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ANLB

Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie


 

VOYAGE AUX BORGIAS DE NOISY

par Jean-Pierre Aldeguer

Les souvenirs ont cette capacité incroyable de permettre d’enchaîner les événements sans se soucier du temps et de la distance. Un peu comme les rêves, on saute d’une scène à l’autre en un millième de seconde et tout semble là comme si c’était hier.

Tenez par exemple ce voyage aux Borgias*…

Tout a commencé par une discussion avec mon marchand d’olives sur le marché de la Croix-Rousse à Lyon. Il voulait me faire goûter les olives cassées qu’il venait de recevoir d’Espagne, et la phrase est sortie toute seule : « Vous savez, pour moi les meilleures olives cassées du monde ne peuvent venir que des Borgias », « Les quoi ? » m’a t-il demandé, j’ai baissé les paupières en hochant la tête… Comment pourrait-il connaître les Borgia, ces terres qui s’étendaient au sud de Noisy, mélanges de marais et de parcelles fertiles où l’on cultivait artichauts, vignes, orge, avoine… et bien sûr olives.

Moi je connaissais ces terres parce que ma tante, Adèle Sanchez s’était mariée avec un fils d’ouvrier agricole, Ginès Candela dont les parents exploitaient la ferme de la famille Desprès-Bélier située au bord des Borgias.

Les Candela étaient des Espagnols, eux aussi, qui venaient de la région de Murcia, après être passés par Misserghin, près d’Oran. Ces origines étaient importantes, car de leur région ils avaient ramené la recette du fameux « gazpacho murciano » : rien à voir avec la soupe froide du « gaspacho andalou ». Ici, le plat était un ragoût, une sauce succulente dans laquelle avaient cuit des viandes de volailles et de gibier (les chasseurs doivent se souvenir que les marais des Borgias accueillaient nombre de bécasses et bécassines, sans parler des lièvres et perdreaux !) servis avec des sortes de galettes de pain azyme**.

Manger un gazpacho chez les Candela était renommé dans la petite communauté espagnole de Noisy et reste dans la mémoire de tous ceux qui eurent la chance de le goûter. Moi, je revois encore la cour de la ferme, dans un coin à l’ombre des faux-poivriers un feu de bois, au-dessus le grand chaudron dans lequel mijotaient les viandes et sur lequel les adultes venaient se pencher, les yeux fermés, pour savourer le panaché de parfums.

Le gazpacho était souvent un plat de novembre ou décembre, lorsque l’on partait en famille pour aller ramasser les olives.

Le « patron de la ferme », c’est ainsi que j’entendais appeler monsieur Bélier, vendait ses récoltes d’olives sur pied à un négociant de Relizane qui, semble-t-il, travaillait pour la célèbre marque Crespo.

Nous, nous attendions que les ouvriers qu’il avait recrutés aient fini le travail pour aller ramasser les olives oubliées sur les arbres. Et sur certaines branches il en restait beaucoup ! Les souvenirs de ces cueillettes en famille sont ceux d’agréables moments de récréation. Rien à voir avec le travail qui suivait : casser les olives sur une grosse pierre. Cette besogne, interminable, était pour moi pire qu’une punition avec au terme du travail la peau des doigts tout irritée du jus acide des olives vertes.

Je n’ai pas parlé à mon commerçant de ce petit calvaire que représentait la casse des olives, j’ai simplement dit qu’elles étaient bonnes, celles des Borgias, parfumées du fenouil sauvage cueilli près des marais.

Quand j’évoque ces marais, me revient l’histoire, la fameuse histoire du crocodile des Borgias. C’était un jour de printemps où ma tante nous avait emmenés, dans une carriole, moi et d’autres enfants, fils d’ouvriers de la ferme, ramasser des « babouches », ces petits escargots blancs qui couvraient les branches des joncs en cette saison. Les canards et les oies de la ferme adoraient ces petites bestioles et, de temps en temps, ma tante offrait à ses volailles de petits festins d’escargots.

Soudain, ma tante se mit à crier « Fissa, fissa, on s’en va, on s’en va… » et à peine tout le monde dans la carriole, le cheval était fouetté. Vite, direction la ferme. Une heure après, tout Noisy était au courant : « Adèle avait vu un crocodile aux Borgias. » En fin d’après-midi la nouvelle était arrivée à Mostaganem « le crocodile qui avait été aperçu quelques jours plus tôt à la Macta*** était arrivé aux Borgias », et le soir le correspondant local de L’Echo d’Oran appelait ma tante au téléphone. « Alors, un crocodile vous a attaquée ? »

A présent, il m’arrive de demander parfois à ma tante : « Quelle était la taille du crocodile ? » Alors, est-ce l’effet des rhumatismes qui paralysent un peu ses bras ou qu’avec l’âge tout se relativise, mais le caïman se transforme en gros lézard.

En tout cas, à l’époque, ma fierté à l’école était de raconter que ma tante avait vu les crocodile des Borgias, celui-là même que ni les gendarmes, ni les militaires n’avaient pu approcher malgré deux jours de recherche acharnée !

Et puis un beau jour ma tante et mon oncle ont quitté la ferme, des voleurs étaient venus s’emparer des moutons, des coups de feu avaient été tirés.

Nous étions en 1956, et ce qui aurait pu passer comme un incident banal prenait d’autres dimensions. Finis donc les descentes en carriole de Noisy aux Borgias à travers les champs et les vignes.

Finis la chasse aux « gros-becs », la nuit avec la lampe électrique ; finies les brassées de bettes sauvages cueillies dans les champs.

Mais grâce à la mémoire et aux souvenirs, même ce qui est fini peut revenir. Pour nous hanter comme le crocodile, ou nous faire saliver de plaisir comme les olives cassées.

Olives cassées, oui, mais des Borgias !

Jean-Pierre Aldeguer


 

*J’en appelle aux historiens, géographes et linguistes : j’ai toujours entendu dire « les Borgias » et non « le Borgia », pourquoi ? Peut-être parce que le nom issu de l’arabe signifie « marais », et les marais étaient nombreux dans cette plaine qui s’étendait au sud de Noisy en direction de Perrégaux… Peut-être d’autres explications existent et tous les lecteurs du journal sont conviés à apporter leur contribution.

[A ce sujet, voir notre article sur l'origine des tribus d'Aïn-Nouissy, ndlr]

**D’ailleurs, dans toute la région autour d’Alicante, le gazpacho est en fait une grosse galette ronde sur laquelle on dispose les garnitures plus ou moins riches de viandes, ail et oignons.

***Effectivement, un crocodile avait été semble-t-il aperçu vers Port-aux-Poules, à l’embouchure de la rivière appelée Macta.


 

(Source : Bulletin de liaison des enfants de La Stidia et Noisy, n° 14, mars 2002)



 

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