Histoire avant 1848
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Vie des Communautés
Centenaire 1914-1918

ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie


CLARISSE LANGLOIS

1895-1975

Née le 26 mars 1895 à Noisy-les-Bains, Clarisse était la fille d’Henri Langlois, maire du village à la fin de la Première guerre mondiale, et d’Octavie Masse qui enseigna quelque temps chez les sœurs trinitaires, au début des années 1880 avant de se consacrer à sa nombreuse famille.

Du côté paternel son arrière-grand-père Victor Langlois était arrivé au village en 1848, et du côté maternel son grand-père Paul Masse, « né le même jour que le fils de Napoléon » se plaisait-elle à rappeler, était arrivé en Algérie en 1836 dans les rangs de l’armée d’Afrique avant de s’installer au village au début des années 1850, et d’être décoré en 1855 pour sa bravoure et son dévouement lors de l’épidémie de choléra de 1854 qui décima la population de Noisy.

Aussi Clarisse se plaisait-elle à répéter que les Langlois c’était la plume, en raison des enseignants, bibliothécaires et autres médecins2 qu’on trouvait de ce côté, et que les Masse c’était l’épée, car en effet son grand-père et deux frères3 de celui-ci avaient été militaires, tandis que l’une de ses grands-mères avaient eu aussi deux frères brillant général et colonel de Napoléon4.

Quatre frères avaient précédé Clarisse au foyer d’Henri et Octavie mais les trois premiers étaient morts âgés de quelques mois, et seul Henri né en 1892 avait survécu. Vinrent ensuite Georges en 1897, Victor en 1899, enfin Paulette en 1903. Il est amusant de noter que les frères Henri, Georges et Victor sont tous trois nés un 23 juin.

Mais pendant de longues années la famille compta un membre de plus. En effet, en 1893, Henri et Octavie recueillirent leur nièce Emilie Floutier âgée de sept ans, fille de Louise Langlois, morte en couche en 1893, et de César Floutier mort en 1894.

Depuis 1884, à la suite d’une succession et d’un partage qui rendirent très précaire la situation familiale, puisque même la maison de 1848 fut vendue, le grand-père puis le père de Clarisse n’ayant plus assez de biens pour faire vivre les leurs, devinrent transporteurs de céréales et de vin entre Perrégaux et Mostaganem et possédèrent ainsi jusqu’à trois équipages de six chevaux chacun pour sillonner la plaine de l’Habra. Par intermittence, le père de Clarisse prit aussi en gérance des propriétés comme la ferme Thireau, celle-ci de 1900 à 1903 avec son ami Ségalas, ou Rhama, la ferme de Montfort plus tard ferme O’Neill.

Clarisse passa ainsi son enfance dans les fermes des environs de Noisy, où parfois le matin venu on ne pouvait que constater, impuissant, le vol de bétail ou de céréales survenu pendant la nuit.

Le matin, le père attelait la carriole et emmenait sa progéniture à l’école du village. Clarisse aimait aller en classe comme en témoignent encore quelques cahiers conservés. Elle avait de bonnes notes, voire excellentes, en dictée et en composition française. Elle aimait les récitations et, devenue vieille dame, se souvenait encore de celles apprises lorsqu’elle était enfant, comme cette fable de Florian intitulée « La guenon, le singe et la noix », qu’elle nous récitait en appuyant sur la fin : « Souvenez-vous que, dans la vie, sans un peu de travail on n’a point de plaisir ».

En 1907, la jolie cousine Emilie Floutier quitta le foyer pour épouser Clément Morin au mois de janvier. A la fin de l’année ils eurent une fille prénommée Louise, mais Emilie mourut en 1910 et, comme elle en son temps, sa fille fut recueillie par l’oncle et la tante Langlois. Clarisse avait quinze ans et joua le rôle de petite mère auprès de sa jeune cousine.

Clarisse fut un jour punie de sa curiosité par une chute qui lui valut d’avoir une incisive de travers. En effet, dans le jardin voisin de celui d’une de ses petites amies, l’instituteur de l’époque venait de temps en temps courtiser sa fiancée. Mais la hauteur du mur ne permettant pas l’espionnage, Clarisse et son amie décidèrent de faire de la balançoire en se propulsant le plus haut possible pour tenter d’apercevoir les amoureux. On se propulsa si fort qu’à un moment la balançoire ne suivant plus, Clarisse fut violemment projetée à terre et en eut la dentition modifiée pour la vie.

En 1910, Octavie, la mère de Clarisse, se trouva héritière de Louis Masse, un oncle paternel militaire, disparu dans des inondations à Lyon. Il avait fallu attendre que ledit oncle ait atteint l’âge fictif de cent ans pour recevoir le magot avec lequel on acheta la maison en face de la gendarmerie et quelques terres.

Mais cette félicité dura peu. En 1913, Henri Langlois, le frère aîné parti faire son service, ne devait jamais revenir au village car il fut porté disparu et déclaré mort pour la France au combat du Châtelet à Charleroi en Belgique, le 22 août 1914. Son nom sera le premier de ceux gravés sur le monument aux morts de Noisy-les-Bains. La nouvelle sidéra la famille et pendant des années sa mère tenta en vain d’obtenir des informations auprès des hommes dont elle apprenait qu’ils avaient été les compagnons d’arme de son fils dans les derniers jours de sa vie.


Henri Langlois 1892-1914

Le 1er mai 1915 un autre drame frappa Clarisse : Louis Fraisse mourait à Lizerne, en Belgique, des suites de ses blessures. Louis était le meilleur ami d’Henri Langlois et le promis de Clarisse au souvenir duquel elle resta fidèle toute sa vie en ne se mariant jamais, devenant ainsi l’une de celles que l’on nomma les « vierges-veuves de 14 ». Peut-être, dans l’esprit de l’époque, une promesse avait-elle été faite à Mme Fraisse, née Meilland et petite-fille des Corbobesse de 1848, nul ne le saura jamais. Clarisse venait d’avoir vingt ans et dès lors, le trousseau préparé petit peu par petit peu, les draps qu’elle avait longuement brodés de guirlandes de fleurs à son chiffre des après-midis durant5, l’argenterie ornée de feuilles d’olivier dans son coffret écrin en bois, tout cela resta enfermé avec ses rêves évanouis de fonder un foyer, rêves dont témoignaient les photos de Louis Fraisse qu’elle conserva toute sa vie. Cependant, paradoxalement, bien longtemps après, lorsque ma mère lui proposa que nous l’appelions grand-mère, elle refusa, répondant qu’elle ne l’était pas.


Louis Fraisse 1892-1915

En 1917, M. Félix Brun meurt et c’est Henri Langlois, son premier adjoint, qui lui succède mais refusera de se présenter aux élections de 1919. Pendant cette période de l’après première guerre mondiale, on verra souvent Clarisse et sa sœur Paulette quêter au profit des victimes de la guerre ou du monument aux morts à propos de l’inauguration duquel, comme sur tant d’autres sujets, elle me transmit des informations d’autant plus précieuses qu’on ne les retrouve nulle part ailleurs.

A l’occasion des fêtes patronales elle interprète également de petits rôles ou récite quelques vers, mais son nom n’est jamais cité quand il s’agit de chants, et elle-même plaisantait de chanter faux à cause de sa voix légèrement éraillée. Le 23 juillet 1906, on remarque dans le compte rendu d’une remise des prix « un compliment bien tourné à l’adresse des autorités municipales, lu par la jeune Langlois Clarisse, de l'école des filles », et qu’elle figure parmi les élèves qui ont obtenu les plus belles récompenses, comme son frère Victor qui, lui, était en classe enfantine.

Si Clarisse ne chantait pas, par contre elle me racontait ses polkas, Mazurkas et autres quadrilles endiablés sur la place de Noisy lors des nombreux bals avant la guerre. Ensuite, pour les raisons que l’on sait, elle se contenta de regarder les autres danser, mais je n’ai cependant jamais pu l’imaginer dansant, cela ne correspondant pas à l’image qu’elle me renvoyait d’elle.

Puis ses frères et sa sœur se marièrent et quittèrent la maison : Georges en 1921 avec Mélanie Morin6, habita une maison mitoyenne un peu plus haut dans la rue qui deviendra la rue du général Randier ; Victor en 1924 avec Clémence Lamoise7, construisit sa maison trois rues plus loin, future rue du général Morin, cousin germain de Clémence ; Paulette en 1932 avec Eugène Andraud8, s’installa à la sortie du village en allant vers Perrégaux. Mais en 1931, à la mort de Clémence âgée de 31 ans, Victor confia Camille 6 ans, Henriette 4 ans et Eugène 2 ans, ses trois enfants, à Clarisse.

En 1933 Henri Langlois, père et grand-père de ce petit monde vint à mourir « dans une clinique d’Oran » comme l’annonce le journal.


Henri et Octavie dans leur jardin de Noisy en 1930

En 1936, la cousine Louisette Morin, qu’on avait recueilli à la mort de sa mère en 1910, épousa Léon Tessier qui habitait juste en face en tant que commandant de la gendarmerie.

Quand Henri Langlois partit à la guerre, sa grand-mère Octavie lui dit en pleurant qu’elle ne le reverrait plus ; sans doute pensait-elle à son propre fils Henri qui ne revint pas de la guerre de 14, et en effet elle ne revit pas son petit-fils mais c’est elle qui, avant son retour, mourut de vieillesse le 26 novembre 1942, âgée de 82 ans. Désormais Clarisse resta seule à la maison avec Camille, Henriette et Eugène, mais souvent le dimanche elle recevait à déjeuner des « petits militaires », comme elle disait, qui stationnaient près du village, poursuivant ainsi cette tradition de la première guerre mondiale où sa sœur Paulette avait été la marraine de guerre d’Henri Reynaërt l’ami de Louis Fraisse. Dans le même temps, en raison de la guerre et des privations qu’il aurait pu subir au collège de Mascara où il était admis en 6ème, Clarisse refusa de laisser partir son neveu Eugène qui nous en parle encore, soixante-quinze ans après.

La seconde guerre mondiale fut fratricide à Noisy-les-Bains. De mauvais génies étrangers au village, comme Dumont ou Pasquier, le receveur du bureau de poste, y semèrent la zizanie appelant des vengeances et engendrant des règlements de compte politiques. C’est ainsi que, bien malgré elle, le nom de Clarisse Langlois, qui n’avait rien signé et pour cause, apparut dans une pétition demandant la destitution du maire Eugène Morin, son ami et voisin. Par la suite, le seul fait d’évoquer cet événement la mettait en colère car elle estima toujours l’ancien maire, ce qui semble avoir été réciproque car quelqu’un rapporta n’avoir jamais vu deux personnes ne se parlant plus, dire autant de bien l’une de l’autre.

Inutile de préciser pourquoi Clarisse vouaient Charles De Gaulle aux gémonies, elle qui pourtant aimait tout le monde. Cette antipathie remontait d’ailleurs à la guerre et de tout temps elle lui préféra Philippe Pétain en qui, voulant ignorer tout le reste, elle ne vit jamais que le héros vainqueur de Verdun, sans doute en souvenir de son frère disparu en 1914.

Généreuse envers les siens et envers les autres, sa porte toujours ouverte à tous, elle fut la « tata Clarisse » de nombreux enfants du quartier et la marraine d’une douzaine d’enfants de gendarmes au long des années. Par ailleurs on ne comptait plus le nombre de femmes de gendarmes qui venaient passer l’après-midi auprès en sa compagnie et rentraient chez elles avec des fleurs ou des oranges du jardin quand ce n’était pas une volaille ou des œufs frais du poulailler pour les enfants. Elle comprenait le sentiment d’éloignement éprouvé par ces jeunes couples, souvent métropolitains loin de chez eux, et elle compensait comme elle pouvait.

En 1951, elle fit un pèlerinage à Lourdes en compagnie de sa nièce Henriette Langlois, de Mme Fraisse, mère de Louis, et du jeune André Corbobesse. Pour l’anecdote, Mme Fraisse offrit le voyage à Clarisse peu fortunée qui n’eut qu’à prendre en Charge celui d’Henriette. En chemin, le petit groupe s’arrêta à Toulouse où vivait des membres de la famille Ségalas. Puis, après le séjour à Lourdes on poussa jusqu’à Tarbes où M. Duboué, un ancien maréchal-ferrant de Noisy, s’était retiré dans son pays natal.

Au début des années 50, son neveu Camille fut envoyé combattre en Indochine à l’occasion de son service militaire. Après son frère au cours de la grande guerre, son neveu Henri Langlois au cours de la seconde guerre, c’était ce neveu qu’elle avait élevé, et dont elle dira toujours qu’il n’avait pas eu de chance dans la vie, qui prenait à son tour part à un conflit. Il faut imaginer les craintes quotidiennes qui assaillaient alors Clarisse et comment elle guettait le facteur porteur des lettres tant attendues.

En 1952, son neveu Eugène épousa Mauricette Moullin, mais en attendant que la construction de la maison du jeune couple soit terminée sur le terrain qu’elle leur avait donné un peu plus haut dans la même rue, Clarisse leur offrit le gite et le couvert. En 1953 c’est Camille, revenu d’Indochine, qui se maria à son tour mais installa un logement dans une dépendance de la maison familiale ; puis Henriette en 1958 et qui, travaillant à l’aérium, ne changea pas de domicile. Alors ce fut l’arrivée de la dernière génération des petits-neveux nés à Noisy, en particulier Jean-Michel, Clément et Gilbert qui vécurent pratiquement dans sa maison et qu’elle débarbouilla bien souvent.

Clarisse subit les « évènements », qu’elle ne nomma jamais autrement à l’image de ceux qui l’entouraient, ainsi que leurs conséquences dramatiques comme le 5 juillet 19629, où le feu embrasa même l’écurie de sa maison de Noisy dont il ne resta que les murs calcinés, malgré l’intervention rapide des pompiers de Mostaganem. Pourquoi cet acte criminel chez elle à qui personne n’avait rien à reprocher et alors que Noisy était resté calme pendant ces années troubles ?


L’incendie du 5 juillet 1962

Une photo, prise les derniers temps de la vie à Noisy, montre ensemble pour la dernière fois Paulette, Victor, Georges et Clarisse. C’est d’ailleurs la seule qui ait jamais existé des quatre frères et sœurs réunis et ils se tiennent dans le jardin de Clarisse indissociable d’elle. En effet, on ne peut évoquer la tante Clarisse sans parler de son jardin qu’elle affectionnait particulièrement ; et pour se le figurer, qu’on s’imagine un jardin de curé où les orangers, citronnier et grenadiers touffus faisaient concurrence à la densité des rosiers en pergolas, des géraniums, soucis et de tant d’autres fleurs poussant de-ci de-là, et embaumant la galerie aux piliers de brique sur laquelle ouvraient les portes-fenêtres des chambres, tandis qu’une touffe de roseaux poussait plus loin contre le mur du vieux réservoir du village10 enclavé dans le jardin.


Paulette, Victor, Georges, Clarisse en 1962

En 1964 Clarisse décida d’abandonner Noisy et sa maison, n’emportant que peu de choses qui partirent avec les meubles de sa sœur. Elle avait cependant tenu à sauver en particulier un meuble secrétaire arrivé en Algérie après 1848 dans les bagages de la famille11, mais elle détruisit beaucoup de correspondances centenaires et de photos pieusement conservées jusque-là, comme cette lettre parmi d’autres écrite en janvier 1870 par l’arrière-grand-mère Sophie qui prévoyant la guerre contre la Prusse disait à son fils Paul Masse « l’Empereur nous trompe », par crainte que ces souvenirs soient souillés, déchirés ou volés sur les quais des ports de Sète ou de Port-Vendres par les dockers de la CGT qui à cette époque ont trempé dans l’eau salé et pillé tant de bagages en provenance d’Algérie.

Comme ses arrière-grands-parents qui avaient traversé la Méditerranée sur le Cacique cent quinze ans plus tôt, Clarisse prit aussi le bateau depuis Oran pour faire le voyage en sens inverse jusqu'à Marseille. Elle passa quelque temps chez son frère Georges à Montrond-les-Bains, dans la Loire, puis chez sa nièce Henriette dans les Pyrénées. Pour Noël 1964 elle se trouvait chez son neveu Eugène à Toulon-sur-Arroux, en Saône-et-Loire. Ensuite elle séjourna de nouveau chez sa nièce Henriette qui habitait maintenant à Ansouis, dans le Vaucluse, et où, disait-elle, en bonne républicaine, elle avait été choquée d’entendre les villageois donner du « Monsieur le duc, Madame la duchesse » au duc et à la duchesse de Sabran, les châtelains locaux, et de voir les femmes plier légèrement le genou devant la duchesse, elle qui à Noisy avait été familière du baron et la baronne de Montfort qu’elle ne nommait jamais autrement que « Monsieur et Madame de Montfort ». Mme de Montfort et Clarisse Langlois dont les grands-pères maternels Olivier Pobéguin et Paul Masse, du même âge et débarqués ensemble peu après 1830, avaient participé à la Conquête de l’Algérie ; Olivier Pobéguin s’illustrant même à la prise de la smala d’Abdelkader12, d’où les uniformes et la collection d’armes se trouvant à la ferme.

Puis en 1965 elle partit vivre à Montfrin, dans le Gard, chez son frère Georges qui, veuf depuis quelques mois, venait de s’y installer et l’invita à le rejoindre.

Voilà enfin une maison où poser ses bagages et se sentir chez elle pour la première fois depuis qu’elle avait quitté Noisy-les-Bains, et Montfrin devint ainsi un point de ralliement.

Mais cela ne l’empêcha pas d’aller voir les uns et les autres ; ainsi au début de l’année 1966 se trouvait-elle dans le Gers chez son neveu Camille, et en septembre de la même année elle séjournait dans le Vaucluse chez sa nièce Henriette où elle retrouva son frère Victor pour quelques jours.

Lorsque nous allions lui rendre des visites je ne manquais jamais de lui poser des questions sur la famille, les ancêtres, Noisy, et jamais elle ne s’est lassée de me répondre ; dans le même temps j’avais aussi une correspondance avec elle sur ces mêmes sujets. Si le terreau était favorable, je crois cependant pouvoir affirmer que c’est elle qui m’a donné le goût de l’histoire lors de nos conversations, et par la suite, lorsque j’ai voulu approfondir certains points de l’histoire familiale en faisant par moi-même des recherches en archives, j’ai pu constater que jamais ma tante Clarisse n’avait menti ou embelli les faits, parlant au contraire bien modestement de tout cela et disant par exemple d’un cousin de son père, helléniste réputé et directeur des musées de France, qu’il « travaillait au Louvre quand la Joconde a été volée ». Ses seules erreurs, tout à fait excusables et compréhensibles d’ailleurs, consistaient parfois à attribuer à tort tel fait à l’un plutôt qu’à l’autre. J’étais émerveillé par tous les détails qu’elle me donnait sur la vie des premiers colons d’Aïn-Nouissy13, sur la création du village, sur la famille14 ; informations précieuses que j’ai eu alors l’heureuse idée de consigner par écrit. Je me dois de préciser que lorsque Clarisse avait un trou de mémoire j’interrogeais sa sœur Paulette qui, bien qu’un peu plus jeune, parlait avec la même passion. Toutes deux évoquaient le drame qu’avait été la mort à vingt ans de leur oncle Gaston Masse, le jeune frère de leur mère, assassiné en 1883 par son ami Jean Lignac.


Clarisse en 1972 à Montfrin

Puis, en raison d’un cancer du sein elle dut subir une opération à Nîmes et vint ensuite vivre chez nous à Montpellier où nos conversations allèrent bon train.

Elle aimait les livres, avait beaucoup lu et me parlait avec délectation des deux bibliothèques de la ferme de Montfort, qu’elle connaissait bien parce que son père y avait été gérant et qu’elle y avait séjourné de nombreuses fois, ces deux bibliothèques contenant entre autres tout Balzac et tout Victor Hugo, l’un relié de cuir blanc, l’autre de cuir rouge. Mais le livre qui l’avait le plus marquée était « Maria Chapdelaine », de Louis Hémon, ce roman du terroir canadien relatant la vie d’une famille sur une terre de colonisation qui, par bien des aspects, retraçait l’histoire de ses parents et se terminant par le choix de leur fille d’épouser un colon comme le père ; Maria Chapdelaine à qui Clarisse s’identifiait sans doute un peu. A noter que, même une fois en France, elle continua de marquer ses livres « Clarisse Langlois, Noisy-les-Bains ».

C’est d’ailleurs elle qui, outre les livres de fables et contes pour enfants offerts à Noisy, me donna ensuite mon premier roman de la Bibliothèque Rouge et Or, « Les aventures de Petitou », contant l’histoire d’un homme gentil et serviable, si petit qu’il vit avec des souris très urbaines : Grignotis, Frétilloux, Noirmuseau, Vifargent et Petitfuté.

La lecture de la presse meublait également une partie de ses journées, que ce soit le quotidien local Midi Libre ou le très attendu hebdomadaire Minute qu’elle lisait, décortiquait, analysait. Elle disait souvent pouvoir se passer d’un repas mais pas du journal, alors parfois avant de passer à table nous la taquinions en en posant un sur son assiette ; elle l’enlevait sans dire un mot, le posait sur sa chaise et s’asseyait dessus en souriant…

Durant toute sa vie, Clarisse entretint des relations épistolaires assidues avec un grand nombre de parents proches, cousins lointains ou amis15, de sa grande écriture caractéristique car elle formait la lettre « d » à la grecque comme on le faisait autrefois, c’est-à-dire un peu comme un « 6 » à l’envers avec une petite boucle en haut vers la droite. De son passage à l’école primaire de Noisy elle avait gardé ce goût pour la « composition française » et sa maîtrise de l’orthographe.

Comme elle aimait la conversation et les visites, un jour j’ai lancé l’idée d’une réunion autour d’un café auquel j’ai convié Tinotte et Fernand, mes grands-parents, la tante Mancette, sœur de mon grand-père, et Mme Castant qui est venu de Lunel. Inutile de dire qu’aucun ange du silence n’est passé cet après-midi-là, et que cette belle « jeunesse » était heureuse de ce moment passer ensemble.

Parfois nous n’étions pas d’accord, ce qui est naturel entre générations différentes, et elle disait alors qu’elle était de l’autre siècle, à l’époque où c’était dit il fallait bien sûr entendre le XIXème siècle. Ainsi, lui paraissait-il inconcevable que l’homme ait marché sur la lune, et elle restait persuadé que l’on nous montrait des images tournées en studio…

En 1973, lorsque j’entrepris de sauver au cimetière du Père Lachaise la tombe de notre aïeule arrivée à Noisy en 1848 et décédée en 1884 à Paris où elle était revenue finir ses jours, c’est Clarisse qui régla les quelques frais, me disant : « C’est normal, c’est la tombe de mon arrière-grand-mère Langlois16. Tu iras te recueillir là puisqu’on ne peut plus aller au cimetière de Noisy. », et c’est ce que je fais effectivement une fois par an depuis quarante ans que j’habite Paris.

En août 1974, son frère Victor qu’elle n’avait pas revu depuis qu’il vivait en Corse, mourut à Ghisonaccia ce qui lui causa d’autant plus de chagrin qu’il était un peu plus jeune qu’elle.

Puis la maladie en se réveillant chez Clarisse envahit son corps amaigri, ne lui laissa plus de répit et il fallut de nouveau l’hospitaliser à Montpellier. Mais à sa sortie son état ne lui permettant pas de rester avec nous elle fut emmenée à l’hôpital d’Apt, dans le Vaucluse, où travaillait sa nièce Henriette qui sut lui prodiguer avec beaucoup d’affection et de dévouement tous les soins nécessaires en adoucissant ses derniers jours qui furent brefs.

Peu après son départ de Montpellier nous sommes allés lui rendre visite. La maigreur du corps faisait ressortir le volume du ventre enflé d’où il fallait extraire plusieurs litres de liquide. Son visage émacié exprimait l’épuisement et ses yeux, comme enfoncés au fond du crâne, une infinie tristesse. Quant à sa voix ce n’était plus qu’un souffle.

Deux jours plus tard, le 5 juillet 1975, l’âme de Clarisse Langlois partit rejoindre celles de ses parents, de son frères Henri mort si jeune à la guerre, celle aussi de Louis Fraisse, son amoureux à qui elle est restée fidèle toute sa vie, et il me plait de penser que, de là où ils sont en compagnie des âmes vertueuses, ils vont parfois ensemble faire une virée au-dessus de Noisy.

Elle était âgée de 80 ans et son corps est enterré à Apt. Et pour elle qui aimait tant l’histoire et l’Algérie, faut-il y voir un clin d’œil du destin qui la fit mourir un 5 juillet, jour anniversaire de la prise d’Alger par les Français en 1830 ?

Après sa mort j’ai ressenti un grand vide, le livre de notre mémoire familiale s’était refermé, plus personne ne répondrait avec autant de précision à mes questions, et aujourd’hui encore je m’en veux d’avoir négligé de lui demander telle ou telle information ou de n’avoir pas noté certains événements avec plus de détails. Et pourtant Dieu sait si nous avons beaucoup parlé tous les deux.

Au risque de parodier Mme de Sévigné, je dirai que les mots caractéristiques traduisant la personnalité de Clarisse étaient bonté, générosité, attention aux autres, sérieux, vertu, affection, fidélité, modestie, gentillesse, patience, honnêteté17, avec cependant parfois, nulle n’étant parfait, une touche de rigidité… Elle n’était pas vaniteuse, ni cancanière, pas plus que querelleuse ou envieuse, et le seul orgueil que je lui ai connu c’était celui du travail bien fait et de la tâche parfaitement accomplie.

Elle portait un amour viscéral à sa petite patrie de Noisy, sachant trop combien les trois générations qui l’avaient précédée, celle de ses parents Henri et Octavie, de ses grands-parents Victor-Gabriel et Jeanne et de ses arrière-grands-parents Victor18 et Victoire, avaient trimé dur avec d’autres pour faire du campement broussailleux d’Aïn-Nouissy de 1848, où tout était à faire, le coquet Noisy prospère et embelli de 1962 que jusqu’à sa mort elle nomma « chez moi ».

Par la force des choses, Clarisse n’a pas de descendance directe, et quand on sait comment ceux qui nous ont précédés sont oubliés par leurs propres arrière-petits-enfants, on peut imaginer l’inexistence du souvenir d’une grand-tante célibataire chez ses arrière-petits-neveux. C’est en pensant à cela que j’ai souhaité rendre cet hommage à ma tante Clarisse Langlois, afin qu’elle revive un peu chaque fois que quelqu’un lira ces lignes. Je lui devais bien cette « composition française ». Et si je regrette que son prénom ne soit pas perpétué dans notre famille, je me console un peu car ma petite-fille Camille, dont la mère se prénomme Claire comme la fondatrice de l’ordre des clarisses, est née comme elle un 26 mars…


En septembre 1930 et en mai 2005, autant en emporta le vent de l’Histoire…
Soixante-quinze ans séparent ces deux vues du même lieu
et ce qu’il reste du beau jardin fleuri de Clarisse.

Aujourd’hui en 2017, quarante-deux ans après la mort de Clarisse, les restes des quatre frères et sœurs sont dispersés en France : Victor mort en 1974 est enterré à Ghisonaccia, en Corse ; Clarisse décédée en 1975 repose à Apt, dans le Vaucluse ; Georges mort en 1983 est inhumé dans le cimetière de Meynes, dans le Gard ; Paulette décédée en 1984 repose à La Seyne-sur-Mer, dans le Var. Au cimetière de Noisy, le marbre commémorant le souvenir de leur frère aîné Henri mort pour la France a été brisé ; la tombe de leurs parents dont les inscriptions ont été arrachées est méconnaissable et disparaîtra sans doute bientôt par la simple érosion du vent et de la pluie. Quant à la maison de Clarisse, elle a été démolie après plusieurs mutilations pour faire place à une construction neuve, après avoir été partagée entre plusieurs familles et que son beau jardin ait servi de basse-cour pendant de nombreuses années ; quant à sa cour, grande comme une cour de ferme avec ses dépendances, elle a été lotie et un grand nombre de personnes y habitent. Même la gendarmerie, qui constituait l’horizon de Clarisse au-delà de son jardin, a été abandonnée sans toiture19 et n’en a sans doute plus pour très longtemps, c’est la marche inexorable du temps.

Gérard Langlois

1) Comme on le verra, les dates historiques ont marqué le parcours de Clarisse dont les dates de jour de naissance et de décès sont marquées par des événements sanglants : le 26 mars 1962 aura lieu la fusillade de la rue d’Isly à Alger, au cours de laquelle l’armée française ouvrit le feu sur les civils français, et le 5 juillet 1962 aura lieu le massacre d’Oran.

2) Jenny Regnoult (°1860), institutrice ; Théophile Homolle (1848-1925), archéologue, directeur de l’Ecole française d’Athène, promoteur des fouilles de Delphes et Délos, directeur des musées de France, administrateur général de la Bibliothèque nationale ; Eugène Homolle (1808-1883) médecin, découvreur du principe de la digitaline ; Adolphe Labitte (1832-1882) libraire de la Bibliothèque nationale ; André Martineau (1789-1858, médecin, directeur de l’hôpital de Meaux ; etc. tous oncles ou cousins du père de Clarisse. En outre, une connexion s’établissait par les Martineau avec le général de Martimprey qui intervint à ce titre favorablement lors d’une demande de supplément de terre de Victor-Gabriel Langlois.

3) Paul Masse (1811-1891) ; Edouard Masse (1804-1837) ; Louis Masse (1810-1836/…).

4) Louis Chouard (1771-1843) général de cavalerie, baron de l’Empire, se battit à Austerlitz, Wagram, la Moskowas, etc ; François Chouard (1772-1806) colonel, mort dans une embuscade en Allemagne pendant la campagne de Prusse ; tous deux oncles maternels de Paul Masse.

5) Ce sont ceux dans lesquels je dors aujourd’hui.

6) Parents de Henri et Gabrielle Langlois.

7) Parents de Camille, Henriette, Eugène Langlois. Après le décès de Clémence, Victor se remaria avec Blanche Imbert en 1933, d’où Maurice et Andrée Langlois. Veuf une seconde fois, Victor épousa Julia Broise en 1952.

8) Parents de Fernand et Camille Andraud.

9) Le même jour, eut lieu à Oran un massacre perpétré par des éléments armés algériens, militaires et civils, à l’encontre de civils européens (700 morts et disparus) et musulmans (bilan inconnu). Les forces armées françaises attendirent plusieurs heures avant de s’interposer. Au contraire du 17 octobre 1961 à Paris, la France n'a jamais voulu admettre sa responsabilité, alors que c'est, sur un temps très court, le plus grand massacre de la guerre d'Algérie. Sa non reconnaissance continue à entretenir de l'amertume chez beaucoup de pieds noirs. Date dont Clarisse ignorait alors qu’elle lui serait funeste treize ans plus tard.

10) Ce réservoir a été construit en 1854, en même temps que le « pont romain » près du cimetière.

11) Qu’elle fut si heureuse de me voir restaurer en 1972 ; tout comme le coffre de Pierre Nicolas Masse, receveur particulier des contributions à Saverne et son arrière-grand-père, dévalisé par des jeunes gens de bonnes familles qui souhaitaient remplir leurs poches après de conséquentes pertes aux jeux.

12) A propos de Mme de Montfort et de sa famille, voir ses mémoires intitulés « Souvenirs d’enfance d’une femme de cinquante ans », publiés en 1996, et dans lesquels plusieurs passages font référence à Noisy-les-Bains.

13) Une des anecdotes relataient la mésaventure du capitaine Descouvé, directeur de la colonie agricole en 1849-1850, et qui, s’adressant aux colons réunis en plein soleil, transpirait abondamment et s’essuyait le visage, terminant son discours par cette phrase qui provoqua l’hilarité des auditeurs : « Comme on se débarbouille on se couche. » Or le malheureux capitaine se teignait les cheveux, la teinture avait coulé avec la transpiration et en s’épongeant il s’était noirci lui-même le visage.

14) Jeanne Miqueu (1841-1901) née à Buzy, en vallée d’Ossau dans les Pyrénées-Atlantiques (alors Basses-Pyrénées), et Jeanne Bonnefond, dite Toutoune, (1848-1931) né au Bosc, dans l’Ariège, se lièrent d’amitié en tant que pyrénéennes toutes deux. Jeanne Bonnefond dénigrait ces « Parisiens révolutionnaires » encore nombreux au village à cette époque, et entre autres la famille Langlois. Or, un beau jour de 1859, Jeanne Miqueu épousa Victor-Gabriel Langlois et son amie se le tint pour dit. Puis en 1870 Jeanne Bonnefond, se maria avec Stanislas Morin, dont elle avait refusé les avances auparavant, et fut ainsi la grand-mère de Mélanie et Clémentine Morin dont la première épousa Georges Langlois et la seconde fut la mère de Mauricette Moullin qui épousera Eugène Langlois, l’un petit-fils et l’autre arrière-petit-fils de… Jeanne Miqueu !

15) En particulier ses cousins Renard, dont Suzanne (1901-1999), ou Edmée (1895-1975) née et morte la même année que Clarisse ; Victor-Gabriel Langlois (1834-1887) le grand-père de Clarisse étant le frère de Victorine Langlois (1832-1860) la grand-mère de Suzanne et Edmée. En outre une connexion s’établissait par les cousins Renard avec l’écrivain Pétrus Borel, dit le Lycanthrope.

16) Victoire Martineau (1800-1884) veuve de Victor Langlois.

17) Elle me racontait qu’après la mort de Mme de Montfort elle avait rapporté à la ferme les derniers livres que celle-ci lui avait prêtés, mais qu’ensuite elle l’avait un peu regretté en raison des agissements du notaire chargé de la vente aux enchères des meubles.

18) Victor Langlois (1801-1854) est mort du choléra à Aïn-Nouissy en 1854.

19) Un immeuble neuf a été construit en remplacement, il y a quelques années, à l’emplacement des anciens jardins des gendarmes.



 

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