Histoire avant 1848
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Vie des Communautés
Centenaire 1914-1918

ANLB

Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie


 

LES PARFUMS DE L’ENFANCE

par André Corbobesse

L’hiver s’est installé sur les toits, sur la ville. Par-delà les hautes terrasses des immeubles, les Pyrénées profilent sur un ciel de cendre les arabesques de leurs cimes couronnées et déploient jusqu’à l’infini la traîne immaculée de leur éblouissant manteau d’hiver. De l’océan voisin, les furieuses bourrasques, impuissantes à dompter le gave impétueux, s’accordent une facile revanche en harcelant de leurs attaques sournoises les arbres transis qui, dans une pathétique supplique, dressent vers les nuées leurs branches dénudées, encore ruisselantes de la pluie froide de la nuit.

Dans la tiédeur de ma chambre, derrière les vitres embuées, j’observe avec compassion une compagnie de corbeaux à la dérive, malmenés par le vent, et dont les croassements, sinistres S.O.S., se perdent dans la tourmente.

Comme ces oiseaux, que n’ai-je aussi des ailes ? Un souffle nostalgique ravive la petite flamme qui brûle en moi, toujours en veille, faisant surgir du passé ces clairs horizons bordés de bleu, « sous le soleil qui brûlait les rues où mon enfance a disparu ».

C’était l’été, c’était là-bas…

En ces temps-là, très tôt le matin, ma mère s’affairait aux tâches ménagères qu’elle concluait invariablement par l’entretien des sols. La tonique odeur de l’essence de térébenthine, qu’elle ajoutait à l’eau de lessive, se répandait dans la maisonnée, rehaussant la sensation de fraîcheur. Puis, avant que le soleil ne darde ses rayons, elle entrebâillait volets et porte-persiennes et déployait devant les ouvertures principales, côté intérieur, des rideaux d’épaisse cotonnade, autant pour entretenir une bonne ventilation des pièces que pour faire obstacle à l’intrusion des mouches.

Dans la cour, la fraîcheur relative des premières heures matinales prédisposait aussi à une grande activité. Tandis que les coqs, cédant à leurs mâles pulsions, poursuivaient les poules de leurs assiduités, celles-ci ne cessaient de se répandre en protestations faussement indignées, pour les élues du jour, ou en caquètements persifleurs et futiles, pour les envieuses et les frustrées. Ainsi, chemin faisant, tout occupé à démêler l’écheveau de leurs déboires sentimentaux, un coup de bec par-ci, un coup de bec par-là, à mesure que s’élevait la température, elles se rapprochaient instinctivement du secteur arboré de l’arrière-cour. Parvenues à l’ombre du faux-poivrier dont l’opulente ramure, nimbée de l’écho frissonnant du battement d’ailes de myriades d’abeilles butineuses, se prolongeait jusqu’au sol en lianes souples et légères comme des voiles, nos commères assemblées s’affalaient sur leurs pattes enfouies la terre préalablement retournée. Gorge haletante, barbillons battant la chamade, ailes écartées et plumes hérissées, attentives et désormais muettes, bec large ouvert, elles se tenaient prêtes à gober le moindre courant d’air. Et lorsque la brise marine venait à gonfler le rideau végétal, paupières mi-closes, le cou tendu, elles s’abandonnaient à la caresse et exprimaient leur contentement par un voluptueux raclement prolongé de la gorge, à peine susurré, proche de l’orgasme.

En complète rupture avec cette quiétude, sous l’épais couvert de l’imposant ficus solidement enraciné dans la cour voisine et dont la haute futaie dominait tout le quartier, des hordes de moineaux survoltés, constitués en bandes, s’égosillaient à qui mieux mieux et se livraient à d’incessantes querelles, ponctuées de brèves courses poursuites. A chacune de leurs échappées on eût dit que, las de leurs chamailles stériles, l’arbre les expulsait dans une brutale éructation et, soudain pris de remord, les rappelait aussitôt en son sein, comme est ramenée vers sa base la balle de jokari, prisonnière du fil élastique.

A l’étage supérieur, auréolées de la lumière dorée du soleil levant, dans la transparence d’un ciel vierge de tout nuage, en un impassible ballet, les cigognes tournoyaient en vol désordonné, mêlant leurs craquètements aux stridulations des cigales juchées sur les plus hautes branches des figuiers.

Quelques instants plus tard, l’astre roi, dans son ascension, paraissait au sommet de la carrière de pierres qui dominait le village. Mon frère et moi étions déjà sur pieds, prêts à œuvrer pour le meilleur comme pour le pire. Aussi, afin de contenir les débordements de notre imagination fertile et de nos énergies contraintes, ma mère avait, elle, prévu un règlement intérieur, en application duquel la journée commençait par une participation active aux obligations domestiques. Sitôt englouti le petit-déjeuner et bâclée la rituelle toilette au milieu de la cour, près du robinet qui nous dispensait l’eau purificatrice, nous étions chargés de balayer puis d’arroser, en alternance et suivant un cycle hebdomadaire, l’un le pas de porte côté rue, l’autre le pas de porte côté cour. Cette organisation répartissait équitablement les avantages et les inconvénients liés aux lieux d’exercice : la rue s’avérait, en effet, plus attractive que la cour. Nous faisions ainsi l’économie de nombreuses chicaneries et des interminables séances de conciliation qui s’en suivaient. Elle réglait aussi, par avance, en nous séparant, les querelles qui naissaient du fait qu’il s’en trouvait toujours un qui reposait sur la vaillance de l’autre en simulant, sans vergogne, l’attitude du garçon appliqué qui s’échine à l’ouvrage. Chacun étant de ce fait exposé à assumer l’entière responsabilité de ses propres défaillances. Moyennant quoi, il nous plaisait bien, quelle que soit notre affectation, de patauger dans l’eau claire et fraîche et de nous asperger copieusement à chaque épisode de remplissage de seau.

Nous étions, en revanche, plus rétifs à adhérer au tableau des autres services quotidiens qui nous étaient réservés et dont nous tenions une exacte comptabilité pour veiller à la juste répartition des charges. Ah ! nous connaissions bien le chemin de l’épicerie de Mme Reynaert, de la boulangerie de Mlle Elise, du jardin de notre grand-mère, situé aux antipodes, là-bas, à la sortie du village sur la route de La Stidia et Fornaka ! Bien qu’elles ne nous enchantaient guère, ces courses nous propulsaient hors des murs de la maison, dans le monde libre où le regard des autres nous insufflait la sensation d’exister. Il n’en était pas de même des autres corvées – car il faut bien appeler un chat un chat – et celle qui nous rebutait le plus consistait à dresser le couvert, le matin et le soir, avec en prime le service de la vaisselle. A bien y réfléchir, il m’apparaît aujourd’hui que nous récusions moins le service lui-même que le ton volontairement perfide sur lequel la demande nous était formulée. Aux heures fatidiques, retentissait avec la régularité du chant du muezzin, cet appel que nous recevions comme une sentence et qui nous « révolutionnait les sangs » :

« Les enfants,… la table ! »

Où les plus mauvais jours :

« Les gosses,… la table ! »

Ce n’étaient que des mots, mais, dans tous les sens du terme, comme ils dérangeaient !

A l’époque pourtant, l’idée que l’enfant construit sa personnalité par le jeu, était largement répandue, pour ne pas dire acquise. Dès lors, nous ne nous expliquions pas cet acharnement des adultes à nous détourner de nos objectifs de croissance harmonieuse pour nous impliquer dans des problèmes de subsistance et de maintenance qui n’étaient pas de notre âge.

Le profond respect que nous devions à notre mère et l’amour infini que nous lui vouions excluant toute velléité d’opposition frontale, nous torturions nos méninges pour en faire jaillir l’étincelle qui, telle l’étoile des rois mages, nous conduirait pacifiquement vers cette liberté d’action que nous appelions de tous nos vœux. Sans prétendre à une conversion immédiate et totale à nos thèses, dont on mesurait bien le caractère outrageusement progressiste, nous escomptions, néanmoins, parvenir à une position intermédiaire qu’en termes administratifs on qualifierait de nos jours de « décharge occasionnel de service ». c’eût été, pour commencer, un honorable compromis. Mais c’étant sans compter avec la conviction fermement arrêtée de notre interlocutrice dont on devinait outre la force de l’ancrage de ses objectifs, que la patience s’amenuisait au fil des palabres. Il devenait donc urgent de penser vite et juste.

Il ne nous avait certes pas échappé que nous pouvions, en ultime recours en référer à l’autorité du chef de famille. Encore fallait-il l’avoir sous la main à cet instant ! Quand bien même, et à supposer qu’une telle idée nous ait jamais effleurés, nous en écartions d’emblée l’hypothèse, tellement nous étions en osmose – une fois n’est pas coutume – sur le sentiment que la situation dénoncée nous était, à tous égards, moins dommageable que les incalculables conséquences d’un arbitrage paternel.

Notre délai de réflexion se trouvant, de ce fait, réduit au présent le plus immédiat, l’heure était davantage à la sauvegarde individuelle qu’à la construction d’un avenir commun. Dans cette impitoyable conjoncture, le renversement d’alliance s’avérait inéluctable. Oubliés donc les scrupules et foin de l’ancien partenaire. De vociférations en contestations, le tout relevé d’une pincée d’allégations non contrôlables (donc mensongères), l’infernale mécanique se trouvait relancée.

En moins de temps qu’il ne le faut pour le dire, nous en arrivions à nous étriper fraternellement sur l’air bien connu de la calomnie, jusqu’à ce que tombe le dictat maternel qui désignait le commis d’office. Force devant rester à la loi, à notre corps défendant, nous fourbissions nos armes et épongions nos larmes de crocodile. Mais le feu n’en couvait pas moins sous la cendre. En témoignaient, d’une part, l’inquiétant rictus affiché par celui qui faisait les frais de l’opération – satisfait malgré tout de l’opportunité de représailles qui s’offrait à lui – et, d’autre part, la prudence du « rescapé », dont tous les sens étaient en alerte et qui, se gardant de toute jubilation, affectait, pour faire bonne mesure, une mine compassée qui n’était pas sans rappeler Judas à l’heure du reniement.

Le temps d’exécution de la commission suffisait, en général, à rétablir dans le secteur une atmosphère respirable. Les règlements de compte s’effectuaient, en effet, à posteriori, lorsque l’adversaire donnait des signes visibles de relâchement de sa vigilance ; la jungle n’était, après tout, pas si éloignée que cela.

Une fois libérés de ces servitudes, c’est avec délectation que nous savourions notre liberté retrouvée.

Il était de tradition que la matinée, ou ce qu’il en restait après l’accomplissement de nos bonnes œuvres, soit réservée aux jeux calmes qui pouvaient se pratiquer dans la cour. Les copains n’ont certainement pas oublié les parties de billes sur terre battue, ni les courses automobiles que nous disputions sur un circuit tracé à la craie sur la dalle cimentée de la terrasse intérieure, en propulsant, à coup de pichenettes, des capsules de bouteilles de soda récupérées aux abords du bar voisin.

Il nous arrivait aussi de mesurer notre adresse dans des compétitions de « pitchac ». Tel était le nom que nous donnions à ce petit accessoire obtenu en introduisant dans le trou central d’une vieille pièce de monnaie une petite bande rectangulaire de papier journal, roulée en cigarette bien serrée et découpée en lanières comme une papillote.

Nous faisions rebondir cet objet entre le pied droit et le pied gauche en utilisant la face interne des talons comme catapulte. La performance s’évaluait au nombre de passes réalisées sans que le pitchac touche terre. Dans l’exercice de cet art qui exigeait une grande souplesse, nous projetions l’image de pantins désarticulés et secoués de tics qui, sans être obsessionnels, n’amélioraient pas nos allures dégingandées de minets en phase de croissance.

Les noyaux d’abricots figuraient, par ailleurs, en bonne place dans l’éventail de nos activités ludiques. Le meneur de jeu, qui n’était autre que l’un d’entre nous, déposait sur le sol trois noyaux assemblés en triangle et surmontés d’un quatrième dénommé « la mère ». Pour une raison qui m’échappe aujourd’hui, la mère devait présenter ses deux faces bombées usées jusqu’à l’amande. Le jeu consistait à détruire cette cible à distance de trois à quatre mètres, à l’aide d’autres noyaux que les joueurs prélevaient sur leur cassette personnelle. Lorsque le tir était bien ajusté, l’objectif atteint et démantelé, le tireur raflait tous les noyaux qu’il avait joués depuis le début de la partie ainsi que les mises infructueuses des autres joueurs engagés sur le même coup. La cible pouvait indifféremment être disposée à même le sol ou dans l’embouchure d’un chéneau. Pour pourvoir à nos besoins, nous nous gavions d’abricots à la saison et forcions la consommation de nos parents, voisins et amis. Nous aurions vendu notre âme pour échapper à la pénurie et nous vivions nos revers de fortune comme d’autres vivent une faillite.

Quel que soit le programme de la matinée, notre implication dans nos jeux était telle que midi nous prenait toujours au disparu. Stimulé, cependant, par l’angélus qui sonnait à la volée au clocher de l’église, notre estomac, trop longtemps relégué aux oubliettes, rappelait à chacun, en quelques spasmes aigus, l’urgence du repli. Et tandis que les copains regagnaient leur foyer, mon frère et moi nous nous préparions à affronter les heures les plus sombres de la journée. La table une fois dressée avec l’enthousiasme déjà décrit, tels des suppliciés, nous nous y installions à nos places respectives, l’œil vitreux, le champ visuel réduit à l’espace qui nous séparait de la fiole d’huile de foie de morue qui trônait bien en vue au milieu de la table. Par habitude, ou plutôt par précaution – car il m’est inconcevable que l’on pût s’habituer à ce remède – nous commencions par nous asseoir sur nos mains afin de ne pas courir le risque d’un mouvement incontrôlé qui eût pu entraîner le renversement du précieux extrait, avec les complications que l’on imagine… puis nous entrions en conditionnement intellectuel en vue d’inhiber tous les stimuli susceptibles de faire remonter au cerveau la moindre information gustative. Notre mère, de son côté, dépensait des trésors d’énergie pour ne pas pouffer de rire au spectacle burlesque de nos mines défaites par les affres du dégoût. Je la revois encore, le flacon d’huile dans une main avec, dans l’autre, une cuillère à soupe emplie à ras bord de ce jus épaix, à l’odeur insoutenable, qui nous faisait remonter le cœur jusqu’au bord des lèvres et dont la couleur jaunâtre se reflétait sur nos visages.

Elle attendait en embuscade, pour enfourner, que nous ayons épuisé notre lot de grimaces et de gesticulations. Après quelques déglutitions à sec – ou « pour de rire », comme nous aurions dit à l’époque, bien que la situation ne s’y prêtât point – et une profonde inspiration, comme s’il s’agissait du dernier bol d’air, nous desserrions sans trop de conviction les mâchoires, juste l’espace nécessaire au passage de la cuillère, pour manifester notre refus de partager la responsabilité du geste.

Dans un ultime effort d’auto persuasion, nous finissons par basculer la tête en arrière jusqu’à ce que l’irréparable se produise. Nous sentions alors se déverser l’immonde liqueur que nous avalions en une seule goulée, le nez pincé et les yeux révulsés, en prenant grand soin de ne pas contaminer toute la cavité buccale. Dans sa lente et irrévocable descente vers les profondeurs de notre œsophage, il nous semblait que la chose, à l’instar du redoutable ectoplasme dans « Allien », engluait une à une toutes nos connections nerveuses, désamorçant le réseau de nos communications internes. Pendant quelques secondes, malgré le sucre absorbé dans la foulée, en antidote, nous errions en apnée, au-dessous de la ligne de flottaison, comme court-circuités. Il nous fallait bien ensuite tout le temps du repas pour effacer les traces de cette marée jaune sur nos papilles et pour retrouver nos marques. Le créneau de la plonge qui suivait, nous permettait de vérifier, en quelques escarmouches, que nos réflexes étaient toujours intacts.

Pouvions-nous offrir à notre mère plus grande preuve d’amour et d’obéissance ?

La vaisselle lavée, essuyée et rangée, venait ensuite l’heure exécrée de la sieste qui, chez nous, était une véritable institution pendant les mois d’été. Dieu nous est témoin de nos tourments et de nos souffrances pendant cette pause quotidienne. Alors que nous débordions d’énergie et que nous ne pouvions maîtriser nos pulsions nerveuses, nous étions condamnés jusqu’à 16 heures, au silence, à l’obscurité et à l’immobilité. L’exercice d’emblée s’avérait périlleux. Pour tenir ce challenge, il eût fallu, en effet, nous hacher menu. Profitant de l’assoupissement des parents qui, eux – cela ne cessait de nous surprendre – sombraient rapidement dans le sommeil, mon frère me rejoignait à quatre pattes dans ma chambre où, à force de taquineries, il finissait par m’extirper de mon lit dans l’intention de m’entraîner à la lutte. Mais ces jeux de mains qui, au départ, se présentaient comme un exercice d’entretien, viraient très vite à l’affrontement puis au corps à corps. La résonance des coudes et des genoux qui heurtaient le dallage ainsi que les bruits étouffés des efforts et des gémissements ne tardaient pas à sortir ma mère de sa vigilante somnolence et à nous attirer ses foudres. Immédiatement sur le lieu des opérations, dans une action de commando prestement menée, elle avait tôt fait, en quelques frictions énergiques, de nous rétablir dans nos limites territoriales respectives, sans le moindre éclat de voix, dans le strict respect du repos paternel.

Notre circulation sanguine ainsi réactivée, nous sentions notre corps se libérer des charges électriques qui nous habitaient. Nous étions désormais plus à même d’envisager sereinement la longue attente qui nous séparait encore de la levée du couvre-feu.

Certains jours, alors que toits et trottoirs chauffés à blanc, le soleil à son zénith inondait les rues d’une clarté aveuglante qui faisait vibrer tout ce que l’œil embrassait, il arrivait que la visite de notre arrière grand-mère maternelle nous libérât de cette insupportable contrainte. Nous bénissions alors cette sainte femme pour les grâces que nous procurait sa visite. Car, en ces circonstances exceptionnelles, nous étions autorisés à nous lever et à vaquer dans la cour, en silence bien évidemment et sous la double réserve du port du casque et de nous cantonner aux zones bien ombragées. Répondait à ces exigences le bassin situé sur la partie non bâtie de notre lot d’habitation, dans lequel se déversait en permanence le trop-plein d’un réservoir d’eau potable qui lui était attenant. Abrité du soleil par l’épaisse couverture foliaire d’un figuier, ce bassin, que nous maintenions toujours plein, servait de théâtre à de titanesques batailles navales.

En quelques pliages, nous transformions, en effet, des feuilles de roseaux qui poussaient en bouquet à deux pas de-là, en vaisseaux parfaitement aptes à voguer et qui disposaient d’une cheminée, d’une poupe et d’une proue, elle-même renforcée d’une étrave. Sur ce plan d’eau providentiel, agité par la cascade qui jaillissait du haut du réservoir, nos deux flottilles mouillaient face à face, en ordre de combat. Les troupes embarquées étaient prélevées sur les populations de fourmis qui colonisaient l’endroit : les grandes fourmis rouges, communément appelées « gendarmes », étaient opposées aux grandes fourmis noires, génétiquement ennemies des premières. Je précise, pour les âmes sensibles, que le concept d’incitation à la haine raciale nous était, à l’époque, tout à fait inconnu.

Au signal convenu, nos soufflions sur nos frêles esquifs pour les pousser en direction de l’adversaire. Mais, à mesure que les deux armadas se rapprochaient, nos souffles contraires créaient des courants tourbillonnants qui conduisaient certains bâtiments à pénétrer dans le cercle écumant de la zone d’impact de la cataracte et à se placer sous le jet tumultueux. Aussitôt et sans ménagement, les combattants étaient éjectés du bord tandis que chaviraient les navires. Toutes sirènes hurlantes, nous étions alors prompts à balancer quelques brindilles à l’eau, auxquelles s’agrippaient désespérément les naufragés. Lentement, ces bouées de fortune finissaient par atteindre la grève. La panique maîtrisée, chaque état-major estimait les pertes et les dommages, et les opérations reprenaient leur cours jusqu’à l’abordage avec l’ennemi. Et nos valeureuses fourmis de se répandre sur les ponts adverses avant de se colleter en de furieux combats qui forçaient notre admiration et donnaient lieu à des commentaires enflammés. Les hostilités prenaient fin dès que nous captions le message maternel annonçant le service du goûter. Cette communication, en général, tenait lieu d’armistice.

Ainsi voguaient nos galères, ainsi passait le temps.

Les années de forte sècheresse, tandis que nous pourchassions les sauterelles que ce fléau climatique rabattait sur nos contrées, nous parvenaient, par-delà les bruits familiers de la forge de Rahli, notre voisin, les accents d’une étrange mélopée qui semblait se rapprocher et dont nous ne percevions que quelques éclats portés par le vent.

D’abord lointaines, ces curiosités auditives se faisaient plus précises. Ce n’est que lorsque le phénomène se présentait au bas de notre rue que nous étions en mesure de l’identifier.

Il s’agissait d’un groupe composé d’un taureau noir guidé par deux hommes de race noire et de haute stature, aux bustes dénudés et secs comme du parchemin, qui imploraient le ciel de faire tomber la pluie sur le Sahel d’où ils étaient originaires. Soucieux de maintenir mon intégrité physique, j’observais que le taureau, contrairement à certains de ses congénères, sous sa cape de satin rouge ornée de paillettes, s’avérait plutôt paisible.

J’étais en revanche épouvanté par ses deux acolytes, aux faces plutôt grimaçantes et profondément scarifiées. Se sentant observés, ces diables effectuaient des bonds prodigieux et déclamaient des incantations incompréhensibles qui, de mon point de vue, ne pouvaient qu’attirer sur nos têtes les pires maléfices.

Ajoutait à mon angoisse, la résonnance métallique de leurs instruments de fer, les karkabous, compromis entre les cymbales et les castagnettes, qu’ils faisaient claquer, sur un rythme satanique, entre la paume et les doigts de chaque main. Ces heurts saccadés généraient des vibrations qui me traversaient le corps et nouaient mes entrailles. Cet inquiétant équipage marquait une halte devant chaque habitation afin de solliciter une aumône.

Lorsqu’arrivait notre tour, ma curiosité le disputant à mon trouble profond, je grimpais en compagnie de mon frère sur les structures de la face intérieure du grand portail, par-dessus lequel nous jouissions du spectacle de la rue sans mettre en jeu notre sécurité. Ma mère sortait quelquefois pour les remercier de leur aubade et nous admirions son courage pour oser, sans protection, approcher ces être démoniaques et leur remettre son obole. Après quelques remerciements assortis de la bénédiction d’Allah, la troupe prenait congé et nous pouvions suivre sa progression dans le village à mesure que s’estompait le son des karkabous.

J’éprouvais le même choc émotionnel lorsque, à l’occasion de la fête locale, j’assistais au spectacle de la fantasia qui se déroulait sur le champ de foire, dans l’espace qui prolongeait la place du marché en direction du château d’eau. Je ne me lassais pas d’admirer ces fiers cavaliers, impressionnants dans leur tenue de parade, dont les fringantes montures richement harnachées et piaffant d’impatience avaient le plus grand mal à se ranger sur la ligne de départ. A leur passage, au plus fort de la course, le martèlement des sabots ébranlait le sol jusque sous nos pieds, suscitant, avec l’âcre odeur de la poudre qui se répandait dans leur sillage, une sensation délicieusement mêlée de peur, d’excitation et de ravissement.

Le soir venu, malgré toutes les précautions d’usage, la température était telle à l’intérieur des maisons qu’il était de tradition de sortir quelques chaises dans la rue pour « prendre le frais », suivant l’expression consacrée. Aussitôt rejoints par les voisins, les parents ou les amis en visite, les discussions allaient bon train et chacun s’appliquait à refaire le monde jusqu’à ce que le sommeil et la raison incitent à la retraite. Les enfants du quartier nous réunissions de même, assis sur le trottoir encore brûlant des feux de l’après-midi, le dos appuyé contre le mur tout aussi surchauffé. Nous contemplions avec éblouissement le scintillement de la voûte céleste, à la recherche des étoiles filantes, sans jamais parvenir à valider le vœu qui, selon la légende, pour être réalisable, doit être complètement énoncé avant que la trace lumineuse ne s’éteigne. Très vite lassés de nos échecs successifs, nous demandions à mon frère de nous conter la saga de « Matchaquito », héros de son invention, qu’il adaptait à toutes les situations, suivant les événements et l’inspiration du moment. Notre attention redoublait lorsque, dans l’accomplissement de son destin, ce personnage était appelé à côtoyer les légendaires Buffalo Bill, Teppy Ho, Opalon Cassidy, sans oublier l’inénarrable Double-Rhum, garde chiourme de son état, édenté, mal rasé, confit dans l’alcool et toujours en retard d’une guerre contre les méchants indiens. Il nous coûtait vraiment, au moment de la dispersion, d’avoir à attendre jusqu’au lendemain pour vivre la suite des événements. Car, « oh ! que oui », le frérot savait nous tenir en haleine.

Certains soirs, les adultes délaissaient les chaises et, bras dessus, bras dessous, ils arpentaient la rue principale du village en se racontant des histoires que nos chastes oreilles, à notre grand dam, ne devaient pas entendre. Leurs rires éclaboussaient la nuit et couvraient les hurlements des chacals qui rôdaient à la lisière du village, à la recherche de déchets à se mettre sous la dent. Quant à nous, les enfants, nous épuisions nos dernières forces, armés de longs roseaux, à courir après les chauves-souris afin de les abattre. Ne disait-on pas, en effet, que si elles parvenaient à nous toucher la tête au cours de leur vol chaotique et imprévisible, nous serions condamnés à la calvitie ?

Je n’ai personnellement pas eu à déplorer ce contact, mais j’en connais aujourd’hui qui ont dû être moins chanceux.

Dans la période de préparation des vendanges, les viticulteurs procédaient à la remise en état de leur matériel et remplaçaient, notamment, les cercles métalliques des comportes, trop endommagées pour résister au poids des raisins. Nous récupérions ces pièces lorsqu’elles étaient entières, et les utilisions comme cerceaux. Les rues du village, converties en piste de course à pied, résonnaient pendant cette période du bruit lancinant du frottement du cerceau sur la gorge de fil de fer torsadé, fixée au bout du roseau en guise de poussoir. Par bonheur, nos jambes ne fonctionnaient pas sur le même régime que les dents des lapins. Eussent-elles été soumises à la même érosion, vu le kilométrage que nous affichions au compteur, nous serions tous culs-de-jatte à ce jour.

Nous recyclions de même les roulements à billes réformés que nous fixions sous un châssis de bois constitué d’un assemblage de planches prélevées sur de vieux emballages perdus, brutes de sciage et hérissées d’échardes. Ces plateformes, réputées roulantes, étaient équipées, à l’avant, d’un essieu pivotant commandé avec les pieds. Le bon dénivelé de la route qui, depuis le cimetière, conduisait au château d’eau, faisait de cette voie le site idéal pour nos essais et nos démonstrations. Sans le moindre instinct de conservation, nous nous installions sur ces folles machines dont certaines, comble du confort, offraient jusqu’à deux places assises. Certes, les départs étaient triomphants. Mais combien arrivaient au port ? sous l’effet de la vitesse, ces capricieux engins versaient facilement sur le côté, expédiant les passagers sur le bitume. Si l’on compte que chaque roulade nous valait un lambeau de peau, à quelques détails près, nous avions, à la fin de la saison, subi une mue complète. Quant à notre retour à la maison, il était d’autant plus difficile que les vêtements étaient gravement endommagés.

Pendant que nous nous étourdissions à jouir pleinement des plaisirs de notre âge, la mécanique universelle livrait quelques indices de l’inexorable enchaînement des saisons. Les flamboyants couchers du soleil qui embrasaient le ciel ; les grenades éclatées qui laissaient entrevoir le rubis de leurs grains soigneusement ordonnancés dans leur écrin d’écorce ; les vignes qui s’empourpraient, honteuses d’avoir abandonné leurs grappes aux mains des vendangeurs ; la multitude des hirondelles postées en chapelet sur les fils électriques, dans l’attente du signal du départ ; les pièces du trousseau que nos mères sortaient des armoires pour vérification, avant dépôt à l’internat du lycée ; les fournitures scolaires qui encombraient la vitrine du bazar Claude à Mostaganem… Tout cela créait une atmosphère de fin de règne qui engendrait le malaise. Et lorsque nous troquions nos culottes courtes et nos sandalettes contre les pantalons longs et les chaussures de ville, les dés étaient jetés, c’en était bien fini des vacances.

Le cœur meurtri et le moral en berne, nous n’avions pour maigre consolation que la perspective des prochaines retrouvailles avec nos condisciples. Age heureux où nous n’avions à pleurer que la belle saison qui passait ! Rien ne pourra jamais en altérer la mémoire, ni les nombreux étés qui, depuis, se sont consumés, ni même ceux qu’il me reste à vivre.

Souvent encore, telles ces senteurs de rose, de jasmin et de galant-de-nuit qu’exhalaient nos jardins à la tombée du jour, les effluves de ces années de lumière me reviennent par bouffées. L’homme que je suis devenu aime alors à retrouver le petit garçon qu’il fut pour emprunter avec lui les chemins du souvenir.

Hélas ! Plus que les roses flétries, à peine écloses du matin, les rêves sont fugaces. Sans me laisser le temps d’un au-revoir, la longue plainte du vent qui se cogne et s’écorche aux arêtes vives des immeubles du voisinage m’arrache à ma méditation. Dans la tiédeur de ma chambre, derrière les vitres embuées, je me retrouve à nouveau seul. Disparus les corbeaux, éclipsé aussi le petit Dédé. Son aura, cependant, invisible manteau posé sur mes épaules, m’enveloppe toujours de sa douce chaleur. Plus que la déchirure de l’avoir perdu, je caresse l’espoir d’un prochain rendez-vous et je me plais à imaginer qu’à cette heure, dans l’insouciance de sa jeunesse, il a repris sa joyeuse errance parmi les siens restés là-bas et ceux qui, depuis, l’ont rejoint, dans l’apothéose d’un éternel été.

En prêtant bien l’oreille, peut-être pourrez-vous l’entendre chanter à pleine voix le refrain du bon vieux père Duboué :

« Le petit Dédé s’en va-t-à l’éco-o-le
En portant son sac dessus son épau-au-le.
Quand il savait ses leçons,
On lui donnait des bonbons,
Une pomme douce
Pour mettre à sa bouche,
Un bouquet de fleurs
Pour mettre à son cœur… etc »

André Corbobesse


 

(Source : Bulletin de liaison des Enfants de La Stidia et Noisy, n° 22, mars 2004 et n° 23, juin 2004)



 

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