Histoire avant 1848
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Centenaire 1914-1918

ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie

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LA DOMINATION ESPAGNOLE A ORAN

SOUS LE GOUVERNEMENT DU COMTE D'ALCAUDETE

(1534-1558)

LES EXPEDITIONS CONTRE MOSTAGANEM

(1543, 1547, 1558)

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PRESENTATION

Qui était don Martin, comte d'Alcaudete ? Membre d'une des plus grandes familles d'Andalousie, les Fernandez de Cordoba, il avait même une parenté assez proche avec la maison royale de Tlemcen ; ceci peut d'ailleurs expliquer les multiples contacts qu'il avait avec les Zayanides, ou Beni Abd al Wad, régnants ou prétendants au trône. Il était parent du célèbre « Gran Captan », don Gonzalo Fernandez de Cordoba, et il était le gendre et le beau-frère de ses deux prédécesseurs au gouvernement d'Oran, les marquis de Comares, également des Fernandez de Cordoba. Gouverneur d'Oran était une affaire de famille.

A Tlemcen, cette même année 1534, date de l'arrivée du nouveau gouverneur à Oran, mourait le souverain Mulay Abd Allah al Thabti, laissant trois fils qui se disputèrent sa succession. Et comme l'aîné essayait d'obtenir l'appui de la nouvelle puissance qui s'installait à l'est, les Turcs d'Alger, ce fut tout naturellement que le comte d'Alcaudete se mêla aux intrigues tlemcéniennes, d'autant plus que les deux autres frères ziyanides étaient soutenus, l'un par les arabes, les Beni Amer, l'autre par les Berbères, les Beni Rached. Il est d'ailleurs certain que D. Martin avait pour objectif non une occupation territoriale mais la suzeraineté de l'Espagne sur le royaume de Tlemcen.

[ ... ] Chez les Beni Abd al Wad, le pouvoir passait de l'un à l'autre des trois frères en compétition, et par deux fois les troupes espagnoles d'Oran firent une expédition contre la capitale ziyanide ; la première en 1535 aboutit à un désastre, la seconde, en 1543, deux ans après l'échec de Charles Quint devant Alger, permit seulement au comte de résider vingt-deux jours à Tlemcen. Quant au prétendant Abu Abd Abdallah installé par les Espagnol, il dut bientôt abandonner son trône, trois mois ne s'étaient pas écoulés.

Après Tlemcen, c'est contre Mostaganem que le comte lança ses expéditions, car il fallait par tous les moyens empêcher la puissance ottomane de s'étendre vers l'ouest. Une première expédition n'aboutit qu'à l'occupation de Mazagran.

Toujours cette année 1543, le prétendant détrôné Mulay Mohammed parvint à reprendre le trône paternel. Ce prince règnera encore à deux reprises, de façon éphémère, quelques mois en 1545 et quelques mois en 1548. On peut ainsi dénombrer dix-sept règnes répartis entre six princes, cinq frères et un cousin, sur le trône de Tlemcen entre 1534 et 1548.

A travers les intrigues de tous ces prétendants se poursuivait la lutte entre Espagnols et Turco-­Ottomans d'Alger, ces princes n'étant que des pions pour ces puissances qui les dépassaient et les tribus arabes ou berbères qui voulaient se soustraire à l'hégémonie des Beni Abd al Wad.

Quant au comte d'Alcaudete qui regardait toujours vers l'est, il fit en 1545 une deuxième tentative contre Mostaganem qui aboutit au même résultat qu'en 1543, un échec. Troupes insuffisantes, manque d'armements, peu de ressources financières : le gouvernement de Charles Quint avait des intérêts plus importants en Europe. Et à Tlemcen, les Turco-Ottomans d'Alger étaient parvenus à installer un énième prétendant, un certain Hassan, autre fils de al Thabti. C'est alors qu'apparut un nouvel acteur dans le drame qui se jouait : si à l'est le péril algérois était toujours présent, celui qui s'annonçait à l'ouest n'était pas moins inquiétant. Au Maroc, en effet, une nouvelle dynastie s'installait, celle des shorfa sa'dides, dont l'un d'eux envoya deux expéditions contre Tlemcen en 1549 et en 1551. Bien qu'ils aient réussi à s'emparer de la ville, les Turcs les en chassèrent et s'y installèrent, cette fois définitivement. La politique ziyanide du comte avait vécu, et le préside oranais était désormais menacé par les pachas d'Alger. Pour s'en protéger, D. Martin tenta de s'allier à ces Sa'dides (Saadiens) qui conquéraient peu à peu tout le Maghreb al Aqça. Dans l'esprit du gouverneur d'Oran une alliance avec ces shorfas devait lui permettre de préparer une expédition contre Alger. En janvier 1556 il avait reçu du gouvernement espagnol des instructions pour traiter avec le « Chérif Mohammed ech Cheikh ». Mais en août de la même année ce furent les Algérois qui vinrent assiéger Oran ; s'ils ne purent pas prendre la place, ils y amenèrent la peste qui fit de nombreuses victimes.

La levée du siège d'Oran fut beaucoup plus due à un ordre du sultan de Constantinople qu'à la défense organisée par le comte. Est-ce pourtant ce succès très relatif qui poussa ce dernier qui comptait sur un soutien des Marocains, à se diriger vers l'est pour s'emparer d'Alger ? Et bien que tout espoir d'être accompagné par des contingents chérifiens se fût évanoui, D. Martin entreprit en août 1558 une troisième expédition contre Mostaganem, qui se termina comme les précédentes par un échec, mais un échec immense puisque le comte d'Alcaudete périt dans la bataille.

Chef de guerre, administrateur, diplomate, le comte d'Alcaudete était tout cela, mais pour établir la suzeraineté espagnole sur le royaume de Tlemcen, ce qui était son objectif certain, lui firent toujours défaut l'appui militaire de la métropole et l'envoi des subsides nécessaires de la part de son souverain. Il mourut la même année que celui-ci, qui ayant abdiqué en 1556, décéda également en 1558 à Yuste où il s'était retiré.

LA PREMIERE EXPEDITION CONTRE MOSTAGANEM

(1543)

L'établissement d'un roi vassal des Espagnols à Tlemcen faisait fermer aux Turcs la route terrestre d'Oran ; mais il fallait aussi leur fermer la route maritime, et pour cela s'emparer de Mostaganem et reprendre les anciennes négociations avec le roi de Ténès, Hamida El Aouda.

Le comte d'Alcaudete, après quelques jours consacrés au repos, s'occupa, ainsi que son fils Alonso, de tout préparer pour cette nouvelle campagne. Il choisit une grosse pièce de siège et cinq canons de campagne. On réunit des approvisionnements et des munitions. Chaque soldat dut emporter quatre jours de vivres. La cavalerie fort éprouvée dans la récente expédition de Tlemcen fut reconstituée. Enfin, le 21 mars, l'armée forte de sept mille hommes environ se mit en marche. L'avant-garde était commandée par le quatrième fils du général, don Martin, et par le major de l'armée, Melchior de Villaroel. Le comte emmenait aussi son fils aîné, et laissait la garde d'Oran à don Francisco qui avait été blessé dans la campagne de Tlemcen.

Le jeudi 22, le campement fut établi près de l'ancienne Arzew [Bettioua/Saint-Leu]. Le lendemain matin (c'était le vendredi saint) l'armée fut attaquée du côté de la mer. Le vice-roi d'Alger, Hassan Agha, imploré par Mouley Mohammed qui du pays des Beni Rachid s'était enfui vers Alger avait envoyé six navires au secours de Mostaganem. Ces vaisseaux tirèrent des coups de canon et d'arquebuse qui firent quelques victimes. Mais l'artillerie espagnole ayant riposté, les Turcs durent s'éloigner et, comme le vent les empêchait de tenir la mer, ils se réfugièrent dans le port d'Arzew où on n'alla pas les attaquer. L'armée reprit sa marche et fut rejointe vers midi par les contingents indigènes du cheikh Guireef ;  ils venaient du Tessalah et l'hostilité des gens de Méliona les avait retardés ; ils amenaient un troupeau de quatre mille têtes environ.

Vers trois heures, les Espagnols se trouvèrent sur les bords de la Macta (le rio Chiquiznaque) dont les eaux étaient très hautes. Comme on ne trouva point de gué, le comte ordonna d'abattre des arbres et d'en faire un pont. Mais la plupart des soldats traversèrent la rivière à la nage et le pont servi surtout au passage de l'artillerie et des bagages. L'armée campa sur la rive droite au milieu de dunes de sable qui l'abritaient contre le feu des galères turques. Le jour suivant, le général prévoyant que l'ennemi n'était pas loin, envoya en avant les auxiliaires indigènes afin d'éclairer la marche. Ils rencontrèrent en effet deux mille cavaliers maures qui s'enfuirent lorsque les Espagnols approchèrent et plus loin quatre mille autres guerriers qui n'essayèrent pas de disputer le terrain.

Le dimanche de Pâques, on attaqua Mazagran. Mais comme le chemin suivait le rivage et que l'armée eût été exposée sur son flanc gauche au feu des galères turques, le comte modifia son itinéraire et s'avança par le plateau qui domine Mazagran. Les Espagnols aperçurent bientôt dans la plaine une foule considérable d'Arabes. Ils entouraient Mazagran et semblaient se disposer à défendre ce village sous la direction d'El Mansour ben Bogani et de Hamida El Aouda ; mais au dernier moment ils se retirèrent sans combattre. Le comte fit aussitôt occuper le village où l'on trouva de l'orge et du blé. Le camp fut installé hors de l'enceinte, près de la mer.

Les Espagnols passèrent trois jours près de Mazagran, repoussant les ennemis qui venaient les assaillir jusqu'aux abords du camp et échangeant quelques coups de canon avec les galères. Pendant ce temps, le capitaine-général envoyait à Mostaganem des espions qui devaient s'informer des moyens de défense de la place. Il sut ainsi qu'il y avait dans la ville quinze cents soldats maures ou turcs et vingt-neuf grosses pièces d'artillerie. Dans ces conditions, une attaque lui parut impossible, car il n'avait qu'une pièce de siège et n'aurait pu ouvrir une brèche. L'expédition était donc manquée, et dans la nuit du mercredi au jeudi, le camp fut levé. L'armée partit à deux heures du matin afin de devancer l'ennemi. L'avant-garde protégée par deux escadrons et trois pièces d'artillerie était guidée par trois cavaliers munis de torches au moyen desquelles on devait faire des signaux. Mais les ennemis avaient aussi des espions et ils connurent de suite la résolution des Espagnols. Tandis que la garnison de Mostaganem célébrait sa joie par des salves et des illuminations, les Maures qui étaient restés dans le voisinage des chrétiens se mirent à les suivre sur les hauteurs. Ils étaient fort nombreux, car le roi détrôné de Tlemcen, Mouley Mohammed, avait fait proclamer la guerre sainte jusqu'à Fez.

Dès ce matin, il fut évident que l'on aurait à combattre. Aussi le comte prit-il ses dispositions. Il se plaça lui-même à l'avant-garde avec son fils Alonso, et confia à l'arrière-garde à don Mendo de Benavidès et à don Alonso de Villaroel. L'artillerie placée près de la plage devait répondre au feu des galères turques. La bataille devint bientôt générale et le comte lui-même dut payer de sa personne. Enfin, les galères se retirèrent sur Mostaganem, et le général put tourner ses canons contre les Maures qui se replièrent après avoir subi de grosses pertes. Celles des Espagnols étaient sensibles : il avaient vingt morts, parmi lesquels don Pedro de Rueda, frère du commandant de la place d'Oran.

Il se passa pendant la bataille un fait caractéristique qui démontre le peu de confiance que méritaient les indigènes alliés. Croyant la défaite des chrétiens assurée, leurs auxiliaires arabes avaient fait à l'ennemi des signes d'intelligence : ils essayèrent en vain, après le combat, d'expliquer leur attitude. Dans la crainte d'une défection, le comte leur enleva la garde des munitions et des bagages. Cependant l'ennemi n'avait pas perdu courage, et tandis que l'année espagnole reprenait sa marche, il attaquait l'arrière-garde et y jetait le désordre. Il fut repoussé, mais le comte reprocha vivement à son fils Alonso qu'il avait envoyé de ce côté d'avoir fait charger des troupes harassées de fatigue au lieu de rester sur la défensive. A la fin de cette pénible journée les Espagnols arrivèrent sur les bords de la Macta et y campèrent. Les soldats étaient épuisés. Pendant la nuit, il y eut encore des alertes.

Le lendemain, l'armée traversa facilement la rivière, dont les eaux avaient baissé. Dans l'après-midi, les Maures renforcés par les cavaliers de Meliona attaquèrent l'arrière-garde que le comte dut faire dégager. Mais, suivant ses ordres, on ne poursuivit pas l'ennemi. Pour ne pas s'exposer au feu des galères turques, le général abandonna la route du littoral et inclina vers la gauche. Il alla camper près des salines d'Arzew. Les auxiliaires indigènes le quittèrent alors après avoir donné dans la dernière journée des preuves de fidélité. Enfin le 1er avril, le fils du comte, Francisco, vint le recevoir avec un grand nombre de gentilshommes et, à trois heures de l'après-midi, l'armée rentrait à Oran.

Cette expédition fatigante se terminait par un échec. Les troupes étaient mécontentes et sans doute déçues de se voir privées du butin qu'elles avaient espéré. Ce mécontentement gagna même les officiers et l'un d'eux, le capitaine don Luis Mendez de Sotomayor, engagea ses soldats à se soulever aux cris de : Espagne ! Espagne ! Le capitaine fut dénoncé, arrêté et exécuté avec un de ses sous-­officiers. Mais ce fait montre assez quel était l'état d'esprit parmi les troupes espagnoles.

LA DEUXIEME EXPEDITION DE MOSTAGANEM

(1547)

[Après une rencontre armée qui n'eut pas lieu, près du Sig, entre Turcs et Espagnols, du fait de la mort à Alger de Kheir ed Din, le comte résolut de diriger ses forces sur Mostaganem.]

Le comte avait envoyé son fils, don Martin, à Oran pour y chercher l'artillerie qui lui était nécessaire. Diego Ponce de Léon, qui remplaçait le gouverneur, donna les canons et les munitions et don Martin rejoignit son père à l'endroit fixé, sur les bords du Sig ou de l'Habra.

De là, le général continua sa marche, et le 21 août, il arrivait à Mazagran. Le jour même il avança jusqu'aux abords de Mostaganem et engagea le combat en faisant tirer plus de cent coups de canon contre les murailles. Les Turcs qui défendaient la ville essayèrent de riposter avec deux fauconneux qui furent vite démontés. Le comte fit en même temps opérer autour des remparts une reconnaissance pendant laquelle les assiégés firent une sortie. On continua pendant quelques jours à tirailler ainsi sans résultats. On avait cependant appris par des prisonniers qu'il n'y avait à Mostaganem que quarante-deux Turcs pour diriger la résistance. Voyant le peu d'effet de son attaque, le comte changea son camp de place et, comme la poudre commençait à manquer, il envoya un brigantin en chercher à Oran. Mais ce retard permit à la ville assiégée de recevoir d'importants renforts. Les Turcs qui avaient évacué Tlemcen apprirent la marche des Espagnols sur Mostaganem et s'y portèrent aussitôt. Ils y pénétrèrent amenant avec eux un grand nombre de Maures.

Cependant, la brèche étant assez large, le comte résolut de donner tout de même l'assaut. Malheureusement l'indiscipline des troupes fit tout manquer. Le 27 août, tandis que le général donnait les ordres pour l'assaut qui devait être livré le lendemain, un capitaine chargé d'occuper un faubourg voisin de la brèche crut qu'il pourrait y pénétrer facilement et s'y précipita. Les Turcs d'abord parurent prêts à se retirer; mais lorsqu'ils virent le désordre qui régnait parmi les assaillants, ils ripostèrent et leur tir fit beaucoup de victimes, entre autres le mestre-de-camp général. Voyant le nombre des morts, le comte fit sonner la retraite. Les assiégés poursuivirent alors les Espagnols, marchèrent sur leur batterie et faillirent s'en emparer.

La situation des chrétiens devenait très grave d'autant plus que la confusion sui s'était produite pendant l'attaque avait naturellement contribué à augmenter la démoralisation après l'échec. Il fallait songer à éviter un désastre complet. Quelques officiers conseillaient au général d'enclouer les canons, de mutiler les chevaux et d'embarquer les troupes pendant la nuit sur quelques navires qui se trouvaient près du rivage. Le comte s'y refusa énergiquement, préférant mourir, disait-il; et grâce à son activité, lorsque le jour parut, toute l'armée se trouva rangée sur le rivage pour protéger l'embarquement des blessés. On n'avait abandonné qu'une grosse pièce dont l'essieu s'était brisé et que l'on encloua. On transporta aussitôt sur les navires les blessés et les malades.

Mais, à ce moment, les Turcs, informés de la retraite des Espagnols, et croyant qu'ils allaient tous partir par mer, sortaient avec des forces considérables dans l'espoir de les anéantir complètement. La chaleur suspendit la lutte pendant le milieu du jour. Vers le soir, deux mille Arabes se placèrent en arrière des chrétiens, tandis que les Turcs les attaquaient du côté du sud et que la grosse masse des fantassins s'avançait le long de la mer. Leur tactique était évidemment d'envelopper leurs ennemis et de les éloigner de la plage. Le découragement était tel parmi les Espagnols qu'ils ne songeaient qu'à fuir. Ils furent cependant sauvés grâce au sang-froid du comte et à la bravoure de son fils, don Martin, et de l'alcade d'Oran, don luis de Rueda. Le général disposa deux compagnies en face des deux mille cavaliers qui menaçaient les derrières de son armée. Luis de Rueda réunit une soixantaine de cavaliers avec lesquels il chargea les Turcs pendant que don Martin, ramenant au combat les soldats qui fuyaient vers la mer, les rangeait en bataille pour soutenir l'attaque. La charge fut si impétueuse que les Turcs voyant leur opération manquée s'enfuirent vers Mostaganem. Si les Espagnols avaient eu assez de cavalerie, ils auraient peut-être pu s'emparer de la ville à ce moment. Mais ils étaient trop heureux d'avoir échappé au terrible danger qui les menaçaient.

La bataille terminée, on acheva d'embarquer les blessés, et le comte ayant rallié ses troupes reprit la route d'Oran. La première nuit, l'armée alla sans doute jusqu'à la Macta qu'elle passa le lendemain. A ce moment elle eut à repousser une attaque. Elle atteignit enfin Arzew et, le jour suivant, le comte rentrait à Oran. Cette fois encore, il avait échoué; comme en 1543, il avait ainsi perdu le bénéfice de sa campagne heureuse du côté de Tlemcen.

Les causes de l'insuccès étaient d'ailleurs à peu près les mêmes : préparatifs insuffisants, manque de munitions, renseignements trop incomplets sur les ressources de l'ennemi. Mais il faut ajouter que l'organisation et le recrutement défectueux de l'armée, l'absence d'expérience militaire et de discipline des soldats, défauts si graves en présence d'ennemis nombreux et combattant d'une manière toute particulière, contribuèrent pour une bonne part à provoquer la défaite des Espagnols. Si le comte d'Alcaudete doit supporter une grande partie des responsabilités, il serait injuste de ne pas ajouter qu'il aurait pu obtenir des résultats tout différents si l'on avait mis à sa disposition les ressources militaires et financières qui étaient nécessaires.

Quant à sa bravoure sur le champ de bataille, à son sang-froid, à son habileté même, on avait pu en voir dans cette malheureuse expédition de nouvelles et admirables preuves.

Le comte d'Alcaudete ne sembla pas du reste avoir renoncé à prendre Mostaganem. Il se mit à négocier avec un Maure influent que l'on avait fait prisonnier pendant le siège et dont le frère se trouvait dans cette ville. Pendant ce temps arrivèrent les galères, commandées par don Bernardino de Mendoza, dont le concours eût été précieux. Mais au dernier moment, lorsque l'artillerie était déjà embarquée, la flotte reçut contrordre et il fallut renoncer à ce projet.

Le comte dut se borner à marcher vers Arzew où le roi de Tlemcen devait envoyer le blé qui représentait son tribut, et au retour on razzia quelques douars.

LE DESASTRE DE MOSTAGANEM

(1558)

Le siège d'Oran par les Turcs d'Alger fut suivi d'une terrible épidémie de peste. Comme cette maladie régnait à Alger au moment du départ des Turcs, il est fort possible qu'ils l'ait apportée avec eux. Le fléau éclata surtout en 1557 et fit de nombreuses victimes parmi les femmes et les enfants. La population des campagnes voisines fut très éprouvée. Quant aux troupes, le comte les fit camper hors d'Oran, changeant chaque jour l'emplacement des tentes. Il avait fait établir sur le flanc de la montagne un hôpital spacieux et aéré pour les pestiférés. L'épidémie régna pendant près de six mois et, entre autres victimes, elle frappa le roi déchu de Tlemcen, Mouley Hassan. Lorsqu'elle fut en décroissance, mais avant qu'elle ne prît fin, le comte s'embarqua pour l'Espagne. Il voulait hâter la réalisation de ses vastes projets et, en faisant valoir l'alliance certaine du chérif du Maroc, obtenir des forces suffisantes pour entreprendre une lutte décisive contre les Turcs.

Le comte d'Alcaudete se rendit à Valladolid où se trouvaient la Cour et la princesse Jeanne de Portugal, régente d'Espagne en l'absence de son frère Philippe II. On lui fit un accueil fort honorable, car sa bravoure et son activité infatigable étaient admirées de toute la noblesse espagnole. Mais lorsqu'il exposa ses plans au conseil, il rencontra une sérieuse opposition.

Les négociations avec le chérif du Maroc avaient continué. Le gouvernement espagnol avait sans doute accueilli les propositions transmises par le gouverneur d'Oran en 1555, car celui-ci avait pu, comme il le demandait, envoyer à Fez son interprète, le capitaine Gonzalo Hernandez, muni de pleins pouvoirs pour traiter. Les clauses dont on était convenu en 1555 avaient été revues et complétées, notamment en ce qui concernait le partage des territoires à conquérir. Le chérif avait promis son concours et celui des chefs maures, entre autres des fameux chevaliers de Meliona. Du reste, comptant peut-être déjà sur l'appui des Espagnols, le chérif avait commencé la lutte dès le mois de juin 1557. Il voulait sans doute profiter du désordre qui régnait dans le gouvernement d'Alger depuis le retour d'Hassan Corso et qui allait seulement prendre fin à l'arrivée d'Hassan Pacha, fils de Kheir ed Din, élevé pour la seconde fois à la dignité de vice-roi d'Alger.

Mouley Mohammed El Medhi envoya donc une armée contre Tlemcen que gouvernait de nouveau le Turc Saffa. Comme la garnison qui ne comprenait que quatre cents hommes ne pouvait pas compter sur le concours des habitants, elle se retira dans la casbah. Pendant ce temps le caïd El Mansour ben­ Bogani reprenait avec les Marocains possession de la ville. Mais il aurait fallu de l'artillerie pour forcer la citadelle. El Mansour en fit demander à Oran, mais ne put en obtenir.

C'est sans doute à ce moment que le comte d'Alcaudete partit pour l'Espagne et le succès du chérif put être invoqué comme argument nouveau. D'ailleurs, outre cette importante alliance, le capitaine-­général prétendait qu'il en aurait d'autres aussi précieuses. Tous les Maures, disait-il, du Maroc jusqu'à Ténès, détestaient les Turcs qui les tyrannisaient; ils soutiendraient donc de toutes leurs forces les ennemis de ces despotes. Dans ces conditions, le comte demandait l'autorisation de lever huit mille hommes pour aller avec ses alliés prendre Mostaganem avant tout.

Le président du Conseil royal de Castille, Juan de Véga, se montra favorable à ses propositions, mais don Luis Hurtado de Mendoza, marquis de Mondejar, les combattit vivement et invoqua des arguments très sérieux. Il déclara que l'alliance du chérif et des autres chefs maures ne lui inspiraient aucune confiance, d'autant plus qu'ils n'avaient livré aucun gage, fourni aucune garantie. D'autre part, les Turcs ne manqueraient pas d'envoyer partout des marabouts pour surexciter le fanatisme des musulmans et les soulever contre les chrétiens. Enfin, ils auraient le temps de jeter des troupes dans Mostaganem et d'accourir avec toutes leurs forces d'Alger et de Tlemcen, si bien qu'on ne pourrait leur résister.

Cependant, quelque fondées que fussent ces critiques et bien que le souvenir du double échec de 1543 et 1547 dût être encore présent à la mémoire, le Conseil accorda au capitaine-général d'Oran ce qu'il demandait. Le comte avait rappelé sa glorieuse expédition de Tlemcen et ce fut sans doute ce qui décida le Conseil en sa faveur. Pourtant il semble que par une mesure de défiance on ait voulu lui adjoindre un conseiller au courant des affaires barbaresques. On ordonna en effet à Fray Nicolo, qui avait été chargé de diverses négociations avec les vice-rois d'Alger, de se joindre au comte et de l'accompagner dans l'expédition. Fray Nicolo reconnut vite que, malgré son long séjour en Afrique, le gouverneur d'Oran ne connaissait guère les populations avec lesquelles il traitait.

Lorsque le comte d'Alcaudete quitta Valladolid, vers la Toussaint, il ignorait encore le grave événement qui venait de se produire au Maroc et qui modifiait la situation. Mouley Mohammed El Mehdi, maître de Tlemcen, avait songé à poursuivre la guerre ; il parlait déjà d'expulser les Turcs de l'Egypte. Ces projets inquiétèrent le sultan de Constantinople qui essaya vainement de traiter. Irrité, Soliman ordonna qu'on lui envoyât la tête de son ennemi. Un Turc, Salah El Kahia, s'offrit pour aller la chercher. Il se présenta au chérif, lui demanda sa protection, s'entendit avec quelques Turcs restés à son service après la mort d'Abou Hassoun ; et pendant une expédition du chérif il l'assassina (23 octobre 1557), lui coupa la tête et s'enfuit en l'emportant. La plupart de ses compagnons furent tués, mais, suivant une tradition, la tête fut envoyée à Constantinople.

La mort de Mouley Mohammed El Mehdi compromettait singulièrement les projets du comte d'Alcaudete. Les événements qui suivirent lui enlevèrent tout espoir de voir les Marocains le soutenir contre les Turcs. En effet, Hassan Pacha résolut de profiter de cet événement et à la tête d'une armée de six mille Turcs et renégats auxquels se joignirent en route seize mille Maures, il marcha sur Tlemcen. Les troupes chérifiennes évacuèrent aussitôt cette ville que El Mansour abandonna définitivement. Hassan pénétra dans le Maroc et rencontra l'ennemi près de Fez. Après une journée de combat, la victoire restant indécise, Hassan donna l'ordre de la retraite. Il craignait en effet qu'en cas de défaite la route du retour ne lui fùt coupée par les Espagnols. Il alla donc s'embarquer près de Mellila, après avoir licencié une grande partie de son armée (janvier 1558). L'absence du comte d'Alcaudete encore en Espagne l'avait empêché de profiter de ces circonstances.

La mort du chérif devait avoir, au point de vue espagnol, la grave conséquence d'empêcher l'intervention des Marocains. Mais l'audacieux capitaine-général ne connut ces événements qu'au dernier moment. Du reste, ils ne pouvaient l'arrêter. Il crut sans doute au contraire que l'échec de Hassan Pacha ne ferait que servir les projets des Espagnols.

Aussitôt qu'il eut l'autorisation de lever des troupes, le comte d'Alcaudete s'occupa de les recruter. Bien qu'on ne lui eût accordé que huit mille hommes, il en enrôla onze mille. Comme toujours une grande partie de la noblesse d'Andalousie et du royaume de Grenade accourut à son appel ; il trouva aussi des volontaires dans la Vieille-Castille et dans la Manche ; les ordres de Santiago et de Calatrava lui fournirent des guerriers. Sa réputation était très grande, et les guerres d'Afrique qui, malgré tout, conservaient le caractère de croisades, avaient un certain attrait pour les Espagnols. Il y eut, il est vrai, parmi ces soldats beaucoup de jeunes recrues dont l'inexpérience devait singulièrement nuire au succès de l'expédition.

Comme toujours les troupes furent concentrées à Malaga et à Carthagène pour y être embarquées. Fray Nicolo, selon les instructions qu'il avait reçues, avait accompagné le comte. Mais lorsqu'il fut arrivé avec lui à Carthagène, il reçut de la régente l'avis de ne point attendre de nouveaux ordres. Il donna au gouverneur d'Oran qu'il accompagna encore à Valence d'excellents conseils : il lui dit qu'il n'avait pas assez de troupes, qu'il lui faudrait au moins quinze mille hommes et des galères ; il l'engagea, en se séparant de lui, à se défier de son trop grand courage et à considérer qu'il emmenait des soldats sans expérience et qui faibliraient au moment décisif. Ces sages conseils ne furent pas écoutés. Le comte était résolu à tenter malgré tout l'aventure.

D'ailleurs il ne manquait pas de conseillers pour l'y pousser. Lorsqu'il vint à Carthagène pour s'y embarquer au mois de juillet, il y rencontra l'ambassadeur qu'il avait envoyé au chérif, le capitaine Gonzalo Hernandez. Celui-ci lui fit connaître les événements qui s'étaient produits au Maroc et lui apprit que le souverain de Fez, qui venait à peine d'échapper à un grand péril et qui avait sans doute à raffermir son pouvoir ébranlé par l'assassinat de Mouley Mohamed, ne pourrait pas remplir pour le moment les conditions du traité. C'était là une première déception et le comte aurait dû renoncer à son expédition. Mais il se crut probablement engagé d'honneur. Du reste, à défaut des Marocains, Gonzalo Hernandez et d'autres flatteurs l'assuraient qu'il trouverait un appui suffisant chez les Maures, notamment chez les habitants du royaume de Tlemcen. Il est fort possible que El Mansour ben Bogani, toujours désireux de jouer le rôle prépondérant dans ce royaume, ait fait de belles promesses. Le capitaine-général ne demandait pas mieux que de croire ceux qui flattaient ainsi ses espérances de gloire, et rien ne put l'arrêter.

Six mille hommes se trouvaient réunis à Carthagène. Le comte s’embarqua et emmena ces troupes avec une partie des munitions, tandis qu'un autre corps de cinq mille hommes, qu'on appela le régiment de Malaga, se concentrait et achevait ses préparatifs dans cette ville sous la direction de don Martin, fils du général.

Le 6 juillet, le gouverneur arrivait à Oran. Il s'y arrêta six jours qui furent occupés par des négociations avec les gens de Tlemcen. Les Turcs étaient rentrés dans cette ville, et il y avait naturellement un parti qui leur était hostile. Il est fort probable que El Mansour était à la tête de ce parti. Les Maures sollicitaient donc l'appui des Espagnols ; mais instruits par l'expérience, ils demandaient que le comte d'Alcaudete disposât de forces suffisantes pour que la victoire fût assurée. D'autre part, celui-ci avait peut-être un candidat au trône à leur faire accepter.

Les négociations n'aboutissant pas, le général pensa qu'il convaincrait mieux les Maures par une démonstration militaire. Il crut aussi sans doute qu'il fallait exercer ses jeunes soldats avant de marcher sur Mostaganem. Il se dirigea donc vers le sud et se rendit dans la région montagneuse du Tessalah. Les troupes étaient peu disciplinées ; le désordre qui régnait dans l'armée espagnole ne donna pas aux indigène une haute idée de sa force et ne les disposa guère à se ranger du côté des chrétiens. Vers le 23 juillet, débarqua le régiment de Malaga et ses cinq mille hommes vinrent rejoindre le comte. Mais les Maures, soit qu'ils n'eussent pas confiance dans ces troupes, soit qu'ils fussent gagnés par les Turcs, non seulement ne se déclarèrent pas pour les Espagnols, mais au contraire leur firent la guerre pour plaire à leurs ennemis. Le comte avait ainsi perdu plus de trois semaines et ses troupes furent soumises à de cruelles souffrances. Les soldats n'avaient en effet emporté de vivres que pour quatre jours. La disette se fit bientôt sentir et un désastre se serait peut­-être produit dès ce moment si des Arabes n'avaient pas découvert des silos remplis d'orge et de blé.

L'armée souffrit encore pendant le retour vers Oran. Des soldats moururent de faim ; d'autres ayant mangé des oignons sauvages périrent empoisonnés. Sans doute ces souffrances terribles provoquèrent un vif mécontentement et le comte, naturellement dur, redoubla de sévérité ; il fit ainsi enterrer vif un malheureux qui ne pouvait plus marcher disant que cela valait mieux que de tomber sous les coups des Arabes. Ce fait donne une idée de la situation dans laquelle devait se trouver l'armée. Pendant cette retraite les Arabes ne cessèrent de la harceler et blessèrent un grand nombre de soldats.

En arrivant à Oran, le capitaine-général défendit aux troupes d'y entrer et il les fit camper sans doute à la Rambla Onda. Seuls les officiers purent pénétrer dans la ville. On avait déjà perdu beaucoup de temps ; on en perdit encore. Le comte ne voulait point partir avant le 14 août, parce que, disait-il, c'était à pareille date que les Turcs avaient attaqué Oran. Comme son fils, don Martin, lui faisait observer qu'il valait mieux marcher avant que tous les Maures ne fussent réunis, il répondit avec son orgueil accoutumé que plus il y aurait de Maures et mieux cela vaudrait : « Je donnerais, s'écria-t-il, toutes mes charges et dignités pour me voir en face du Grand Turc ».

Ces retards cependant étaient funestes de toute façon. On consommait en pure perte les vivres qui avaient été réunis. On laissait aux ennemis le temps de tout préparer pour la défense. Le but de l'expédition était connu ; les défenseurs de Mostaganem et le gouverneur turc de Tlemcen pressèrent également Hassan Pacha d'accourir au secours de la ville menacée. On lui envoya courriers sur courriers et en lui faisant connaître le désordre qui régnait dans l'armée espagnole, on lui fit espérer une victoire facile. Hassan ne laissa pas échapper l'occasion, et, dès le 6 août, il se mit en route, emmenant avec lui cinq mille Turcs et renégats et mille cavaliers, et il se dirigea sur Mostaganem à marches forcées. Les Turcs de Tlemcen, les Maures du royaume et ceux de la région de Mostaganem recevaient en même temps l'ordre de se diriger sur cette ville. Le comte d'Alcaudete, entêté dans sa décision, attendit jusqu'au 13 août et donna enfin l'ordre de se préparer à partir le lendemain.

A ce moment se produit une opposition inattendue. Le colonel don Francisco Benavides, qui remplissait les fonctions de commissaire du roi, conseilla au capitaine-général de renoncer à l'entreprise, ses troupes étant trop affaiblies ; il valait mieux les renvoyer en Espagne, sans quoi il se perdrait avec son année ; enfin si le simple conseil ne suffisait pas, il en donnait l'ordre au nom du roi. Le comte répondit avec hauteur qu'il savait ce qu'il faisait et que si le colonel ne voulait pas combattre, il était libre de se retirer dans un couvent. C'est ce que fit don Francisco qui s'en alla au couvent de San-Domingo et, de cet asile, envoya au comte ses ordre formels en qualité de commissaire du roi. Le gouverneur n'en fit nullement cas, et, après avoir déclaré qu'il répondrait conformément à la loi, il confirma ses ordres de départ.

Le 14 août, l'armée s'ébranla. Elle comptait onze à douze mille hommes, parmi lesquels il n'y avait que douze cents vieux soldats de la garnison d'Oran que remplaçaient dans la ville autant de recrues. On emmenait quelques pièces de siège et de campagne. Les troupes emportaient seulement des vivres pour six jours, de sorte qu'en cas de résistance ou de retard dans la marche, la disette devait les éprouver. Le reste des approvisionnements et des munitions devait être apporté par mer au camp que l'on établirait devant Mostaganem. A Oran, le comte laissait, pour gouverner la ville en son absence, son cousin, Diego Ponce de Léon. Il emmenait avec lui son fils, don Marin, le seul de ses enfants qui fût alors en Afrique.

La marche de l'année fut lente. Il semble que le général ait voulu d'abord tromper l'ennemi sur ses intentions et qu'arrivé aux salines d'Arzew il ait fait mine de se diriger vers le sud. Il est possible aussi qu'il ait attendu là les contingents indigènes sur lesquels il comptait encore. Enfin le manque d'entraînement de ses troupes devait nécessairement ralentir tous les mouvements. Quoi qu'il en soit, les Espagnols n'arrivèrent à Mazagran que le 23 août. Les vivres manquaient, d'autant plus qu'avec leur imprévoyance habituelle, beaucoup de soldats avaient dès les premiers jours épuisé leurs provisions et l'on ne se nourrissait guère que d'escargots et d'un peu de blé trouvé dans les silos.

Cette lenteur dans les mouvements était d'autant plus regrettable qu'elle encourageait les ennemis. Il est très probable que si le comte avait marché sur Mostaganem avec la vigueur et la rapidité qu'il avait déployées dans d'autres expéditions, surtout en 1543, il aurait déconcerté les Arabes et trouvé la ville hors d'état de se défendre.

Il ne semble pas que jusqu'à Mazagran, les Espagnols aient rencontré de la résistance. Ni les troupes de Tlemcen, ni celles d'Alger n'étaient encore arrivées. Le comte espérait trouver quelques vivres à Mazagran, mais les habitants avaient abandonné le village en emportant à Mostaganem tout ce qu'ils avaient. Il ne restait là que des caroubes que les soldats se mirent à ramasser ; mais les officiers les forcèrent de les jeter sur la plage lorsque l'on reprit la marche le lendemain. Or les Espagnols n'avaient que ces caroubes pour se nourrir, car le gouverneur turc de Tlemcen, Euldj Ali, avait interdit de leur fournir des vivres. Mais comme les troupes devaient donner l'assaut en arrivant devant la place, on ne voulut pas que les soldats fussent trop chargés. D'autre part, les munitions pour le siège devaient arriver par mer de sorte qu'on manquait de boulets, et le général ordonna d'abattre un portail en pierre de Mazagran, d'où l'on tira treize boulets.

Le 24, les chrétiens marchèrent donc sur Mostaganem et arrivèrent devant les murailles vers 10 heures du matin. A leur approche, quelques Turcs et des Maures sortirent et se mirent à tirailler avec l'avant-garde. Repoussés en désordre, ils se rejetèrent dans la ville et s'enfuirent en laissant les portes ouvertes. A ce moment, la victoire était possible si l'assaut avait été donné. Les compagnies d'avant-garde s'élancèrent en effet et un sergent, prenant un étendard des mains de l'enseigne qui le portait, le plaça sur la muraille en criant de monter à l'assaut et que la ville était aux Espagnols. Malheureusement aucun ordre n'était donné; le comte d'Alcaudete, irrité qu'on engageât ainsi l'action, accourut au galop et fit retirer les troupes. Le sergent ne se voyant pas soutenu quitta la muraille et le comte ordonna de le pendre malgré ses prières. Sans doute le général ne pouvait admettre qu'on commençât l'attaque sans ordre et alors que l'armée en marche n'était nullement prête à la soutenir. Il n'en est pas moins vrai que dans la situation désespérée où se trouvaient les Espagnols, dépourvus de vivres et de munitions, menacés par les Turcs de Tlemcen et d'Alger qui arrivaient à marches forcées, une action immédiate et vigoureuse contre Mostaganem aurait seule pu les sauver. En essayant d'entreprendre un siège régulier, le comte commettait une faute irrémédiable. Son obstination dans la suite ne fit qu'aggraver cette faute. Lorsque toutes les troupes furent réunies, on installa un camp sur un coteau que ne pouvaient atteindre les défenseurs de la ville. On creusa un fossé et l'on établit une batterie qui, pendant la nuit, tira quelques coups de canon auxquels les Turcs ripostèrent avec une mauvaise pièce d'artillerie, n'en ayant pas d'autre.

Le jeudi 25 à midi arriva la nouvelle que le vice-roi d'Alger, Hassan Pacha, n'était plus éloigné et que, le soir même, il camperait à une demi-lieue de Mostaganem. Tout d'abord, le comte crut que c'était là une ruse de guerre, bien qu'on lui confirmât qu'on avait vu les drapeaux rouges annonçant la présence du pacha. Il envoya son fils, don Matin, en reconnaissance et la nouvelle fut trouvée exacte.

Cependant, malgré le péril croissant, tout n'était pas perdu. Don Martin, qui montrait déjà les sérieuses qualités militaires et l'audace dont il devait donner de si brillants témoignages quelques années plus tard, proposait d'attaquer pendant la nuit les Turcs fatigués de leur marche forcée et qui ne devaient probablement pas bien se garder. Il ne demandait que mille hommes pour tenter cette surprise. Mais le comte s'y refusa, bien que l'on fit valoir les avantages que l'on retirerait du succès ; car on trouverait dans le camp turc des vivres dont on avait grand besoin. A ce moment, en effet, il n'y avait encore aucune nouvelle des navires qui devaient arriver d'Oran. Mais le général croyait que les Turcs n'oseraient l'attaquer ou bien il pensait en avoir aisément raison comme dans tant d'autres rencontres. Le mécontentement et le découragement régnaient dans l'armée espagnole. Les capitaines représentèrent au comte le danger où l'on se trouvait et il semble même qu'ils aient témoigné leur irritation à haute voix.

Jusqu'au jeudi soir le comte était donc bien résolu à ne point quitter la place. Il voulait attendre sous les murs de Mostaganem l'attaque des Turcs dont les forces s'élevaient à vingt mille hommes environ, et il se croyait sûr de la victoire. A ce moment lui arriva une nouvelle qui changea subitement ses intentions : il apprit que les navires qui devaient lui apporter des vivres et des munitions étaient tombés entre les mains de l'ennemi. Les approvisionnements avaient été embarqués, ainsi que deux compagnies d'environ six cents hommes sur quatre brigantins et un vaisseau. Le vaisseau retenu par les vents contraires revint à Oran. Les brigantins, après avoir dépassé Arzew, rencontrèrent cinq galères turques qui venaient de piller une petite ville de la côte d'Andalousie. Ces vaisseaux s'emparèrent des brigantins et des vivres destinées aux Espagnols

Ce malheur était irréparable. Sans vivres, sans munitions, le comte ne pouvait soutenir le choc des Turcs ni, fût-il même victorieux, continuer le siège. Ainsi s'explique la brusque résolution de battre en retraite prise pendant la nuit. D' ailleurs, en adoptant cette décision, le général espagnol en sentait tout le danger ; il savait combien une telle opération était périlleuse en présence des Turcs enhardis, au milieu d'une population hostile et avec une armée affaiblie, fatiguée, affamée, démoralisée. Mais il était trop tard pour prendre un autre parti.

Au milieu de la nuit, on avertit les troupes de se préparer et à minuit la retraite commença. L'ennemi ne tarda pas à en être informé, grâce à ses espions qui entendirent le bruit qui se faisait dans le camp espagnol et en connurent bientôt la cause. Aussitôt la garnison de Mostaganem se précipita hors des murailles et se mit à égorger les blessés et les malades que, dans leur précipitation, les chrétiens avaient laissés dans leur camp. En même temps, on avertissait Hassan Pacha de la route prise par les Espagnols et il se mit à leur poursuite.

La marche de l'armée avait été assez lente. La principale cause en était dans la difficulté que l'on éprouvait à traîner les canons sur le sable. Le comte avait en effet réparti son artillerie entre l'avant-­garde et l'arrière-garde que commandait son fils. Ce fut une nouvelle faute grave que de s'obstiner à emporter toute l'artillerie ; le général se serait cru déshonoré s'il avait abandonné une seule pièce. Le seul parti raisonnable eût été cependant de ne conserver que les petits canons de campagne et d'enterrer les autres dans le sable, sauf à venir plus tard les rechercher. Il est certain du reste que cette retraite commencée au milieu de la nuit par des troupes découragées et affaiblies ne pouvait se faire sans quelque désordre. Les Turcs ne perdirent pas de temps et lorsqu'à l'aube les Espagnols arrivèrent à Mazagran, leurs ennemis s'y trouvèrent presque en même temps. Les soldats de l'arrière-­garde n'avaient songé, malgré leurs chefs, qu'à la faim dont ils souffraient, et voyant sur la plage les caroubes qu'ils avaient jetées deux jours plus tôt, ils se précipitèrent pour les ramasser. Il régnait alors un épais brouillard à la faveur duquel les Turcs purent atteindre ces troupes tout en désordre et ils s’emparèrent de deux grosses pièces et de plusieurs canons de campagne qu'ils tournèrent aussitôt contre les chrétiens. Don Martin s'efforça vainement de repousser les assaillants et de couvrir la retraite : il put à peine réunir une trentaine de cavaliers et reçut un coup d'arquebuse qui le mit hors de combat. Aussitôt presque toutes les troupes s'enfuirent vers Mazagran, les capitaines en donnant eux-mêmes l'exemple. Ce qui augmentait encore le désordre et la panique chez les Espagnols, c'est qu'ils se voyaient attaqués de toutes parts : sur la plage débarquaient des troupes turques venues par mer et de l'autre côté apparaissait l'armée de Tlemcen.

Tandis que l'arrière-garde était ainsi mise en déroute, l'avant-garde avait atteint l'enceinte de Mazagran, s'y était retranchée et avait disposé son artillerie sur le rempart. Le comte avec les vieux soldats d'Oran, qui seuls avaient conservé un peu de sang-froid et d'ordre, s'efforçait de protéger la retraite. Il combattit jusqu'à midi avec de petites bandes de cents, deux cents ou cinq cents hommes. Enfin il dut, tout en disputant le terrain, se retirer jusqu'à l'enceinte de Mazagran. Les Turcs purent alors riposter aux canons de l'avant-garde avec ceux qu'ils avaient pris aux chrétiens eux-mêmes. Le combat continuait au milieu du désordre croissant lorsque vers trois heures de l'après-midi un terrible accident vint achever de démoraliser les Espagnols. Le feu prit à des barils de poudre qui sautèrent et l'explosion tua plusieurs centaines d'hommes, entre autres le major-général de l'armée, Navarrete. Aussitôt tous les soldats qui combattaient encore en dehors du retranchement s'y précipitèrent, croyant y trouver le salut. « Telle fut la presse, dit un témoin oculaire de cette scène affreuse, que beaucoup s'écrasèrent sous la porte et qu'il y eut des fuyards qui poignardèrent dans le dos ceux qui étaient devant eux. »

C'est au milieu de cette terrible panique que périt le comte d'Alcaudete. On ne connaît pas exactement les circonstances de sa mort. Suivant les uns, lorsqu'il vit ses soldats s'enfuir vers Mazagran, il essaya d'écarter l'ennemi par une charge désespérée, et piqua des deux en s'écriant « Santiago! la victoire est à nous! » Mais personne ne le suivit. Voulant lutter encore, il rentra dans Mazagran par une fausse porte pour ramener ses troupes aux combats. Mais il lui fut impossible de percer la foule affolée. Son cheval se cabra et le renversa par terre ; il ne put se relever et mourut écrasé. Selon d'autres récits, à trois reprises il entra dans le village sans pouvoir ramener au combat ceux qui s'y étaient réfugiés. Désespéré, il s'écria: « Allons mourir, et que la maison de Montemayor ne se déshonore pas ! » C'est dans cette sortie qu'il aurait été blessé mortellement non par les Turcs, mais par ses propres soldats qui tiraient du haut des remparts. Enfin, d'autre racontent qu'il fut atteint, en combattant, de deux coups d'arquebuse qui le traversèrent de part en part. En tout cas la mort du comte fut celle d'un héros. Il s'était efforcé avec un courage admirable, une énergie indomptable, d'empêcher le désastre qu'avaient préparé ses fautes. Ne pouvant sauver son armée, il ne voulut pas survivre à sa défaite et se montra ainsi digne de sa réputation chevaleresque. Mais sa mort mit le comble au découragement des Espagnols. Combattant depuis le matin, ils étaient épuisés de faim, de soif et de fatigue. Ils refusaient même de se battre plus longtemps. Les officiers eux­mêmes gagnés par la panique générale frappaient ceux qui s'obstinaient à lutter. Don Martin, le fils du capitaine-général, dont la bravoure était renommée, était blessé. Les Turcs enfin arrivaient sur l'enceinte.

L'armée toute entière se rendit au coucher du soleil. C'était le 26 août, un vendredi.

Les Arabes, qui combattaient avec les Turcs et dont le fanatisme était encore plus exalté, voulaient massacrer tous les chrétiens. Mais Hassan Pacha se montra plus humain et mit des gardes à toutes les portes de Mazagran afin de protéger les prisonniers. Cependant le lendemain, il dut accorder quelques satisfactions à ses alliés, et il leur livra huit cents captifs. Les Arabes les emmenèrent et dès qu'ils furent à quelque distance ils les tuèrent à coup de lance.

Si complet avait été le désastre qu'il ne se trouva pas un seul fuyard pour en rapporter la nouvelle à Oran. On ne l'apprit dans cette ville que par quelques Arabes qui apportèrent le cadavre du capitaine-général. Hassan Pacha l'avait fait rechercher et l'avait rendu à son fils moyennant une rançon de deux mille ducats et l'échange contre le fils du cheikh, prisonnier à Oran. Des Arabes mirent le corps en travers d'un mulet, dans un bât en sparterie et l'emportèrent ainsi jusqu'à Oran. Arrivés près du Château-Neuf et craignant sans doute qu'on crut à un piège s'ils disaient la vérité, ils attirèrent l'attention des Espagnols en criant que Mostaganem était prise. Cette nouvelle causa une vive joie qui cessa bientôt lorsqu'ils montrèrent le corps du comte et les lettres que leur avait remises don Martin pour ordonner l'échange. Le malheureux capitaine-générale fut enterré à Oran.

On peut aisément imaginer la douleur et la terreur dont furent saisis les habitants de cette ville lorsqu'ils connurent le sort de l'armée espagnole et de son héroïque chef. Il est très certain qu'à ce moment, Oran était complètement dépourvue de moyens de défense. Ce fut seulement au bout de quelques jours que don Francisco, le second fils du comte, y amena les galères de l'ordre de Saint-­Jacques dont il avait le commandement. Si Hassan Pacha avait été assez audacieux pour marcher sur Oran qu'il pouvait attaquer par mer et par terre, il s'en serait emparé sans difficulté. Mais après sa victoire, il revint à Mostaganem et là décida de rentrer à Alger. Le nombre et la qualité des captifs suffisaient pour rendre la campagne à la fois très glorieuse et très fructueuse. Les alliés indigènes étaient probablement pressés de rentrer chez eux et le vice-roi savait qu'il ne pouvait pas trop compter sur leur appui. Enfin, il n'avait d'artillerie que celle qu'il avait prise aux Espagnols. Il revint donc vers Alger, ramenant avec lui plusieurs milliers de captifs, cinq à six mille probablement.

Ces prisonniers restèrent assez longtemps en captivité, car c'est seulement en 1561 que don Alonso, qui avait succédé à son père comme capitaine-général, put racheter son frère, don Martin, avec le produit d'une razzia.

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(Source: La domination espagnole à Oran sous le gouvernement du comte d'Alcaudete, 1534-1558, de Paul Ruff, aux éditions Bouchène, 1998, réédition de l'édition 1900.)

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