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Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie


 

LES VENDANGES

par Jean Pareja

Quand j’ai repris, il y a peu de temps, tous les numéros de notre bulletin de liaison, quelque chose m’a frappé. En effet, dans les différents articles qui ont été publiés, on parle un peu de tous les aspects de notre vie là-bas, mais curieusement on ne parle pas beaucoup de cet événement formidable que, dans nos villages, tout le monde attendait avec impatience, chaque année : les vendanges !

Et pourtant, chez nous, toute la vie était orientée, focalisée, vers cette période de la fin de l’été. Pour moi qui passais mes grandes vacances chez mon grand-père Jean Ségalas, c’était comme une grande fête qui arrivait. Je ressentais, confusément, cette espèce de fébrilité tranquille qui s’emparait de chacun, et, malgré moi je partageais cette impatience, parfois cette angoisse, que je devinais dans les paroles, les activités ou les gestes de l’ensemble des grandes personnes que je côtoyais chaque jour. J’étais fasciné aussi par tous les préparatifs qui se déroulaient méthodiquement, comme des rites et qui revenaient chaque année.

Combien de fois ai-je accompagné mon grand-père « pour aller voir le raisin », dans cette grande balade qui nous menait de la sulfureuse au marabout sur la route de Fornaka, puis à la butte. Il nous faisait revenir à travers les vignes jusqu’à la route de Perrégaux, pour enfin nous ramener au village en passant devant le garage Dombach.

Je comprenais bien pourquoi on nettoyait les cuves, les comportes et les bâches qui allaient tapisser les charrettes ou les camionnettes pour transporter le raisin ; mais ce qui captivait le plus mon intérêt c’était la préparation du pressoir – cette étrange machine – car j’avais du mal à saisir comment ça marchait ; comment cette grande barre qu’on actionnait sur le côté, et qui faisait « clic, clac » à chaque mouvement, pouvait écraser ce qui restait des grappes foulées pour en extraire encore du jus ?

Il y avait aussi un moment que j’aimais particulièrement et que je n’aurais pas manquer pour tout l’or du monde : la séance de graissage des roues des charrettes. J’étais en admiration devant mon grand-père, mon oncle Adrien ou mon cousin Pierrounette (Pierre Ségalas) qui manœuvraient la « chèvre » avec tant d’habileté et faisaient preuve de tant de force pour enlever ou remettre les roues, surtout celles de derrière, qui me paraissaient énormes.

Je garderai toujours en mémoire cette scène hallucinante que m’ont fait vivre, mon grand-père et mon cousin, quelques années plus tard. En effet, ce dernier était venu procéder à cette fameuse séance du graissage des roues, mais tous les efforts pour retrouver la chèvre se révélèrent vains. Il proposa donc de revenir le lendemain avec la sienne, mais, conscient de la nécessité impérieuse de ne pas perdre de temps (on devait rapidement vendanger), Jean Ségalas ne fut pas de cet avis. Après avoir préparé la grosse clé pour les moyeux et la boîte de graisse, ne voilà-t-il pas qu’il prend un sac de jute, le plie en cinq ou six, le met sur ses reins et, je vous l’assure sur l’honneur, se glisse à reculons sous la charrette, à 70 ans passés, il nous refait la scène de Lino Ventura/Jean Valjean, dans les Misérables.

Il soulève la charrette pour que Pierrounette procède au graissage. J’étais médusé par ce spectacle et surtout désarçonné de ne pouvoir qu’applaudir à cet exploit, hors du commun, de mon grand-père.

Pour revenir à mes souvenirs d’enfance, j’étais intrigué également par cette « science » dont faisaient preuve tous ces vignerons chevronnés pour apprécier le degré de maturité des raisins et donc prévoir le déroulement des hostilités. J’écoutais les remarques et les prévisions, comme les Grecs devaient écouter les oracles de la Pythie : « encore une semaine, s’il fait chaud », « on commencera par vendanger l’alicante », « cette année le degré est bon ».

Comme dans un film à suspens, on sentait progressivement la tension monter. On en gaspillait du moût pour scruter l’alcoomètre. Et puis, le grand jour arrivait ! Alors branle-bas de combat. Tout le monde, petits et grands, participait. Malgré les interrogations sur les quantités, combien de quintaux à l’hectare ? quel degré ?, avec les joies et les déceptions, la mobilisation était totale. Quand l’heure est arrivée, il ne faut pas perdre de temps, c’est le salaire de toute une année de travail qui est en jeu, c’est la qualité de la vie de demain qui se joue.

Heureusement, quand ce sera fini, on se préparera pour la fête des vendanges.

Jean Pareja


 

(Source : Bulletin de liaison des Enfants de La Stidia et Noisy, n° 19, juin 2003)



 

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