons tout de suite la DS de Fuster qui, sûrement aveuglé par le piège où il était tombé, avait provoqué cet accident. Vraiment, ce n’était pas son jour !

Voilà comment Aimé Vuillaume, Louis et Norbert Ségalas ont contribué, bien malgré eux, à la fermeture du dernier café pied-noir des Sablettes.

Maintenant que j’y pense, je ne me rappelle plus si nous avons payé nos anisettes.

Norbert Ségalas
 

(Sources : Bulletin de liaison des Enfants de La Stidia et Noisy, n° 49, décembre 2010)
 

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