Histoire avant 1848
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Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie


 

AH QU’ELLES SONT JOLIES LES FILLES DE NOISY

par Jean-Pierre Aldeguer

Je me souviens qu’à Noisy, le dimanche à l’heure de la messe, il se trouvait toujours sur le trottoir face à notre église un groupe d’hommes qui certainement entraient les derniers et ressortaient les premiers. Ou qui n’entraient jamais dans l’église ; qui pouvait le vérifier ?

Ma grand-mère, elle qui fréquentait souvent les vêpres et les messes – certains se souviennent peut-être de « Madame Sanchez » surnommée aussi la « veuve Sanchez » -, ma grand-mère donc, disait en espagnol avec une petite pointe de malice : « A la messe, il y a ceux qui y viennent et ceux qui y vont ! » Manière de dire qu’aller à la messe ne voulait pas forcément signifier entrer dans l’église. Moi, à la messe j’étais obligé d’y aller, enfant de chœur en soutane comme tous les enfants de mon âge, et j’enviais ceux qui ne venaient que sur le trottoir de l’église pour se retrouver entre hommes, fumer une cigarette et attendre la sortie de la messe. Ce désir d’être un jour parmi les « mécréants », j’ai pu enfin le vivre lors de notre dernier rassemblement.

Nous nous sommes donc retrouvés en ce mois de mai, quelques hommes, jeunes et plus vieux, à partager homélies et souvenirs, recueillements et sourires à l’ombre du mur face à l’église de Poussan*. Puis, ce fut la fin de la messe et la sortie sur le parvis. Le groupe d’hommes se resserra pour mieux chuchoter des « Et elle, qui est-ce ? » ou bien « Tu la reconnais, elle ? », sans compter, « Celle-là est toujours aussi belle et élégante… »

Il y avait dans notre groupe ceux qui avaient la chance de voir sans être vu à travers leurs lunettes de soleil, et ceux qui essayaient de dissimuler leurs yeux, avides, derrière des doigts comme des persiennes. Céline, Jacqueline, Irène, Annie, Jeannine, Yvonne, Pauline, Josiane… mes yeux se perdaient sur les visages de tous ces prénoms égrenés. Une litanie qui dans ma tête se changeait en rime et chanson : « Ah qu’elles sont jolies les filles de Noisy… »

A l’arrivée dans la salle du restaurant, les retrouvailles battaient le plein. Incognito, je me promenais au milieu des filles qui devaient avoir dix-huit ou vingt ans quand j’en avais douze. Les yeux inondés de couleurs, les paupières et les cils toujours aussi noirs, peu importe le rimmel, les joues fraîches et rosies, pigmentées comme à vingt ans, les lèvres telles des pétales de fleurs, hibiscus, géranium, azalée ou capucine, elles étaient là, femmes mais toujours demoiselles. La tête haute, un geste de la main sur la mèche rétive puis un autre pour redresser le bijou de l’oreille ou du cou. Eternellement belles, les filles de mon village, resplendissantes comme jamais, et, conscientes comme toujours, de ce pouvoir d’attraction qu’elles ont auprès des hommes, de Noisy ou d’ailleurs.

A Noisy je n’avais que dix ou douze ans. C’était les années Bardot, scoubidou et bikini. Dans l’épicerie de mon père, au rayon des journaux, elles, ces filles d’alors, venaient feuilleter les revues de mode et de cinéma. J’étais caché derrière elles couché sur les marches qui menaient du patio à l’épicerie. Je voyais juste leurs chevilles, ou à peine un peu plus, mais c’était déjà tant de choses**. Elles commentaient les photos que mon père m’interdisait de regarder. « Regarde cette taille… tu as vu sa poitrine… et ses hanches… » Elles prononçaient avec étonnement, sourires ou admiration des mots que je ne connaissais pas encore mais qui me faisaient déjà rêver.

Quand elles sortaient je les suivais. C’était comme si elles avaient emprunté l’une la taille d’Audrey Hepburn, l’autre la poitrine de Jane Mansfield, ou la démarche de Brigitte Bardot. Elles partaient pour la place du village, pour descendre la rue de Perrégaux ou monter vers la gendarmerie. A chaque coin de rue elles s’arrêtaient un moment, l’instant d’une pose, le temps d’être admirée du quartier. Alors arrivait vite, trop vite pour moi qui les suivais, l’autre bande, celle des hommes de leur âge. En scooter, vespas et autres motos, les filles étaient enlevées, et là mon rêve s’achevait.

Parfois je montais là où garçons et filles se retrouvaient. Les choses étaient bien faites, c’était sous l’œil de la maréchaussée, le banc en face de la gendarmerie. Les « grands » faisaient ronfler leurs motos ou scooter, jusqu’à ce qu’une des filles demande : « Tu me fais monter jusqu’à la pépinière ? », une invitation au voyage qui ne se refusait jamais ! Et je voyais les « grands », le regard fier et gourmand, s’installer à l’arrière de la selle, les filles devant, les mains sur le guidon. Les mains des garçons, elles, se posaient là où elles se devaient : à l’aller autour de la taille, au retour, tout dépendait de la vitesse et de la témérité de la conductrice et de l’accompagnateur. Certains arrivaient en bas de la côte, blottis et serrés l’un contre l’autre tellement ils avaient eu peur de la vitesse dans la descente… !

Pour revenir aux filles de mon village, je les retrouvais donc plus de quarante ans après. Mariées, certaines au bras de celui qui les emportait sur son scooter, souvent grand-mères mais toujours aussi belles.

Albert Morin, notre doyen, partageait avec moi ce constat. « De plus c’est une grâce qui ne se perd jamais », ajouta-t-il en me montrant du regard son épouse. Sourire aux lèvres, il me commenta « avec leur beauté elles possèdent aussi un pouvoir d’ensorcellement. Tu n’as qu’à voir tous les militaires ou instituteurs qui venant au village n’en sont jamais partis… »

Puis, il souleva sa casquette et ajouta « On disait qu’à Noisy, les hommes, nous apprenions à mener les bêtes à la baguette, alors que les femmes c’est avec les yeux qu’elles nous apprenaient à nous mener. »

Il me donna un coup de coude en me montrant sur la piste un couple danser le mambo : « Regarde celle-là comme elle fait danser son homme ! »

Elle avait ses bras ouverts, le visage balayant toute la salle de droite à gauche et de gauche à droite, les yeux chatoyants qui papillotaient, les lèvres à peine ouvertes, la taille ondulante d’une sirène. Lui, ne regardait qu’elle, les pas qu’il esquissait comme les mouvements de son corps ne nous trompaient pas : il voulait faire croire qu’il dansait alors qu’il se prosternait à genoux devant sa déesse. « Mambo que rico mambo, mambo » c’était le même refrain qu’il y a quarante ans.

Les fleurs quand elles sont belles demeurent fleurs éternellement.

Jean-Pierre Aldeguer



 

*Je me suis engagé à ne dévoiler aucun des noms de ceux qui ont choisi de rester à l’ombre du mur.

**Il paraît que les « grands », eux, allaient sous la scène de la salle paroissiale, lors des répétitions théâtrales organisées par le curé Vincent, pour regarder entre les planches. Mais rassurez-vous, j’ai pu vérifier, ils ne voyaient pas plus haut que moi !


 

(Source : Bulletin de liaison des Enfants de La Stidia et Noisy, n° 20, septembre 2003)


 

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