Histoire avant 1848
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ANLB

Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie



 

LE FOOT, NOTRE SPORT ROI LA-BAS

par Jean-Claude Durand

Le football est un sport universel. En tout habitant de l’Algérie il y avait, et il y a toujours, un footballeur qui sommeille.

Nous les enfants, avec un ballon aux pieds, nous n’étions plus des gosses de Fornaka, Noisy ou La Stidia. Nous traversions les océans ; nous jouions au Maracana, à Santiago Bernabeu, à Wembley. Nous étions Di Stefano, le divin chauve, Puskas, le major « galopant ». A moins que ce ne soit Garrincha, le fantasque brésilien aux jambes arquées. Ou encore Raymond Kopa. Ou Jonquet. Ou Piantoni et son pied gauche magique. Dans les buts j’étais Ramallet, Colonna ou Remetter. Je ne pouvais pas me mettre dans la peau du grand, de l’immense Lev Yachine, l’araignée noire. Nous étions des vedettes, rien ne pouvait nous résister.

La « lucarne magique » n’existait pas, nous n’avions que les journaux ou de poste de TSF pour nous tenir au courant des exploits de nos héros.

Les anciens le savent mieux que moi, nos terrains de jeu étaient partout : sur les places, entre les eucalyptus, sur les terrains vagues. Les cailloux ne nous rebutaient pas. La passion s’épanchait dans l’organisation des matchs improvisés. Nous mettions sur pied des matchs de foot dans tous les coins du village. La circulation étant réduite à quelques charrettes ou automobiles, nous occupions les rues non goudronnées.

Quatre grosses pierres, à défaut nos vestes ou nos chemises, matérialisaient les buts. Nous n’avions pas de ballons ? Qu’à cela ne tienne : une pelote de chiffon roulée et ficelée faisait notre bonheur. La partie commençait, sans arbitre bien sûr. Cris, insultes, rires, tout y passait. Nous jouions pendant des heures.

Nous revenions à la maison avec les genoux écorchés et les vêtements en piteux état. La réprimande maternelle suivait : « Ah mon fils ! Tu veux me faire mourir ou quoi ? Régard’ comment ti es ! Sur la vie d’ma mère j’veux plus que ti ailles jouer avec cette racaille ou j’le dis à ton père. »

Une telle mise en garde n’avait qu’un effet relatif, l’attrait du foot et des copains était trop fort.

Lorsque nos parents purent nous payer un vrai ballon de foot, un à lacets avec une chambre à air dont la valve que l’on gonflait cachait le trou du cuir, nous jouâmes entre les eucalyptus. Les arbres étaient les buts. Nous dribblions les troncs, nous tirions comme des malades sur eux et, parfois, nous prenions le ballon en pleine figure par ricochet.

Nous étions tout simplement heureux !

Vous avez dit « rivalités sportives » ?

Si les rencontres avec certains villages se déroulaient dans une parfaite harmonie, les antagonismes étaient grands entre Georges-Clémenceau, Noisy et Fornaka.

Je n’ai jamais pu, et les personnes que j’ai interrogées non plus, percer le secret de la rivalité soi-disant sportive et footballistique entre les villages de La Stidia, Fornaka et, à un degré moindre, Noisy-les-Bains.

Quels motifs d’insatisfaction poussaient tous ces jeunes, amis en dehors des terrains à se livrer à de véritables pugilats… sur le terrain ?

  • Les uns étaient-ils considérés comme des rustres alors que d’autres se classaient dans une catégorie supérieure ?
  • Georges-Clémenceau avait-il mal accepté que Fornaka soit une commune de plein exercice après l’avoir eu comme annexe durant des années ?
  • Noisy avait-il mal digéré que l’administration française place Fornaka sous tutelle de La Stidia à la fin du 19ème siècle alors qu’il estimait que cela lui revenait, les moyens de communication, à l’époque, étant plus faciles avec ce village ?
  • Cette hégémonie de La Stidia, imposée par l’administration coloniale, fut-elle un ferment de discorde car mal perçue par les Fornakois qui se sont estimés brimés, sans doute à tort ?
  • Il est vrai que les Fornakois traitaient les autres de « riches », « prétentieux », « frimeurs ». Quelle erreur ! Tous travaillaient pour vivre.

Le mystère reste entier.

Pourtant nous ne vivions pas loin les uns des autres, les contacts étaient fréquents. La population de Fornaka, à la création du village, fut constituée en grande partie par des habitants des deux autres villages. Bien des couples s’étaient formés entre les jeunes des différents villages. Et la plage de La Stidia n’était-elle pas la plage des trois villages ? nous disions « notre mer » à cette époque et c’était celle de La Stidia. Plusieurs Fornakois et Noiséens n’y possédaient-ils pas des cabanons ? Beaucoup d’entre nous ne se côtoyaient-ils pas dans les différents lycées de Mostaganem ? Certains ne jouaient-ils pas dans les mêmes équipes de foot ou de hand de l’ISM ?

Nous aurions donc dû vivre dans un climat serein, en toute cordialité.

Mais voilà, c’était sans compter sur la passion dévorante qu’était le football et sur la vanité d’être meilleur que les autres. Une guerre de clocher !

Cet enthousiasme partagé par tous, petits et grands, plaçait les villages en ébullition quand un match était annoncé. Les supporters élaboraient les tactiques dans les bars autour d’une anisette et de son éternelle accompagnatrice, la « kémia ». Un impératif : que l’équipe locale gagne, que l’honneur reste sauf ! Quelle « rachma » (honte) si la partie se soldait par un échec de l’équipe qui recevait ! Peut-être est-ce là tout simplement l’explication de toute cette animosité.

Avant tout il fallait préparer le terrain, tout au moins à Fornaka. Celui de ce village n’a jamais eu la moindre ressemblance avec le Stade de France ou le Fouque-Duparc d’Oran. Il tenait plutôt d’un « vulgaire champ de patates » avec des ornières, fangeux l’hiver, pelé au printemps. L’hiver les joueurs le fauchaient le matin du match et comblaient les trous avec des tombereaux de tuf récupérés près du douar. Après avoir tracé le terrain ils se préparaient mentalement et physiquement chez Soler ou chez Pierrou. Là ils organisaient un plan pour marquer tel attaquant adverse jugé dangereux et pour placer nos fers de lance dans les meilleures dispositions. Il fallait se faire respecter de l’adversaire, la virilité étant une qualité essentielle pour tout footballeur digne de ce nom.

Le match aurait pu se dérouler dans les meilleures conditions s’il n’y avait eu ce contentieux de suprématie à régler et cette animosité latente. A l’heure des retrouvailles l’ambiance était électrique. La suprématie était en jeu. Les deux équipes se battaient, le terme n’est pas trop fort, sous les acclamations d’un public en mal de sensations, acclamations se transformant rapidement en insultes. L’arbitre, bénévole bien entendu, ne s’arrêtait pas de siffler en levant le bras, il gesticulait dans tous les sens pour tenter de calmer les ardeurs des joueurs. Les cartons n’existaient pas à cette époque. Si cela avait été le cas, il en eût fallu autant qu’il y a de cartes dans un jeu de belote.

Une euphorie mal placée se répandait sur la touche et le terrain. Horions, noms d’oiseaux, insustes diverses s’installaient sur celui-ci et en dehors.

-Vas-y, casse-lui une patte, criait M. H. à son fils.

-Donne-lui le compte à ce coulot de mes deux, hurlait R. à son frère que son adversaire malmenait sérieusement.

-Ti as vu ? Il joue comme une gamate. Eh, ti as besoin d’un serre-joint ?

Régard’, on dirait une raquette.

Les supporters adverses n’étaient pas en reste.

-Mets-lui une datte à ce glaviot de m…

-Fous-lui un trompasso, il a que de la tchatche.

-La pitain d’ta race, tu nous les casses, nahdine y mek.

Et d’autres expressions aussi imagées, parfois en allemand, because l’origine des habitants de Georges-Clémenceau.

Les réponses fusaient, de part et d’autre des touches :

-Vous êtes tous que des bâtards, ouala, qu’des bâtards qu’esse que vous êtes tous !

La partie se terminait souvent dans la confusion. Parfois les spectateurs des deux camps ne se contentaient pas de ces joyeuses expressions imagées à la mode de chez nous. Ils s’affrontaient physiquement. Mon oncle Félicien n’était pas le dernier à faire le coup de poing.

Et on se donnait rendez-vous pour une revanche, sur le terrain de l’adversaire.

Cependant chaque village pouvait s’enorgueillir de posséder quelques joueurs de grande classe. Pour n’en citer que quelques-uns : Yvon Herry à La Stidia, René Maubon et Yves exposito à Fornaka qui firent les beaux jours de l’ISM avant de terminer leurs carrières dans leurs villages respectifs. Christian Sirjean, cet attaquant funambule de Fornaka, joua à la Perrégauloise. Il y en eut d’autres qui préférèrent rester vedettes chez eux plutôt que remplaçants dans de grands clubs. Je ne les cite pas car, si j’en oubliais un, il risquerait de se fâcher.

Si à Georges-Clémenceau un Wagner pouvait en cacher un autre, il en était de même à Noisy mais avec les Ségalas.

A ce propos, une anecdote sur un Ségalas dont je ne me souviens plus le prénom. Petit et râblé, il était le poumon de l’équipe du lycée René Basset (à Mostaganem). A ce moment-là, quand nous jouions une finale scolaire, nous tombions invariablement contre un lycée de Sidi-Bel-Abbès, soit Laperrine, soit Leclerc. Nous étions rarement vainqueurs. Ce jour de juin 1961, le Ségalas en question eut le malheur de marquer Lacaza, joueur si talentueux qu’après l’exode il devint professionnel à l’OGC Nice. Il termina le match épuisé et avoua : « Ce c…, il m’a fait courir des kilomètres à travers tout le terrain et je n’ai jamais pu lui prendre le ballon, même en faisant des fautes. J’en peux plus. »

Ce jour-là nous avions ramassé une déculottée.

Si les rencontres entre Georges-Clémenceau et Fornaka ressemblèrent toujours à des combats, celles entre Noisy et Fornaka se déroulaient dans un climat plus serein, même si l’ambiance se voulait parfois électrique. L’animosité entre les deux villages disparut au fil du temps. Ces liens amicaux permirent au gardien de but de Noisy de faire les beaux jours de l’équipe de Fornaka. Jules Roos, dit Julo, véritable force de la nature, apporta à cette dernière son talent, son expérience mais aussi sa gentillesse. Il en imposait dans les buts. Il fut le modèle de tous les jeunes gardiens de but de la région. Nous voulions tous lui ressembler.

Avons-nous oublié nos querelles intestines près d’un demi-siècle après notre départ d’Algérie ? Nous sommes-nous réconciliés autour d’une table ou lors de discussions sans fin à l’occasion des rencontres annuelles ? Ces rivalités sans fondement ont-elles disparues ? Je n’en suis pas bien sûr, mais cela n’engage que moi.

Que cet écrit ne ravive pas les antagonismes et l’hostilité, ils n’étaient que l’envie de dominer son voisin, de plastronner aussi ? Cette émulation souvent partiale, ces gestes démesurés dans ce qui n’était que du sport, n’auraient-ils pas comme point de départ le chauvinisme et les excès de langage propres aux pieds-noirs ?

Malgré toutes ces histoires de supporters trop passionnés n’oublions pas les sentiments de fraternité qui nous unissent. Jetons aux oubliettes ces querelles dérisoires et sans fondement et félicitons nous d’être en mesure de les revivre… par le souvenir. Et rions bien fort en nous les remémorant, comme je le fais en écrivant ces lignes.

N’aurions-nous pas aimé que ces joutes sportives se poursuivent ? Le destin et l’exode en ont décidé autrement.

Jean-Claude Durand


 

(Source : Bulletin de liaison des Enfants de La Stidia et Noisy, n° 42, mars 2009)



 

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