Histoire avant 1848
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Centenaire 1914-1918

ANLB

Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie



 

LE PIEGE « À » MÉMÉ

par André Corbobesse

Avertissement

N’en déplaise aux jeunes loups qui hurlent à la lune au moindre froissement d’un jupon ainsi qu’au Casanova d’un autre âge, qui s’estiment encore assez verts pour jouer les galants, ils ne trouveront pas dans les lignes qui suivent une nouvelle technique de chasse à la « mémère », à la « sauterelle » et autre « belette ».

Ceux-là peuvent circuler, mon propos n’a rien à voir avec le piège à filles.

Le mot piège doit être pris dans son sens littéral, à savoir : engin qui sert à prendre les animaux.

Quant à « Mémé », il s’agit, comme cela se pratiquait beaucoup « là-bas », du diminutif d’Aimé. A ne pas confondre, donc, avec la bourgeoise au carnet de vol respectablement rempli.


 

L’effervescence de la célébration de l’Indépendance retombée, AIN NOUISSY se substituait à NOISY-LES-BAINS et installait fièrement ses nouvelles plaques de signalisation à chacune de ses entrées cardinales.

Un jour nouveau se levait sur la paisible bourgade ; jour de marché, comme le rappelait le bruit des roues ferrées des charrettes et le pas lourd et cadencé des chevaux, en nombre plus important qu’à l’ordinaire et qui, pour l’occasion, rabattaient vers le chef-lieu de la commune la population des douars environnants.

Par-dessus les toits, élégantes caravelles sur les flots tranquilles d’un ciel transparent, marionnettes graciles suspendues aux premiers rayons du soleil levant, des couples de cigognes s’élançaient déjà dans les tourbillons d’un ballet sans cesse recommencé.

Dans la cour, chez mon oncle Aimé Vuillaume, dit Mémé (Mimi pour les indigènes », le vieux Khaérèch avait repris ses activités coutumières au service des chevaux, des vaches et des volailles tandis que, dans le jardin, Bendahiba, son fils, s’activait à canaliser et à diriger l’eau d’arrosage qui arrivait du « grand bassin ».

Rien, en somme, que le renouvellement immuable des phases d’une organisation tellement huilée qu’elle semblait même devoir survivre aux récents bouleversements politiques.

Rituelle aussi, l’arrivée très matinale de Cherf, le gardien d’un lopin de terre que mon oncle avait logé dans une petite cahute perdue au milieu des vignes et qui continuait le jeudi, comme par le passé, à fréquenter la maison du « patron » qui lui servait de relais pour son âne, le temps de faire ses emplettes.

Le ci-devant se targuait d’être le meilleur gardien de la contrée, entendu que, dans la vigueur du bel âge – à son grand dam déjà lointain – il fut, prétendait-il, le plus talentueux des voleurs ; un titre de gloire qu’il arborait tel un blason et hissait haut comme un étendard.

Hélas pour lui, contrairement à Ali Baba, son trésor se limitait à la possession d’un âne hors d’âge, au harnachement sommaire, équipé d’un vieux chouari (bât) en alfa tressé !

A peine venait-il de nouer le licol en grosse ficelle de sa monture au pilier de l’appentis qui servait de remise à une vieille carriole et autres vieilles charrues, que, l’ayant aperçu, mon oncle vint à lui pour le saluer et prendre des nouvelles du bled d’où nous parvenait l’écho que la morosité succédait à la liesse.

Ayant sacrifié aux salamalecs coutumiers, Cherf, sous le feu nourri des questions et bien qu’il lui coûtât d’en accréditer la rumeur, concéda que fellahs, ouvriers et autres gagne-petit étaient nombreux à douter de l’avenir. Aussi, pour conjurer le sort, s’abîmaient-ils dans la prière afin que, Allah aidant, les slogans prometteurs sur lesquels leur vote était fondé ne demeurassent point lettre morte.

Tandis qu’il s’exprimait ainsi, les mains nouées dans le dos, tête basse, il balayait le sol du bout de sa sandale, décrivant d’amples arcs de cercle comme autant d’improbables protections contre les foudres que sa confession pourrait bien attirer sur son humble personne.

Le silence qui, sur ces propos, s’installa, révélait plus encore sa propre incertitude du présent que son appréhension du futur, respectant en cela une philosophie qui le conduisait, lui et ses semblables, à vivre au jour le jour, sans souci du lendemain.

Les deux hommes, néanmoins, n’en restèrent pas là et, lorsqu’elle reprit, la discussion roula sur des sujets moins graves. Au point que, quand vint le temps de prendre congé, nos deux compères se séparèrent sur un calembour de l’hôte qui déclencha l’hilarité du visiteur pendant tout le temps qu’il mit à ajuster le sac d’avoine sur la tête de son bourricot.

Sur quoi, mon oncle, considérant ses mains souillées par la boue et la rouille d’un piège à renard qu’il n’avait cessé de manipuler pendant cet entretien, s’avisa, sur le champ, de nettoyer l’ustensile. Le temps de descendre à la cave où était rangé le produit antirouille, il déposa l’objet sur le pilier d’angle de la balustrade située à proximité, laquelle délimitait une petite terrasse intérieure.

Ce faisant – tous les bricoleurs connaissent cette dérive – chaque seconde amenant de nouvelles sollicitations, le centre d’intérêt s’était déplacé vers un autre objectif ; si bien que le piège demeura plus que de raison exposé sur son muret, offert à toutes les tentations.

Pour sa part, notre « agent de sécurité », qui s’était débarrassé de son épaisse gandoura bourrée, sans précaution dans un des paniers du chouari, vérifia qu’il avait bien sur lui son portefeuille qui contenait toutes les pièces administratives le concernant ainsi que son maigre pécule, le tout étroitement lié de plusieurs tours de ficelle, elle-même attachée à la boutonnière de sa chemise. Son tesdam (magot) glissé bien à l’abri des regards entre sa poitrine et son vêtement, il sortit du fond du second panier du chouari un couffin en palmier tressé avec lequel il prit la direction du souk.

Une heure ou deux s’écoulèrent ainsi dans la quiétude d’une journée sereine jusqu’à cette interpellation du maître de céans, campé au beau milieu de la cour, qui m’enjoignait de lui préciser les raisons pour lesquelles j’avais déplacer son accessoire.

De la cuisine où je m’étais installer pour préparer mes cours, je lui exprimai mon étonnement de me savoir impliqué dans la disparition d’un instrument dont j’ignorais à la fois l’existence et la destinée et dont la recherche, quel qu’en soit le résultat, ne revêtait, à mes yeux – au point où nous avaient réduits « les accords d’Evian » - aucun caractère capital pour notre avenir.

Un quart d’heure plus tard, toujours préoccupé de son jouet et très contrarié d’en avoir perdu la trace, tandis qu’il observait le baudet occupé à broyer son picotin d’avoine, le tonton en vint à considérer que, sur les trois protagonistes présents sur le site au moment de ce qu’en termes d’astronomie on nommerait « le trou noir », il s’en trouvait un, très opportunément absent pour le moment, que l’aspiration à la sainteté n’avait jamais effleuré et dont la canonisation s’avérait peu probable.

Dès lors, sous la casquette, la suspicion germa et prospéra jusqu’à engendrer un coupable. Encore fallait-il confondre l’impudent avant qu’il ne quittât les lieux avec armes et bagages ! Mais, de cela, l’oncle en faisait son affaire. L’idée ne lui déplaisait pas, loin s’en faut, dans ce jeu du chat et de la souris, d’endosser le rôle du matou.

Pendant tout le déjeuner, tandis que mûrissait la stratégie, nous fûmes donc attentifs aux moindres bruits extérieurs susceptibles de signaler le retour de Cherf. A la nuance près que, ce dernier trouvant avantage à attendre la fin du marché pour obtenir des rabais sur les marchandises invendues, l’après-midi était sérieusement engagé lorsque nous parvinrent les premières manifestations de sa présence dans le voisinage.

Lorsqu’enfin retentit le claquement du portal qui se refermait sur ses pas, l’oncle, qui commençait à s’impatienter, se posta au plus haut des marches de l’escalier qui, de la cuisine, donnait accès à la cour et au pied duquel s’opéraient les flux sortants et entrants de la maison.

Leur rencontre, dès lors, était inévitable.

Comme on pouvait s’y attendre, Cherf affichait une insolente décontraction, ne laissant transparaître aucun état d’âme particulier. Avec un naturel confondant et sans qu’il en fût prié, il déballa ses achats, livrant ses impressions sur la raréfaction des denrées, les prix prohibitifs qui ne manquaient pas de frapper les esprits, la qualité des produits et jusqu’à l’indice de fréquentation qui, de son point de vue, était loin de pulvériser les records, et pour cause !

Sa réserve de commentaires épuisée, l’homme finit tout de même par s’apercevoir de l’air songeur, voire absent, de son interlocuteur et s’en inquiéta.

C’est alors qu’il fut appelé à témoigner d’un événement extraordinaire qui s’était produit dans la matinée et qui valait à ce dernier son air absorbé :

- Ce matin, lorsque tu es venu attacher ton khmar (âne) au pilier, n’as-tu pas observé que tu étais suivi ?, s’enquit mon oncle.

- Ana ? Lla, ji si pas. Y allech’ ? (Moi ? Non, je ne sais pas. Et pourquoi ?

- Es-tu sûr de n’avoir rien remarqué de bizarre ?

- Ouallah ! M’siou Mimi, ci sour, ji vi rien, rien di tout. (Je te le jure, M. Mémé, je n’ai rien vu du tout.)

- Ah, il est vraiment fort le Sidi !, poursuivit mon oncle, entretenant volontairement l’ambigüité pour déstabiliser l’imposteur.

- Ya khaoudji, Mimi, mi porquoi ti dire comme ça ? (Je ne te comprends pas, Mémé, mais que veux-tu dire ?)

- Je veux dire, mon pauvre, que, depuis qu’il y a la révolution dans ce pays, les chacals sont devenus encore plus khalamis (rusés) que d’habitude.

- El’dib ? Mi qu’isquia, quisqu’y la fi encore çouilà ? (Le chacal ? Mais que s’est-il passé ? Qu’a-t-il encore fait ?)

- Souviens-toi, la semaine dernière, j’avais posé un piège à côté du trou que, très vraisemblablement, un chacal avait creusé au pied d’un cep, sur la pièce de vigne où tu habites.

- Oueille ! (Oui, assurément !)

- Rappelle-toi encore que, le lendemain, nous avons retrouvé l’engin désamorcé sur place avec, tout autour, des empreintes de pattes sur le sable qui s’interrompaient à la limite herbeuse ; et plus rien au-delà, pas la moindre trace de sang pour nous guider vers le refuge du rôdeur !

- Adak elkhak ! (C’est exact !)

- Eh bien, avec le cynisme qu’on lui connait, je suis sûr que le chacal s’était embusqué tout près, derrière un fourré, pour savoir lequel de nous deux lui avait tendu le traquenard. Ainsi, de son poste d’observation, il m’a vu relever l’instrument.

- Ya khaoudji ! Y alors quisqu’y l’a fi ? (Non ! Et alors qu’a-t-il fait ?)

- Dans l’intention de récupérer le piège, il guette, depuis lors, tous nos déplacements dans sa zone de déambulation habituelle. Aujourd’hui, outrepassant les limites de son aire d’habitat, il t’a emboîté le pas jusqu’ici.

- Haou ! Bessah ? (Oh ! C’est vrai ?)

- Ce matin, au moment de notre séparation, il m’a vu déposer l’objet de ses recherches sur la balustrade.

- Oueille, oueille ! Mi, ouine el dib ? (Oui, oui, mais qu’est devenu le chacal ?)

- El dib ?... Après que nous nous soyons séparés, le champ libre de tout danger, rasant les murs, il s’est faufilé dans la cour jusqu’à subtiliser l’infernale machine. Il est ensuite allé le camoufler quelque part pour n’avoir plus à craindre de s’y prendre les pattes. Peut-être assiste-t-il, en cet instant même, à notre entretien.

- Ouhaaaa khléya ! (ça alors !)

- Mais, n’te fais pas d’mousse, comme il est intelligent, il va réfléchir. Il doit bien se douter que je ne vais pas me laisser dépouiller sans réagir. Je ne sais ce que tu en penses, mais moi, je suis sûr qu’avant la nuit il m’aura rapporté le piège pour s’économiser un coup de fusil dans les baguettes.

- Ouallah ! M’siou Mimi, jami j’y pas entendi ine afire comme çouilà. (Dieu m’est témoin, Monsieur Mémé, que je n’ai jamais entendu d’affaire comme celle-là !)

- Justement, ne parle de cette histoire à personne avant qu’elle ne soit réglée. Autre chose : Garde-toi d’emprunter le même chemin que le chacal si tu ne veux pas risquer – on ne sait jamais – de te retrouver avec plus d’un trou de balle dans l’arrière train.

- Tchek ya ouahdi ! Ti croyi qu’el dib y marchi fic moi jisqui l’gourbi ? (Mais, soyons sérieux ! Tu penses vraiment que le chacal va me suivre jusqu’à la maison ?)

Bien calé sur ses deux jambes, mains dans les poches, rompant net ce verbiage stérile, l’oncle remballa son air bonhomme. L’œil soudainement inquisiteur braqué, froid, vers les ténébreuses profondeurs des prunelles adverses, il soutint de longues secondes, sans complaisance et sans mot dire, le regard fier de son interlocuteur dont il vit assez rapidement les traits se défaire comme glace au soleil, évoluant de l’amusement à l’incompréhension et, pour finir, au désarroi.

Ebranlé par cette charge aussi sournoise qu’inattendue, Cherf, qui se sentit solidement « ferré », n’eut d’autre alternative, pour voiler son trouble, que de poursuivre sur un ton badin. Notre homme alors de s’empresser d’invoquer le marabout local, en se frappant l’épaule gauche du tranchant de sa main droite, autant pour témoigner de sa bonne foi que pour assurer « Mimi » de sa totale disponibilité jusqu’à neutralisation radicale du chacal.

En langage chiffré : l’avertissement reçu, genou à terre, il déposait les armes.

Alors, dans une réaction jubilatoire instantanée, sourire matois légèrement esquissé, l’oncle s’abandonna à sa manie de triturer le bord supérieur de son oreille droite, pour accuser réception du message.

La messe étant dite, d’un salut de la main à l’adresse du paroissien déconfit, l’officiant prit congé, mettant fin à la pantomime. Après quoi, il gravit avec lassitude les derniers degrés qui le séparaient de la cuisine où il disparut.

Pour Cherf aussi, allias « le chacal », l’heure était venue de regagner son antre.

Profondément humilié de s’être laissé piéger comme un novice mais sans trop céder de sa superbe, le geste parfaitement maîtrisé, il glissa son panier à provision dans le compartiment libre du chouari qui, depuis le matin, reposait en équilibre sur le dos de son paisible compagnon. Ayant extirpé sa gandoura de l’autre compartiment, il l’endossa puis détacha l’animal et le guida vers la fontaine qui alimentait en permanence un abreuvoir dont le trop-plein se déversait dans l’enclos des poules, hors de l’enceinte murée de la bâtisse, côté jardin, arrosant au passage un massif d’arums et un bouquet de bananiers.

Tous deux, l’un au robinet, l’autre à l’abreuvoir, se désaltérèrent longuement.

Ensemble toujours, contournant la balustrade, ils se dirigèrent ensuite vers la sortie.

Une fois dehors, l’homme se hissa sur le dos du quadrupède qu’il montait « en amazone ». Quand le tandem s’ébranla, Cherf, non sans appréhension, osa un coup d’œil vers la fenêtre de la cuisine qui s’ouvrait sur la rue, convaincu, mais à tort, d’y rencontrer le trait acéré du regard de celui qui s’affirmait encore et toujours comme « le patron ».

Tandis qu’il s’éloignait, sans détourner la vue de la croisée désespérément vide, il se mit, suivant son habitude, à battre des talons sur les flancs de sa monture, s’accordant à son pas.

Le mouvement était lancé et, lorsque leur silhouette trottinante disparut au bout de la rue, on n’eut plus à envisager leur visite avant le jeudi suivant.

Dans la cour, comme les cloches de nos églises au terme de leur mystérieuse équipée pascale, sur le pilier d’angle de la balustrade, le piège avait regagné sa place.

En hommage à mon oncle, à Pau, le 07/01/09.

André Corbobesse


 

(Source : Bulletin de liaison des Enfants de La Stidia et Noisy, n° 43, juin 2009)



 

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