Histoire avant 1848
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Vie des Communautés
Centenaire 1914-1918

ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie

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Les lignes qui suivent constituent les n°18 et 19 (mai et juillet 1986) des Cahiers du musée de la batellerie de Conflans-Sainte-Honorine (78). Ce travail remarquable est le fruit des patientes recherches de M et Mme MARTIN-LARRAS.

Elles avaient été mises en ligne sur le site Noisy-les-Bains, village français d'Algérie. Nous les reprenons ici avec plaisir.

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CONVOIS ET COLONS DE 1848

En souvenir de DAMIETTE, mon village natal près de MEDEA en ALGERIE, de ses fondateurs et pionniers, parmi eux mes trisaïeuls Jean Charles Paul LEJEUNE, cultivateur normand colon du 8e convoi, et Jean Martin LARRAS, géomètre du cadastre a Pau qui, après avoir loti les concessions du village en devint, en 1852, le premier maire nommé par le Maréchal RANDON.

Simone MARTIN-LARRAS

Introduction

En 1948 fut célébré avec faste, en Algérie, le Centenaire de la colonisation ouvrière ; à cette occasion, mon grand-père reçut un petit opuscule rédigé par Monsieur Boyer, archiviste en chef du département d'Alger, intitulé Notice sur les Colonies Agricoles créées par les volontaires parisiens.

Lorsque j'ai découvert cet ouvrage, J'ai été à la fois émerveillée et stupéfaite ; cette surprenante révolution de 1848, comme je la comprenais enfin mais aussi que de pages pouvant à peine se comparer par leurs descriptions, passionnées et terribles à celles qui fleurissent chez les meilleurs auteurs romantiques, que ce soit chez George Sand, Balzac, Hugo ou même Eugène Sur dont Les Mystères de Paris dépeignent mieux que quiconque cette misère qui va déclencher une émigration encore bien ignorée à l'heure actuelle.

Je ne pouvais me contenter de ces seules lectures et voulus parfaire ma connaissance de l'histoire de mon village, de mes ancêtres ; avec mon mari, commença une longue quête dans maints fonds d'archives…

Les pages qui suivent représentent ce que nous avons pu reconstituer simplement sur le périple de ces volontaires, de Paris à Marseille, où ils embarquèrent pleins d'espoirs pour coloniser l'Afrique.

Cette recherche illustre aussi bien des aspects méconnus de la navigation fluviale au XIXe siècle, aspects trop souvent hélas négligés par de doctes experts tel Charles-André Julien dans son Histoire de l’Algérie contemporaine où nous pouvons lire que « le voyage se faisait… sur des chalands longs de 30 mètres et larges de 6 », alors que les écluses des canaux empruntés ont au plus une largeur utile de 5 mètres.

En fait, seul le reportage paru dans L’Illustration de l’époque sous la plume de Vivant Beaucé peut servir de référence ; tous les récits postérieurs, tel celui de Maurice Rastel A l'Aube de l'Algérie Française, le Calvaire des Colons de 1848, affabulent et ne reconstituent fidèlement que l'atmosphère de cet épisode de notre histoire.

Nous ne saurions poursuivre sans remercier tous ceux qui nous ont aidés dans notre recherche et plus particulièrement Monsieur François Beaudouin, conservateur du Musée de la Batellerie à Conflans-Sainte-Honorine, qui, non seulement avec patience et compétence a bien souvent guidé notre travail, mais aussi nous fait l'honneur de le publier dans ces présents Cahiers du Musée.

Tous les dépôts d'Archives Départementales et Municipales que nous avons consultés nous ont en la personne de leurs conservateurs toujours accueillis avec intérêt et compréhension.

Nos remerciements iront tout particulièrement à nos amis des Archives d'outre-Mer à Aix-en-Provence où la joviale faconde de Monsieur Utheza nous a été souvent d'un grand secours.

Bien qu'axé essentiellement sur une épopée batelière, ces Cahiers s'efforcent aussi de n'en pas négliger le contexte historique et social et quelques lignes, des pages même, y sont consacrées à l'épisode ferroviaire et enfin à la poursuite de l'aventure jusqu'à l'installation et le devenir des Colonies Agricoles en Algérie.

Ce texte n'est donc pas uniquement un exercice de reconstitution de techniques.

Les colons algériens de 1848

Après la Révolution escamotée de 1830, l'insurrection parisienne de Février 1848 suscite un espoir immense dans les classes laborieuses non seulement en France mais également dans nos colonies et même dans l'Europe entière.
Cet enthousiasme ne sera malheureusement pas partagé par les nouveaux maîtres, journalistes, apprentis sorciers du National et de la Réforme ; surpris et même effrayés de leur propre succès, ils se révèleront le plus souvent incapables d'allier avec mesure justice sociale et lutte efficace contre la crise économique qui secoue le monde occidental.
Ouvriers, artisans, employés, boutiquiers sont de plus en plus frappés par un chômage impitoyable et la misère s'installe, insoutenable, dans une capitale en effervescence ; la création des Ateliers Nationaux, loin d'être un remède, conduit à des abus tels que leur dissolution s'impose et provoque les funestes et sanglantes journées de Juin.
Commotionnée par les excès révolutionnaires, la République avocassière, soutenue par une province certes favorable à un certain progrès social mais... dans l'ordre, réprime férocement le soulèvement ouvrier. Elle répond au désespoir par des déportations massives et confie ensuite lâchement à ses serviteurs militaires, Cavaignac, chef de l'Exécutif et Lamoricière, ministre de la Guerre, le soin d'éviter pour longtemps tout foyer d'agitation non seulement à Paris mais aussi dans les grandes cités du pays.
Dans sa politique coloniale, la Seconde République ajoutera ainsi à l'idée généreuse de Schœlcher de l'abolition définitive de l'esclavage, celle en apparence tout aussi louable, mais en fait d'une hypocrisie notoire, de l'émigration ouvrière en Algérie.
Dans cette colonie, la ferveur républicaine n'a entraîné que des manifestations mineures : le prolétariat urbain y est quasiment inexistant et le pouvoir militaire omniprésent ; les colons, toutefois, mettent tous leurs espoirs dans la jeune République pour, d'une part, attacher définitivement l'Algérie à la mère patrie, d'autre part, supprimer le détesté régime du sabre.
Déçus dans leur premier souhait, ils se tournent alors vers la colonisation civile qu'ils espèrent développer grâce à la Société Algérienne qu'ils créent à Paris ; ils trouvent un auxiliaire profond dans la misère du peuple et la fermeture des Ateliers Nationaux amorce un embryon d'association ouvrière, volontaire pour l’émigration, dans le plus pur style socialiste.
Un projet est proposé en août à l’Assemblée Constituante par le député Ferdinand Barrot.
Lamoricière entre brusquement en scène. Se targuant d’une auréole sociale mais avant tout soucieux certainement de parachever l’écrasement de la rebellion prolétarienne de juin, il organise scientifiquement le départ « volontaire » des éléments parisiens les plus turbulents.
Devant une Assemblée distraite et rêveuse il s'irrite même des velléités d'opposition, il impose le décret du 19 Septembre.
Sur les murs de la capitale s'affiche le 20, un Avis aux ouvriers :
un crédit de 50 millions sur 5 ans est ouvert au ministère de la Guerre ; 5 millions sont réservés pour l'exercice 1848, ils serviront à installer en Algérie 12 000 colons avant le ler Janvier 1849 ; dans un certain délai et sous certaines conditions de travail, ceux-ci pourront devenir propriétaires de leurs concessions.
Une Commission
sera nommée par le pouvoir exécutif ; sa composition est également proclamée par voie d'affiche le 24 Septembre. Elle est présidée par Trélat et comprend Didier, Dutrone, ainsi que quelques maires de Paris et des fonctionnaires. Elle est chargée de vérifier les titres des colons et de désigner ceux qui seront admis à jouir du bénéfice du décret.
La commission fait imprimer circulaires et affiches
, saisit maires et préfets. Mais, en fait, seuls les Parisiens bénéficieront en général des mesures prises.
Les candidats à l'inscription doivent produire leurs papiers civils et militaires, un certificat de bonne vie et mœurs, un certificat médical.
La visite est sommaire : santé bonne, force bonne, faiblesse nulle, maladies nulles ; auscultation de la poitrine : rien ; chances d'acclimatation : très bonnes.
Il a souvent par la suite été reproché que certains émigrants se révélèrent atteints de maladies incurables, soient même aliénés ; en fait, ce ne fut en général le cas que de membres souvent âgés de familles dont les chefs, futurs concessionnaires étaient eux en bonne forme.
Grâce aux registres de filiation par convoi et à une analyse parallèle de la population parisienne et provinciale de l'époque, nous pouvons dessiner divers profils caractéristiques de candidats et surtout répondre aux questions fondamentales.

  • Le qualificatif d'ouvrier parisien attaché au colon de 1848 reflète-t-il la réalité ?
  • N'est-il pas la raison trop facile pour expliquer le soi-disant échec des Colonies Agricoles en Algérie ?
  • Le volontariat au départ des colons est-il aussi spontané que les autorités en place l'ont prétendu ?

Il est d'abord indéniable que rares ont été les candidatures des départements retenues par la Commission. Ainsi sur, sur les 880 colons du 8e convoi, ne trouvons-nous que trois provinciaux venus du Calvados. La seule exception notable à cette constatation concerne le 17e et réellement dernier convoi, différé en mars 1849 et qui, lui, sera pour moitié constitué de Lyonnais.
Sur les 307 hommes adultes du 8e convoi, 17% sont suffisamment qualifiés pour les travaux agricoles ; 21% sont à l'origine employés ou commerçants ; 61% représentent la classe ouvrière manufacturière ou artisanale avec 17% pour le bâtiment, 11% pour le textile et le vêtement ; 12% pour les métiers du bois ; 9% pour les métaux ; 1% pour le papier ; 7% se consacrent à l'artisanat de luxe et enfin 4% sont liés à la presse.
Face à une province déchaînée contre les insurgés, forcenés de la capitale, les colons se réclament volontiers de la candidature librement consentie ; chefs de famille au chômage et dans la misère, ils espèrent profiter en Afrique d'un avenir meilleur ; célibataires tout aussi affamés, ils sont parfois sans doute tentés par une certaine aventure orientale. Mais aux élections à la Constituante en 1848, ils resteront en majorité fidèles à Ledru-Rollin et, par la suite, favorables à la disparition du Second Empire et à l'instauration définitive de la République ; leurs descendants s'étiquetteront bien souvent à mots couverts de pas déportés... mais... !
La réalité est qu'il est à peu près évident que la plupart des colons proviennent de quartiers turbulents de la capitale et que, au moins, ils sympathisent avec les insurgés de Juin : les registres de filiation nous montrent ainsi l'importance des départs en provenance des 12e, 9e, 8e, et 5e arrondissements (anciens).
Nous pouvons nous faire une image assez réaliste de l'ouvrier colon. Nous allons le surprendre dans son existence professionnelle, dans l'atelier et dans la rue, quand il manie le rabot et quand il applaudit la parade sur le Boulevard du Crime.
Au Théâtre Historique, notre futur colon ovationne Melingue dans Le chevalier de Maison Rouge et fait du Chant des Girondins son hymne favori. Romantique, passionné, violent, d'une incontinence verbale démesurée, il est aussi un classique que nous méconnaissons souvent aujourd'hui, n'en retenant que le côté révolutionnaire : orphéoniste distingué, il participe volontiers à de surprenantes cantates à la gloire du travail...
Pour pénétrer dans le Paris ouvrier de 1848,
c'est-à-dire avant l'intervention à la fois salubre et destructrice du baron Haussmann, nous n'aurons de meilleurs guides que Eugène Sue, Balzac, Victor Hugo : relisons leurs œuvres romanesques et l'ambiance sera rétablie.
Les rues Saint-Denis et Saint-Jacques constituent une véritable frontière : à l' ouest le Paris bourgeois, à l'est le Paris ouvrier.
Mais nous devons remarquer qu'au sud des Grands Boulevards, la rue Saint-Denis est débordée en direction de l’ouest. Une halte s’impose dans le quartier Montorgueil à l’extrême pointe du 5e arrondissement qui est un nid de petits ateliers de cartonniers, papetiers, lithographes, layetiers. Les rues Mauconseil, Tiquetonne, Grénéta, occupent une place d'honneur dans l'histoire de la barricade parisienne. Si nous gagnons à présent la Seine par le Carrousel, nous ne quittons pas la fange de quartiers misérables qui jouxtent les abords même des Tuileries et nous comprenons que, voisins immédiats des grands palais du régime, les ouvriers qui y peinent, du tailleur au typographe, troublent par leurs émotions la vie politique toute proche.
Sur la rive gauche enfin, entre le fleuve et l'école de Médecine, l'agglomération ouvrière franchit la rue Saint-Jacques, envahit le 11e arrondissement et se mêle à la jeunesse estudiantine.
Nous remontons le cours de la Bièvre dans le 12e, véritable cloaque à ciel ouvert, royaume de l'industrie textile qui, avec le bâtiment, mobilise la majeure partie du prolétariat urbain.

Maçons et tailleurs, lorsque le travail ne fait pas défaut, se font de bonnes journées et appartiennent ainsi à l'aristocratie ouvrière ; ils n'en sont que plus durement touchés par la crise et sont volontiers de fervents disciples du socialisme utopique.
Nous noterons que chez les charpentiers, les traditions compagnonniques restent vivaces, et les combats sanglants que se livrent Bons Drilles et Dévorants pour rupture de contrats ne contribuent pas peu à l'atmosphère violente de 1848.
Dans l'ameublement, que dire des ébénistes du Faubourg Saint-Antoine et de Popincourt, si ce n'est qu'ils s'illustrent dans le dernier réduit insurrectionnel de Juin.

Dans le turbulent 8e, nous n'oublierons pas l'industrie du papier peint et surtout le prolétariat de la métallurgie en pleine mutation ; les métaux précieux encore prépondérants sont vigoureusement concurrencés par de moins nobles matières et, rue Popincourt ou rue du Faubourg du Temple, nous rencontrons le type le plus curieux d'ouvrier très parisien : le bronzier. Très instruit, très familier avec le pavé révolutionnaire de la ville, il est professionnellement très habile et très fier de son métier. Autodidacte et beau parleur, distant et impérieux, il regroupe autour de lui beaucoup de métallos, personnages hauts en couleurs, truculents, piliers de cabaret, peu disposés à la servitude de la manufacture ; ce sont les grosses culottes fortes en gueule et athlétiques, les Sublimes qui fréquentent le Mabille. Le métallo épouse souvent une blanchisseuse, ouvrière la mieux payée d'alors car la main d'œuvre féminine est pratiquement encore inexistante.

Entre les boulevards extérieurs et le mur d’octroi qui ceinture le Grand Paris, dans les villages de La Chapelle, Belleville, La Villette, de grands établissements métallurgiques se sont fondés et nous y trouvons également de grosses culottes car la discipline n’y est pas encore très soutenue.

Mais le Sublime du Temple est plus anarchique, plus proudhonien, sentencieux, plus sur son quant-à-soi et diffère du métallo de La Villette ou des Batignolles qui respecte les consignes de Blanqui.

Notre enquête sur l'émigrant parisien ne serait pas complète si nous oubliions quelques autres types très souvent rencontrés dans les listes des convois.

Les carrières sont nombreuses à Montmartre, Belleville, Ménilmontant, Gentilly ; tenace, courageux mais buté et à l'occasion féroce s'il est froissé, ayant aussi souvent de fortes traditions compagnonniques, le carrier joue un rôle important dans les journées insurrectionnelles de 1848. Venant de Gentilly, il donne une image particulièrement sombre aux barricades édifiées en Juin sur les pentes de la Montagne-Sainte-Geneviève.

Parmi les artisans, nous citerons encore volontiers les cordonniers, nombreux à émigrer car curieusement ils incarnent la résistance républicaine ; relativement libres dans leur travail, ils se frottent à des clients de conditions sociales très diverses ; à la fois très seuls et très entourés, souffrant souvent de quelque disgrâce physique, ils se libèrent en façonnant l'Histoire.
Dans un tel cortège de misères citadines, la blanchisseuse est souvent aussi une mère célibataire qui recherche en quittant la fange parisienne, peut-être enfin un foyer, au moins une vie plus décente.

Ces croquis d'ouvriers colons que nous venons d'esquisser ne sauraient s'achever sans une remarque que nous estimons essentielle : il a été souvent imputé à ce prolétariat urbain, la raison majeure de l'échec, tout relatif, de bien des centres agricoles en Algérie.
Sans polémiquer outre mesure, n'omettant surtout pas les épreuves dramatiques rencontrées par nos pionniers, épidémies, catastrophes climatiques, nous rappellerons que la classe ouvrière de 1848 est encore de souche rurale et qu'il est pour le moins abusif, frisant parfois la calomnie, de lui attribuer une incompétence invraisemblable en matière de culture et d'élevage.

Par contre, notre réserve s'adressera plutôt au contingent excessif d'employés, de commerçants ; il est aisé d'en comprendre l'exil. Petits bourgeois dont l'activité essentielle est trop souvent liée à l'industrie du luxe, ils ont été, tout comme leurs frères ouvriers, particulièrement frappés par la crise économique : les faillites en cascade les ont jetés sur le pavé parisien. Cultivés, ils ont fait leurs les slogans révolutionnaires à la mode ; volontiers meneurs dans l'espoir insensé d'une reconquête de statut social, ils sont donc également activement poussés à émigrer en d'autres contrées plus calmes où d’ailleurs ils espèrent de magnifiques opérations.

Quant aux réels paysans, comme nous l’avons constaté, ils ne sont pas absents des convois. Si, certes, leur condition n’est en rien comparable à l’horrible misère urbaine, si leur révulsion certaine pour les partageux ne paraît pas les pousser à cette aventure en compagnie d'individus à l'esprit si avancé, leur avenir n'en est pas moins sombre. Des récoltes catastrophiques à l'échelon national sont encore hélas fréquentes et le spectre de la famine est présent en toutes les mémoires : les journées sanglantes de Buzançais ne datent que de 1847. Par ailleurs, les progénitures sont souvent trop nombreuses sur des exploitations trop souvent réduites ; il s'ensuit des endettements, des servitudes qu'entretiennent de riches propriétaires. Un sentiment général d’insatisfaction, de contestations conduit donc ce prolétariat des campagnes à s’expatrier vers des terres plus prometteuses, plus vastes, dont il sera enfin propriétaire.

Nous terminerons ce panorama des colons par d'anciens militaires nostalgiques du soleil d'Afrique et enfin quelques originaux qui apporteront une touche colorée dans la grisaille de cet exode qui, par bien des aspects, est oh ! combien comparable à l’épopée du Far West américain !

Itinéraire et calendrier des convois

L'article 10 du décret du 20 Septembre 1848 stipule que « les Colons seront dirigés sur l' Algérie dans le plus bref délai possible ».

L'administration se trouve ainsi face à un problème peu commun : déplacer économiquement, et en quelques mois au plus, 12 000 personnes, hommes, femmes, enfants en bas âge, avec un minimum de bagages et ceci en usant de moyens de transport de masse quasi inexistants, tout au moins en apparence. Le chemin de fer n'en est encore qu'à ses balbutiements. De grands projets ne sont qu'en cours de réalisation quand, hélas, ils ne sont pas arrêtés par suite de la crise économique et révolutionnaire. Si nous écartons, a priori, l'utilisation de la voie routière absolument inadaptée face à une telle migration, le trajet par voie d'eau paraît seul viable car, à la fois, pratiquement continu de Paris à Marseille avec les possibilités de confort minimales nécessaires (et surtout… économique).

Enfin, moyennant une organisation rationnelle du transport, le problème de la rapidité sera au mieux résolu.

La Seine et la Loire ainsi que les canaux de raccordement sortent à peine du chômage estival (1er août-1er octobre) et, bien que déjà très utilisables, sont loin de leur optimum hivernal. Quant au Rhône et à la Saône, ils sont en régime de basses eaux et la navigation y est délicate.

Le choix toutefois, à cette période de l’année pour une telle opération, n’est pas seulement à imputer au seul désir d’éloigner de la capitale le plus rapidement possible des éléments turbulents ou plus généreusement d’accorder à certaines classes laborieuses, vouées à une misère épouvantable, un avenir plus souriant ; si la majeure partie du trajet est donc relativement propice, la rigueur de l'hiver ne risque pas encore d'ajouter des souffrances supplémentaires à nos colons : tout au plus quelque froide bise ou pluie pénétrante rendra le séjour en bateau pénible, sans plus ; les colons arriveront ainsi en Algérie avant le printemps dont ils pourront bénéficier pour s'installer au moins primitivement avant les grosses chaleurs dévastatrices de l'été.

Une mission exploratrice est confiée au sieur Châteauneuf, directeur d'une entreprise de transport à Paris, l'Agence Générale des Bateaux à Vapeur, qui se charge de l'étude du meilleur itinéraire, et sert d'intermédiaire entre l'administration et MM Mellet-Valois et Jouvellier-Gaudry, administrateurs gérants des paquebots de la Loire à qui sont adjugés les marchés des 28/09, 5/10 et 20/10/1848.

Moyennant une confortable indemnité de 1 200 francs et un remboursement de frais nullement négligeable par ailleurs, de 870 francs, Châteauneuf se rend le 28 Septembre à Lyon pour s'y entretenir avec l'intendant de la 6e Division militaire, de la solution la plus intéressante pour atteindre le Rhône, puis Arles. Il est admis que, jusqu'à Digoin les colons vont d'abord emprunter le cours de la Haute Seine, puis, par les canaux du Loing et de Briare, rejoindre ensuite le canal latéral à la Loire.

Il semble qu'utiliser le canal de Digoin à Roanne et, de là, rejoindre le Rhône à Givors grâce aux possibilités ferrées minières desservant la région de Saint-Etienne, paraisse le procédé le plus rapide et le plus économique puisque revenant à 3 francs par colon ; toutefois, chaque convoi ne peut dépasser 500 voyageurs étant donné la taille modeste des bateaux reliant Digoin à Roanne. Lorsque la commission, devant l'ampleur de la tâche, décide d'accroître chaque convoi à 800 personnes au moins, la solution proposée par Châteauneuf devient inexploitable.

Il est donc décidé de rejoindre Chalon-sur-Saône par le canal du Centre pour relier cette dernière ville à Arles par le Rhône, via la Saône ; il est d'abord envisagé un remorquage pur et simple des bateaux plats par des remorqueurs à vapeur : ce choix paraît rapidement dangereux, surtout vu le niveau des eaux avec le risque d'engravement, et nécessite au moins six jours ; par ailleurs, le prix de revient par colon transporté est évalué à 15 francs plus 80 centimes de nourriture par jour, soit donc un total de 19,80 francs.
Il est plutôt préféré un premier transbordement des chalands sur paquebots à vapeur à Chalon-sur-Saône, suivi d’une opération analogue à Lyon étant donné la difficulté bien connue du franchissement des ponts à la traversée de cette dernière cité. Toutefois, il est envisagé de ne point décharger le bateau des bagages et de le remorquer ainsi jusqu’à Arles.

Reste le choix des entrepreneurs pour cette navigation fluviale ; s’il n’est pas de concurrence possible de Lyon à Arles par suite d'un accord déjà établi assimilant tout transport de ce type à un transport militaire, il n'en est pas de même sur la Saône et, y gagnant trois jours de transport, on arrive enfin à un prix de revient total de 8,86 francs, soit une économie appréciable de 10,94 francs par individu ; en fait, à tort ou à raison, les colons se plaindront sans cesse de l'approvisionnement en vivres prévu par les Compagnies du Rhône et de la Saône en rien comparable à celui prodigué sur les péniches par Jouvellier-Gaudry.

Sur la carte [NDLR : elle sera mise en ligne ultérieurement], nous avons reporté l'itinéraire suivi définitivement ; le voyage de Paris à Marseille s'effectue en 13 et 15 jours avec au moins 2 nuits de repos à Lyon et Arles ; le séjour à Marseille est fonction de l'état de la mer ; la traversée selon les destinations prend de 3 à 4 jours et, en général, nous pouvons estimer que les colons sont rendus à leurs centres en Algérie en environ 18 jours.

Nous en tirons les titres de divers paragraphes que nous allons développer. Nous pouvons ainsi diviser la présentation du périple des colons de Paris à Marseille en trois parties, certes inégales en importance, mais différentes essentiellement eu égard au mode de transport utilisé.

1) De Paris à Chalon-sur-Saône, nous assistons à la partie la plus pittoresque et intéressante de notre propos, celle concernée par les convois de chalands de la Loire en remarquant encore qu'une subdivision s'impose du fait des moyens de halage rencontrés :

  • par remorqueur à vapeur ou trait de chevaux en Haute Seine ;
  • à bras d'homme pour le reste du trajet par les canaux.

2) De Chalon-sur-Saône à Arles le transport fluvial s'effectue grâce à la réquisition de paquebots à vapeur.

3) De Arles à Marseille nous utiliserons enfin le chemin de fer.

Avant d'aborder le détail de notre aventure, nous remarquerons surtout la rapidité relative avec laquelle s'est effectué finalement ce transport.

Bien que le reportage de Vivant Beaucé nous ait alerté sur ce point, nous avons voulu nous assurer d'un aspect essentiel de cette opération et, grâce aux circulaires et courriers officiels retrouvés, nous pouvons affirmer la priorité absolue accordée à cette émigration pour tout ce qui concernait la marche des convois et ce par l’emploi d’un règlement analogue à celui régissant les  transports accélérés par coche d’eau.

C’est ainsi qu’exceptionnellement, la circulation de nuit sur des canaux est autorisée malgré les dangers qu’elle peut comporter : la traversée nocturne de la Loire, des Combles à Châtillon, est même parfois tentée à la grande frayeur des voyageurs.

Dans un courrier de l'époque du responsable de la navigation sur le canal latéral à la Loire, nous pouvons lire ainsi : « Prendre les mesures nécessaires pour que ces convois n'éprouvent aucun retard aux écluses et jouissent de la faculté de trémater de jour et de nuit ».
De même, dans une note au préfet de Saône-et-Loire, le responsable de la navigation sur le canal du Centre se plaint à propos du passage de nuit aux écluses des convois, du mauvais éclairage non réglementaire des bateaux et de ce que le conducteur ne soit pas muni de falots portatifs pour éclairer le détail des manœuvres.

Ce transport accéléré est, remarquons-le, à nouveau guidé à la fois par le souci hypocrite d'amoindrir l'inconfort d'une entreprise certes courante mais moins prolongée dans le temps, les coches d'eau ayant habituellement des itinéraires plus réduits, mais aussi d'éloigner au plus vite des indésirables de la capitale.

Le transport de Paris à Chalon-sur-Saône

1 - Le Matériel

Le bateau type utilisé pour le transport des colons est le chaland de la Loire ; dans les notes officielles que nous avons parcourues, il prend abusivement le nom de toue sans doute du fait que pour cet usage il a perdu généralement son gréement habituel, etc...

Depuis l'ouverture du canal de Briare (en 1642) le chaland approvisionne la capitale en produits ligériens tels le charbon de terre d'Auvergne ou les vins d'Orléans, mais sa construction économique ne permet pas de supporter les frais de retour à vide et il encombre les ports parisiens, d'où son emploi à moindre coût par l'entrepreneur Jouvellier-Gaudry.

L'étude du chaland dans sa forme classique a été abondamment développée avec la compétence que nous connaissons par M. François Beaudouin dans de précédents Cahiers de la Batellerie.

Du numéro 12 intitulé La Marine de Loire et son Chaland, nous avons extrait le plan type que nous avons modifié dans le but de présenter au lecteur une reconstitution la plus fidèle possible du transporteur de colons [NDLR : sera mis en ligne ultérieurement].

Avant de commenter ces aménagements nous rappellerons toutefois certains aspects essentiels de la coque nue qui en fait un ensemble alliant étonnament à la fois robustesse et souplesse sans oublier une légèreté telle que son rendement de port est de l’ordre de 1/5, qualité particulièrement appréciable pour le service rendu.

Ces caractéristiques résultent de l'absence à la construction de toute structure de raidissement. Nous ne saurions en effet trop insister sur le fait que dans ce type de coque, entièrement en bois, le fond plat, la levée avant et le tableau arrière sont les premiers assemblés. Les bords sont ensuite montés à clin c'est-à-dire que les planches qui les constituent se recouvrent en partie comme les tuiles d'un toit. L'étanchéité de l'ensemble est alors assurée par un palatrage ; à l'intérieur de la construction tout joint est soigneusement bouché par un lit ou cordon de mousse maintenu par de fines lattes ou planchettes. La rigidité transversale est enfin procurée par la mise en place des paires de courbes constituées « des équerres naturelles que forment les grosses racines et la partie adjacente des troncs dont elles sortent. La racine est appliquée sur le fond du bateau en face de la racine correspondante de l'autre bord ; la partie provenant du tronc est appliquée contre le côté du bateau après avoir été équarrie et ajustée aux redans des clins ».

Les dimensions des écluses rencontrées sur le parcours limitent la longueur du chaland à environ 27 m, sa largeur à 4,7 m. Le poids de la coque nue est estimée à 15 tonnes.

Pour une raison accidentelle que nous relaterons plus loin, mis à part le 1er convoi, tous ceux qui suivent remontent la Seine, au début du voyage, en trait halé par une vingtaine de chevaux.

Les passages au pont de Melun notés par le chef responsable de la manœuvre nous permettent de vérifier la composition de chaque trait elle est quasiment immuable : six toues dont cinq cabanées pour le transport des colons et une nue pour les bagages, plus un margotat, petite unité également réservée aux bagages.

Nous pouvons aussi affirmer que les cinq toues cabanées sont bien déséquipées de leur gréement ; le bateau de tête doit être celui des bagages et, quant à lui, comporter au moins : court mât de halage, guinda (treuil) pour le démâtage au passage des ponts, et piautre (gouvernail) ; il s'ensuit une perte de place qui ne peut être récupérée qu'à l'entrée dans le canal du Loing, d'où la présence du margotat nécessaire dans cette première partie du voyage.

Les départs de Paris se faisant du quai du port Saint-Bernard (ou de Bercy pour le seul 1er convoi), l'entrepreneur des transports Jouvellier-Gaudry réclame un emplacement près de la première arche (rive droite) du pont d'Austerlitz pour recevoir quatre bateaux en amont et deux sous l'arche elle-même pour établir ses ateliers de menuiserie et de charpente ; il désire en outre que tout le bois et l’approvisionnement nécessaires à l’établissement du bateau soient reçus par l’octroi en passe debout.

Les chalands cabanés, dès leur arrivée à Chalon-sur-Saône, reviennent à vide sur Paris et si nous estimons la rotation s’étendant sur une vingtaine de jours, nous pouvons estimer que la flotte graduellement en service atteint la quarantaine de toues.

Ces modifications très frustes, car nous sommes loin de la croisière de luxe, ne sont pas toujours couronnées de succès et les colons du 3e convoi se souviendront de leur mésaventure lorsque, à la tentative de passer l'écluse des Buttes sur le canal du Loing, trois chalands se révèleront trop larges et nécessiteront l'abattage sur un pied de chaque côté... non sans dommage pour le cabanage !

2 - Le Logement

Mises à part quelques menues réparations sur les coques, comme la réfection du palâtrage par exemple, le travail essentiel de l'entrepreneur consistera à préparer, dans une longueur utile d'environ 20 m. sur une largeur d'environ 4 m, un logement décent pour 180 colons, hommes, femmes, enfants de plus de 2 ans (les enfants en bas âge ne sont jamais comptés ni pour la place occupée... ni quasiment pour la nourriture nécessaire à leur alimentation) et ce pour une durée d'environ une dizaine de jours.

Cette gageure conduit à prévoir, par passager, une place assise de... 45 cm de large : preuve nous en est donnée par la réclamation formulée par le « colon ? géographe ? » Mac Carthy désirant obtenir un traitement d'officier... plus confortable que celui du vulgum pecus !

La description détaillée des aménagements est aisée à partir de quelques reportages et gravures disponibles. Toutefois nous nous attarderons peu sur la représentation artistique du départ du 1er convoi, les proportions des chalands y étant complètement erronées : seule l'ambiance de liesse populaire est traduite sans plus !

L'aspect extérieur du cabanage est classique : des planches mal jointes que recouvre une mauvaise toile goudronnée forment le toit des chambrées ; des banquettes extérieures courent le long des plans inclinés pour permettre le service de l'équipage ; au moindre rayon de soleil les colons s'y réfugient quand ce n'est pas sur le toit même pour y fuir l'atmosphère invivable de l'intérieur.

L'aération du logement est en effet plus que limitée par seulement deux portes, à l'avant et à l'arrière, et des vasistas tous les dix pieds.

L’espace libre du chaland est divisé en quatre compartiments : à l’avant une cabine est réservée pour la cuisine du bord et les réserves alimentaires, à l’arrière du logement pour le service de l’équipage. Deux chambres de 90 personnes sont aménagées sur une longueur d’au plus 17 mètres ; elles sont séparées par l’osset central du bateau : les chalands ne sont en effet jamais absolument étanches et périodiquement les mariniers doivent vider l’eau infiltrée, ce qui nécessite des planchers mobiles à l’avant, à l’arrière et au centre ; cet espace libre peut, par ailleurs, permettre une certaine intimité, car il est interdit de descendre à terre de Paris à Moret puis entre les écluses. Les chambres sont éclairées la nuit par deux quinquets fumeux ; dans leur longueur ont été installés quatre rangs de banquettes de 55 cm de largeur, deux adossées aux bords pour les femmes et enfants, deux autres au milieu avec dossiers pour les hommes; elles servent à la fois de sièges et de lits, et c'est dire que de Paris à Chalon, les colons sont condamnés à ne guère dormir ; sous les banquettes disparaissent à moitié les cartons, les provisions de route, quelques matelas roulés en long ; entre les banquettes un couloir de 1,05m permet de circuler librement ; chaque individu a pour se mouvoir, s'asseoir et se coucher, à peu près un pied et demi de surface. Au-dessus des banquettes et aux deux tiers de la hauteur du baraquement sont placées horizontalement des planches formant soupente, sur lesquelles on entasse de menus bagages et surtout, pêle-mêle, de-ci de-là, matelas roulés sur matelas ficelés, paquets de couvertures sur couvertures en paquets. Les colons ont en effet le droit d'emporter un matelas pour deux personnes mais il paraît impossible de les étaler sur ces banquettes trois fois trop étroites, aussi chaque individu s’arrange à sa façon : l'un dans une couverture, l'autre dans un châle, les petits enfants sur leurs mères ; les parents des familles trop nombreuses restent debout pour pouvoir coucher plus confortablement leurs petits. Quelques hommes résoudront le problème en empruntant des planches aux mariniers sur le trajet qu'ils arrangent en travers des banquettes pour y étendre les matelas ; cette astucieuse disposition oblige tout le monde à coucher non seulement pêle-mêle mais aussi tête-bêche, afin de ménager l'exiguïté de la surface disponible. Ce système, quoique souvent adopté répugne évidemment à bien des femmes qui, bien qu'habillées, n'en souffrent pas moins du contact de voisins qui involontairement pendant le sommeil s'étendent souvent au-delà même de la communauté du matelas.

L'inconfort s'accroît encore par temps de pluie, le jointoiement du cabanage étant loin d'être parfait et bien souvent les parapluies devront être ouverts à l'intérieur même des chambres. L'atmosphère y devient alors rapidement irrespirable ; l'haleine de plus de cent cinquante individus agglomérés dans un si petit espace ne tarde pas à vicier le peu d’air que tentent certains de purifier en brûlant du genièvre.

3 - L'encadrement, les incidents, l’ambulance

L’aménagement du chaland type est quelque peu modifié pour le bateau d’état major. Celui-ci transporte moins de colons, au plus 150 car la chambre avant est en partie réservée aux officiers et à l’ambulance.

Le personnel de l'état-major se compose du capitaine chef de l'expédition, d'un lieutenant adjoint, d'un officier comptable, d'un docteur pris dans le cadre de l'armée et d'un représentant civil de l'entrepreneur qui aux relais doit veiller aux approvisionnements et est responsable de l'aménagement du convoi de Paris à Chalon où s'achève sa mission. Chaque chaland a son chef de bateau ; douze personnes forment une escouade avec à sa tête un chef de groupe qui porte au bras une écharpe distinctive pour se faire reconnaître. Ces responsables règlent le service et l'ordre à bord, ils distribuent le vin, la viande, le pain et veillent au bon fonctionnement de la cuisine ; s'ils remplissent convenablement leur mission, arrivés à destination ils percevront 25 centimes par jour.

En mettant le pied sur le bateau, chaque colon est régi militairement et le capitaine peut, s'il le juge nécessaire, ordonner le débarquement et faire reconduire à Paris, de brigade en brigade, celui qui ne se conformerait pas à la discipline du bord. La fréquence des cas d'ivresse, dont nous expliquerons plus loin la malencontreuse raison, souvent accompagnée de violence ou, hélas, de noyades, des relations parfois mouvementées avec les riverains entraîneront enfin rapidement l'attachement constant d'agents de la force publique pour prêter main forte en toute circonstance à l'état-major.

Celui-ci reste néanmoins humain et n'ignore pas qu'il a charge de familles qu'il ne peut décemment séparer définitivement par l'application de peines trop rigoureuses.

Les ivrognes incorrigibles et turbulents sont débarqués, certes, mais ils se rendront à pied à Marseille où ils emprunteront la frégate du convoi suivant pour rejoindre leur famille en Algérie. Des copains compatissants feront la quête pour leur remettre un petit pécule couvrant les frais imprévus de cette promenade et aussi aider épouses et enfants abandonnés à subsister jusqu'aux retrouvailles. L'état-major participera volontiers à ces secours !

Le service de santé n'est pas inexistant puisque du bouillon est prévu pour les malades et que des tisanes sont délivrées sur un bon du docteur. Les accouchements étant fréquents, bien qu'il soit interdit officiellement aux femmes enceintes d'entreprendre le voyage, l'organisation d'une ambulance dans le bateau d’état-major se révèlera nécessaire. Les initiatives individuelles seront également remarquables et le 4e convoi se souviendra de la courageuse femme qui, de la seule inspiration de son cœur, s’est vouée aux fonctions d’infirmière durant le voyage ; malheureusement en passant d’un bateau à un autre pour le service qu’elle s’est imposé, elle a le pied pris et écrasé entre deux plats-bords. A Marseille elle doit subir l’amputation d’un orteil ce qui ne l’empêchera pas de poursuivre son aventure en Afrique.

La mortalité à bord est hélas relativement élevée et surtout infantile. Elle traduit les séquelles de la misère, de la malnutrition, les fatigues du voyage et aussi pour les nouveaux nés, l'asepsie rudimentaire présente aux accouchements ; chaque décès est consigné dans le journal du bord et sur le registre d'une localité voisine ; puis la pauvre petite créature est déposée à terre, confiée à un fossoyeur, de préférence la nuit pour minimiser l'impression douloureuse sur le convoi.

La mort frappe par ailleurs fréquemment l'ivrogne aux gestes mal assurés, qui aux passages des écluses, qui en équilibre instable sur la toiture en pente, humide, glissante du cabanage : c'est la chute fatale souvent suivie de noyade et d'autant plus tragique qu'elle est peut-être ignorée si elle se produit de nuit laissant une famille complètement désemparée par cette disparition.

4 - La Nourriture

L'entrepreneur des transports a enfin la charge de nourrir les émigrants et il s'acquitte de ce service très convenablement, au moins jusqu'à Chalon. Il est dû chaque jour a chaque colon embarqué 750 gr de pain ; 500 gr de viande remplaçable en cas de nécessité par de la charcuterie ; 250 gr de légumes ; 50 cl de vin.

Les enfants depuis 2 ans et demi jusqu'à 12 ans n'ont droit qu'à la demi ration ; pour les plus jeunes il est fait chaque jour deux distributions de lait : il est bon de mentionner, a la louange de l'entreprise, que cette distribution à laquelle le cahier des charges ne l'oblige pas, est faite à ses frais et de son propre mouvement.

« Le plus grand soin doit être apporté à la distribution du vin, et à cet effet, le capitaine en confie la distribution au chef du bateau colon, qui le prend en compte et qui s'entend avec les chefs de groupes pour la répartition. L'entreprise ne doit fournir que du vin de 1847, le 1846 étant trop cher et le 1848 étant trop nouveau ».

Cette quantité de vin attribuée aux colons se révèle rapidement exagérée ; une demi ration serait suffisante : un père de famille de 4 ou 5 enfants reçoit ainsi 3 ou 4 litres de vin par jour qu'il se garde trop souvent hélas de redistribuer ce qui explique les cas fréquents d'ébriété.

Quant à la viande, deux cinquième doivent être servis en bouilli avec la soupe à neuf heures du matin et les trois cinquièmes restant en ragoût à quatre heures du soir pour le dîner.

Les lieux d’approvisionnement sont : Moret, Montargis, Briare, La Charité, Le Guérin ou Nevers.

En arrivant près de ces villes, une estafette est expédiée en avant du convoi pour que la remise ne souffre pas de retard : plusieurs voitures de pain de munition sont débitées et distribuées aux chefs de bateaux ; la viande sitôt apportée à bord est accrochée à l’arrière des bâtiments ; les feuillettes de vin sont roulées et arrimées ; le convoi est lesté pour deux jours.

Evidemment, pour ce transport exceptionnel, toutes les denrées circulent en franchise, au grand dam des agents du fisc qui évalueront la perte de droits pour le trajet en Seine pour 10 000 colons, à 338,80 francs et sur le canal latéral de la Loire à 9 292,80 francs ; l'agent chargé des taxes pour le canal du Centre remplira, quant à lui, scrupuleusement acquit à caution sur acquit à caution !

La nourriture, quoique monotone, est alors plus que suffisante et bien des excursionnistes imaginent volontiers un voyage qui se prolonge indéfiniment, se trouvant très heureux de voir du pays sans se fatiguer, buvant et mangeant à satiété aux frais du généreux Etat. En effet, combien de pauvres hères qui n'avaient pas chez eux de quoi satisfaire aux plus stricts besoins se trouvent comblés de se lever chaque jour avec l'assurance de faire deux bons repas !

Parfois prudent, il part seul en éclaireur et ce ne sera qu'après quelques mois d’expérience sous le soleil africain qu’il se décidera à faire venir femme, enfants, meubles : si les passages sont encore gratuits pour les personnes, le transport des colis grèvera lourdement le budget du pionnier, mais certaines privations imposées par la Commission sont trop brutalement ressenties par les exilés pour qu'ils ne tentent pas de retrouver certains souvenirs de la mère patrie en des objets familiaux qui leur font cruellement défaut ; s'il est, en effet, concevable de déconseiller la literie de plume pour l'installation dans les futurs centres de la Mitidja en Algérie, quelle aberration de persister dans une telle décision pour les colons de Damiette et Lodi qui, sans chaudes couettes, découvrent, frigorifiés, avec désespoir, un campement hivernal par 900 mètres d'altitude dans le Sud algérois.

5 - Le Départ de Paris

Nous voici à quelques jours de l'embarquement. L’heureux élu voit son admission au prochain convoi confirmée par le courrier que lui adresse généralement le maire de l'arrondissement où il a déposé sa candidature. Il reçoit précisément une carte blanche où figurent son nom, son numéro matricule de colon et le nombre de membres de sa famille qui l'accompagnent ; il reçoit généralement un feuillet d'instructions précisant l'organisation du départ des péniches et certains aspects de la vie à bord. S'il ne l'a déjà fait comme bien de ses camarades, au grand risque de se retrouver complètement démuni, abandonné sur le pavé parisien en cas de refus d'admission aux colonies agricoles, notre homme va alors se hâter de se libérer de ses attaches matérielles à la capitale : il rassemble les effets, les bagages, quelques outils qu'il réunit en ballots aisément transportables ; il revend ou laisse à ses proches, qui resteront en métropole, les meubles trop volumineux pour être tolérés dans cet exode.

Comment rester aussi insensible devant le courrier de la colonne Adèle Gervais, demandant à sa chère mère qui doit la rejoindre après une année de séparation, de ne pas oublier sa glace laissée à Paris ? Les miroirs sont hors de prix à Médéa et un peu de coquetterie féminine ne peut qu'éclairer, adoucir, une lutte opiniâtre, exaltante certes, mais trop souvent ingrate.

Enfin, le colon, très souvent, est endetté et jusqu'à concurrence de 20 francs il peut retirer du Mont-de-Piété quelques effets de lingerie, habillement, literie... mais aucun bijou !

Les sommes déposées à la Caisse d’Epargne sont également remboursées ; les propriétaires sont parfois honorés.

Dès qu'il le peut, notre colon se rend alors au quai de Bercy pour le premier convoi, Saint-Bernard pour les suivants car le premier est jugé trop éloigné pour les colons à pied. Il lui reste en effet encore à remplir la formalité du pesage des bagages : les colis, trop volumineux pour accompagner notre homme et sa famille à bord des péniches, sont entassés dans le bateau fourgon ; bien que des officiers d'état-major surveillent les chargements des malles et ballots, et que ceux-ci sont soigneusement gardés ensuite par des piquets de vétérans, des marquages imprudemment rudimentaires, des manutentions brutales au cours des fréquents transbordements, feront qu’à l'arrivée en Algérie, bien des émigrants retrouveront, douloureusement, dans un triste état leurs maigres biens s'ils ne les ont pas définitivement perdus.

Avisées, les familles qui désirent voyager ensemble se présentent en même temps au bureau d'embarquement dirigé par Monsieur le Sous-Intendant Lecauchois. Tout notre monde aura alors des places à bord du même bateau. Une fois le problème des bagages réglé, chaque famille ou célibataire échange en effet sa carte d'embarquement contre le billet rose où sont non seulement reportés les classiques renseignements d'identification, mais en plus les numéros du bateau et des places réservées à bord. Des tentes protègent sur le quai les passagers contre les intempéries avant d'obtenir l'autorisation d'accès aux péniches mais les familles nombreuses peuvent y coucher dès le premier jour d'embarquement.

La cohue est rapidement indescriptible. La température est souvent clémente, le ciel ensoleillé, et seul l'embarquement des derniers convois de décembre se fera sous la pluie. Néanmoins, une morne tristesse marque en général les visages tendus des voyageurs qui piétinent le quai fangeux. Les hommes portent le pantalon à la hussarde, large, étroit et serré à la cheville, la grande blouse bleue, le paletot ou la redingote élimée, en bandoulière les indispensables couvertures. La casquette rejetée sur l’arrière de la tête avec parfois une petite visière de shako ou s’efforçant de retrouver une certaine dignité grâce à un trombone hélas râpé et avachi ; ils s'interpellent gravement, échangeant les quelques maigres informations qu'ils possèdent sur leur future résidence.

Ceux qui ont déjà fait un congé en Afrique, obtenu à l’issue du service militaire et par extension ce service lui-même, sont très entourés et crânent quelque peu auprès de leurs épouses qui, craintives, ne comprenant pas bien les raisons qui poussent réellement leurs maris à échanger une existence certes misérable, mais connue, contre un avenir aussi incertain et rude, tentent désespérément un effort de coquetterie en portant petite crinoline et capeline. Elles rassemblent autour d'elles et comme elles peuvent, bagages, paniers de victuailles, enfants. Ceux-ci, espiègles, inconscients de la tristesse de l'événement, courent, se glissant partout, se perdant, et l'un d'eux manquera même le départ et sera réexpédié par la Commission en diligence, ne rejoignant son père, désespéré, qu'à Briare.

Le Jeudi ou le Dimanche du départ arrive.

Tôt le matin, le service d'ordre se renforce. Les derniers colons s'embarquent. La foule des parents et amis, des badauds, de 40 à 80 000 spectateurs s’agglutinent sur le quai et le vaste port de l'île Louviers, sur le pont estacade qui permet d'accéder à l'île, la passerelle de Damiette, le pont de la Tournelle, le pont et le quai Saint-Bernard, que d'aucuns désireront par la suite baptiser quai de l'Algérie, le pont d'Austerlitz et les deux rives de la Seine jusqu'à Bercy.

Femmes et enfants des colons se pressent aux lucarnes des chalands tandis que les époux assis ou debout sur les toitures inclinées des cabanages se préparent à la cérémonie qui va se dérouler, entonnant chants patriotiques et surprenantes cantates à la gloire de la colonisation. Parmi eux quelques francs-maçons répondent aux chants et vivats de frères venus leur faire la conduite et se montrent décorés des insignes de leurs grades, portant ostensiblement les aigles du Kaddosch, l'équerre de pierreries du maître, le pélican sacré ou la rose mystérieuse du rose-croix.

La musique du 18e de ligne, le plus souvent, s'embarque sur le remorqueur Neptune et joue des marches entraînantes et martiales ; la Marseillaise, le Chant des Girondins, alternent parfois avec le chœur des orphéonistes, de la Société des Enfants de Paris, des écoles chrétiennes. Aux paroles réelles se substituent des adaptations de circonstance :

« Partons pour l'Algérie »
« Allégeons le fardeau de la mère patrie... »

Le trait de chalands est formé : ceux-ci sont rigidement reliés les uns aux autres puis au remorqueur à vapeur qui leur fera traverser Paris. Le maître de coche et le charpentier prud'homme commis à la vérification des bateaux, s'assurent soigneusement de cette dernière opération et regagnent à bord du Neptune leurs supérieurs, le contrôleur de la navigation sur la Seine et l'inspecteur des machines de la Seine embarqués sur ordre du préfet de police pour veiller à la sécurité du remorquage ; la machine est déjà sous pression et sa cheminée vomit de lourds panaches de fumée noire sur les officiels rassemblés face aux six bateaux reliés encore au quai par les planches passerelles vacillant sous le poids des derniers retardataires.

Parmi ces personnalités, nous trouvons bien entendu la plupart des membres de la Commission des colonies agricoles avec à sa tête Trélat, maire du 12e et F…de la loge parisienne des Amis de la Vérité, les maires ou leurs adjoints des différents arrondissements ou communes représentés parmi les colons, quelques représentants du peuple, parfois un ou des membres éminents du gouvernement, les généraux Cavaignac, Lamoricière, le ministre de l'Intérieur Dufaure.

Des officiers de la garde nationale, des membres des différentes loges, tous revêtus de leurs uniformes ou insignes chamarrés, donnent un air de fête à ce départ plein d’émotion.

Au discours habituels du représentant de la Commission Trelat, Didier ou Dutrone, succède celui d'un membre du Gouvernement parfois renforcé par une allocution au plus haut niveau de Lamoricière ou Cavaignac en personne.

A un colon, souvent ancien officier de la Garde Nationale, est remis le drapeau de la future colonie portant, par exemple, pour le 1er convoi : au recto, Liberté Egalité Fraternité, Colonies Agricoles de l'Algérie, Départ de Paris 8 Octobre 1848 ; au verso : République Française, Province d'Oran, Commune de Saint-Cloud.

La bannière est bénie par les curés de Saint-Roch, la Salpétrière, Saint-Nicolas du Chardonnet ou même le nouvel archevêque de Paris Monseigneur Sibour, venu mitre en tête, en cortège avec son clergé de Notre-Dame pour honorer le 4e départ. Tous prononcent également quelque homélie édifiante et protectrice. Tous les thèmes développés, s'ils reconnaissent la misère des colons, appuient lourdement sur la générosité du Gouvernement, le sort enviable réservé aux futurs propriétaires et surtout l'ordre et le respect de la religion recouvrés après la répression de juin. A la même époque les tribunaux d'exception jugent et frappent inexorablement de la peine de mort, de la déportation à Cayenne ou en Algérie, les insurgés notoires, frères d'armes des colons.

« Vous êtes de braves ouvriers mais… ». Evidemment, les généreux donateurs de cadeaux utiles sont remerciés chaleureusement, la presse en faisant écho dans une publicité de bon ton : la librairie Renouard offre des livres, le pasteur Brunet des Bibles, le Jardin des Plantes... un bananier, tel autre marchand, pour les colons les plus pauvres, des lots de graines et semences potagères. A tous ces discours répondent les acclamations de l'assistance, des colons.

L'heure du départ, 10 heures, midi, arrive. Les officiels embarquent sur le Neptune pour une dernière escorte, les dames sont de la promenade ; une myriade de petites embarcations pavoisées circulent à grands risques à proximité des chalands ; les roues à aubes, mises en branle par les 50 CV de la machine du remorqueur, entraînent doucement dans leur sillage bouillonnant le convoi tandis que la musique déverse sans discontinuer ses flonflons ; quelques cris séditieux s'élèvent par bravade, « Vive la République Sociale ! », couverts par « Vive la France ! », « C'est la bonne République ! », « Vive l’Algérie !, Vivent les colons ! ».

Le drapeau de la colonie est accroché au fronton du cabanage du bateau d'état-major. Les fanions offerts parfois par des municipalités à leurs administrés, volontaires pour émigrer, ornent les autres chalands.

Les têtes se découvrent :

Adieu France ô ma Patrie
Et vous frères, parents, amis
Nos bras vont seuls en Algérie
Mais notre cœur reste à Paris.

6 - Le Voyage en Seine

Les spectateurs massés sur le pont d'Austerlitz font pleuvoir des petits drapeaux sur lesquels sont écrits les mots « Vivent les colons ! ». Avidement, hommes, femmes et enfants dévorent des yeux les rives, les édifices, leurs compatriotes qu'ils quittent à jamais.

Voici les carrières de Charenton ; un escadron de cavalerie revenant de la promenade aux chevaux, trompettes en tête, s’arrête sur l'ordre de son chef, fait front et rend les honneurs, sabre au clair, au 15e convoi qui, fièrement, défile sur la Seine.

Port à l'Anglais, Port aux Colons pour le peuple parisien, est atteint rapidement après 3 km de ce qui n'est qu'une promenade. C'est là, le vrai départ pour l'aventure. Les passagers clandestins y sont activement recherchés et débarqués : voleurs, souvent très jeunes, tentés d'exercer leurs rapines sur les bateaux encombrés, demoiselles recherchant le passage respectable et surtout gratuit pour les saloons accueillants d'Algérie, sur la foi de descriptions, abusivement colorées hélas, de compagnons, anciens militaires ; enfin, tout simplement membres de familles refusés ou oubliés sur les listes et introduits en fraude.

Le voyage en Haute-Seine du 1er convoi se distingue des suivants par le remorquage des chalands par bateaux à vapeur jusqu’à Saint-Mammès. L'entreprise de transport espère y gagner en temps et facilité de manœuvres.

L'embouchure du canal du Loing doit pouvoir être atteinte dès le premier jour grâce, non seulement à la vitesse des remorqueurs, mais aussi à des passages de ponts négociés plus simplement et rapidement. Le confort des colons, à qui il est interdit de descendre à terre avant Moret, ne peut par ailleurs qu'en bénéficier. La fiabilité encore bien aléatoire des machines réduit à néant ce choix aventureux.

Deux remorqueurs sont employés pour le premier départ. Le Neptune, de 50 CV, prend en charge le bateau fourgon et les deux chalands de tête dont le bateau d’état-major, tandis que le Fulton, avec ses 80 CV, remorquera les trois autres péniches.

A la hauteur d’Ablon, le cylindre du Fulton se fend. Arrivé à Corbeil, le capitaine Chaplain s’arrête et réexpédie le Neptune pour remorquer les trois chalands en panne. Grâce ensuite à l'activité et au bon vouloir de la Compagnie propriétaire du Neptune, une navette régulière s'établit qui achemine tout le convoi d'abord à Melun, puis enfin à Moret : le gain de temps espéré est annulé tandis que les colons apprécient peu ces manœuvres hâtives et brutales.

Par la suite, ce sera le Neptune seul qui remorquera le convoi en entier mais, vu sa puissance réduite, seulement jusqu’à Port à l'Anglais : les incidents ne manqueront pas mais ne provoqueront plus de retards significatifs.

Le remorquage en Haute-Seine se fera donc à l'avenir à l'aide de chevaux. Pour ce faire, l'ensemble du convoi est organisé en trait de halage ; la raison de cette pratique est connue : en milieu fluvial, il est nécessaire de disposer en certains points de franchissement, notamment les ponts, d'un nombre d'hommes et de chevaux plus important que celui disponible pour la manœuvre de chaque unité en navigation normale, ce qui peut être alors obtenu en concentrant les forces destinées habituellement à chaque chaland.

Les bateaux naviguent en file indienne, reliés rigidement l'un à l'autre, c'est-à-dire en permettant une certaine souplesse horizontale pour les manœuvres individuelles. Le chaland de tête est le chaland porte-bagages : comme nous l'avons déjà signalé, il est rééquipé comme une unité navigant en Loire. Sa mâture n'ayant toutefois qu'une fonction de halage, est sans doute raccourcie. La piautre, organe de direction du trait, est en place. Les manœuvres diverses telles que, par exemple, dresser et abaisser le mât au passage des ponts, sont effectuées grâce au guinda du type treuil de puits. Le deuxième chaland, le bateau d'état-major, est relié au bateau fourgon par un système d'attache qui permet le libre fonctionnement à la piautre. Un gros madrier, le perché est disposé sur le seuil de la levée du tirot à laquelle il est solidement amarré ; une courte et forte amarre relie l'extrémité saillante du perché au tableau de la mère ; une amarre de traction supplémentaire est frappée de part et d'autre du chaland mère et passe dans une grosse poulie placée sous la levée du tirot. Pour faciliter les manœuvres une partie des bagages des colons est chargée momentanément dans un margotat placé en queue de convoi. Dès que Moret sera atteint, la totalité des bagages sera réunie sur le bateau fourgon à nouveau déséquipé.

Neuf courbes, soient 18 chevaux en moyennes, sont nécessaires pour remorquer le lourd convoi.

Tourné sur un boulard à l’arrière du chaland, le verdon ou corde de halage coulisse librement dans le haut du mât. Il se divise à son autre extrémité pour être relié aux palonniers des attelages. Cette pratique évite ainsi au long câble de chanvre de s’emmêler désagréablement dans les branches et broussailles fréquentes sur la berge du fleuve.

Le maître charretier et ses aides activent avec force cris, jurons et claquements de fouet la lente et puissante traction tandis que sur le bateau fourgon le maître marinier grâce à la piautre maintient le convoi parallèlement à la berge et suffisamment loin pour ne pas toucher ; sur chaque chaland les matelots veillent sur les plats bords, bourdes en main, prêts à repousser toute dérive indésirable. Précédant le convoi, sur la berge, un marinier portant un drapeau rouge signale le transport accéléré, prioritaire au trématage et au passage des ponts. Il est escorté pour appuyer son autorité et assurer l'ordre en cas de litiges par un gendarme à cheval.

La navigation normale est aisée ; les seuls vrais risques sont les épaves, souches charriées par le fleuve, signalées à temps en amont ; les ingénieurs les font retirer par les cantonniers diligents.

Mais parfois l'inattention ou la négligence en cette période agitée et contestataire provoquent de sérieux avatars.

Nous sourions aux protestations indignées de la maréchaussée écœurée par la désinvolture du marinier gareur du 6e convoi que la pluie a cantonné à l'abri sur le bateau de tête. Par contre, plus sérieuses seront les avaries successives qui frapperont le 9e convoi. Par grand vent, les mariniers conducteurs se révèlent maladroits et frôlent trop la berge après Melun. A quelques centaines de mètres après le passage du pont, un premier engravement arrête le convoi pendant 3/4 d'heure, puis, 6 km en amont de ce pont à la hauteur de La Cave, commune de Bois-le-Roi, l'avant dernier bateau touche brutalement et sombre dans 60 cm d'eau. Les colons ont les pieds mouillés mais sont sains et saufs. Le commandant de l'expédition est prévenu par les mariniers que des bateaux pontés de la même entreprise descendent la Seine et se trouvent en amont à une lieue et demi ; il envoie de suite un gendarme pour requérir les responsables de ce trait de bateaux vides de lui en expédier un. Cet accident pour le moins fâcheux paralyse encore le convoi pendant 3 heures mais, jouant de malchance et il est vrai de nuit, le trait porte enfin sur un banc de sable entre Champagne et Saint-Mammès et ne peut se dégager que le lendemain, et c'est avec 13 heures de retard qu'enfin il parvient dans les eaux paisibles du canal du Loing.

Les passages des ponts, classiques certes, n’en sont pas moins mouvementés : Choisy, Corbeil, Melun, Valvins sont autant de points délicats à franchir.

Grâce aux notes détaillées concernant les convois de colons conservées à Melun, grâce aussi aux affiches que nous y avons consulté réglementant le pilotage et le châblage (ou passage de pont à la corde), nous pouvons assez précisément décrire ces opérations typiques d'une époque révolue.

Le pont de Melun est, Dieu merci, équipé alors d'un cabestan facilitant grandement la manœuvre.

La traversée de la rive gauche est destinée aux traits montants et celle de la rive droite aux bateaux et trains avalants.

Après une nuit de navigation à la fois calme et hasardeuse, le convoi est amené en place à la gare aval de la Porte Richard.

Un numéro d'ordre lui est attribué ; les attelages sont dételés, débillés ; le mât de halage est abaissé.

Le chef de pont envoie, pour préparer la manœuvre, hune et cordages, un gareur muni de son drapeau rouge, trois ou quatre hommes et des chevaux supplémentaires en renfort soit environ huit pour un trait initial de 18.

La distance du châblage est déterminée par deux poteaux indicateurs, l'un en aval vis-à-vis l'ancienne Porte Richard, l'autre en amont vis-à-vis l'ancien guindard. Tant que le gareur du trait précédent n'a pas planté son drapeau à la gare d'amont signalant ainsi la fin de l'opération et la relance immédiate et obligatoire du trait remonté, notre convoi de colons est stoppé. Son attente sera variable selon les circonstances, de 10 minutes à 1 heure. Ce temps n'est pas perdu car il est employé à fixer la hune à l'avant du bateau fourgon, tandis que les chevaux sont en partie rebillés à des cordages ordinaires supplémentaires attachés à chaque chaland. Des cordes de ventre en nombre suffisant empêchent que la queue du trait ne gêne éventuellement les avalants et surtout que, dérivant par la force du courant contraire, il ne heurte la pile de l'arche. La hune est engagée dans le cabestan à point fixe établi en amont du pont ; les chevaux restants sont employés au manège. Le drapeau arboré au haut du mât fixé sur le pont confirme la possibilité de remonter, accordée par le garde-pont et l'arrivée en gare amont du précédent gareur. D'un seul effort parfaitement coordonné, les chevaux s'arcboutent sur leurs jarrets frémissants, les fouets claquent et au milieu de vociférations d'encouragement, le convoi s'ébranle luttant inexorablement contre le flot enragé.

Au pont de Valvins, la manœuvre se complique encore par le fait que le chemin de halage change de rive ; il faut alors transporter en canot la corde d'une berge à l'autre tandis que les chevaux passent en bac ou sur le pont.

Durant toutes ces opérations délicates, des renforts de gendarmerie veillent à ce qu'aucun colon ne descende à terre et surtout qu’aucun différent grave ne surgisse entre les émigrants et la population riveraine venue en spectatrice. L’éloignement de la capitale est déjà suffisant pour que mal informés, les Melunais ménagent leurs ovations et apparaissent plutôt méfiants à l'égard des partageux, de ces feignants des Ateliers Nationaux et ce, d'autant que parfois sont ressortis quelques bonnets phrygiens ; comble d'ironie, les détenus de la Maison Centrale, édifiée sur la rive fleuve, enverront même un salut fraternel aux copains du 1er convoi, ce qui ne peut que semer le doute dans les esprits des riverains vis-à-vis de ces hommes qui, abattus la veille, encore pleins d'amertume après la première nuit inconfortable passée à bord, réagissent néanmoins contre leur sort misérable et abreuvent littéralement les spectateurs stupéfaits de leur gouaille parisienne.

Il est vrai aussi que, grâce au chef de l’expédition, une certaine organisation s'installe à bord des chalands : les chefs son installés et il s'ensuit une régularité, une propreté qui contrastent heureusement avec l'anarchie de la veille.

Enfin, pour tous, l'approche de Saint-Mammès, reconnaissable au rétrécissement visible du lit de la Seine, signifie la possibilité de descendre à terre.

7 - Le Canal du Loing

Le véritable canal artificiel ne commence en fait qu'à Moret, soit à 2 km en amont du confluent du Loing avec la Seine. Ce parcours en rivière est toutefois déjà canalisé puisque deux écluses en réglementent alors l'accès dès Saint-Mammès. Le remorquage par bateaux à vapeur initialement prévu doit donc cesser dès quitté la Seine mais par contre la traction animale sera encore très appréciée pour faciliter les manœuvres au passage des premiers ouvrage Le trait de chalands parviendra à Saint-Mammès en général au crépuscule ce que déploreront en vain les ingénieurs du canal, mais le ministre de l'Intérieur Dufaure sera inflexible quant à l'horaire des cérémonie du départ de Paris !

Le transport des colons est certes prioritaire et la nuit ne doit en aucun cas arrêter la marche des convois ; Saint-Mammès se caractérise cependant par le passage au remorquage à bras d'hommes et le recrutement des haleurs, l'organisation et la mise en place des équipes, leurs premiers pas, sont pour le moins mouvementés. Il s'ensuit un chaos inimaginable accru encore par le fait qu'arguant du règlement du bord, les colons, maintenus depuis Paris sur les chalands, et souvent même claustrés par la pluie à l'intérieur des compartiments, se répandent à terre, recherchant surtout des fruits pour la distraction et le rafraîchissement des enfants. N'oublions pas que dès le 2e convoi, un transbordement définitif à bord du seul bateau fourgon des bagages chargés jusque-là sur le margotat de queue, est aussi à prévoir à la halte de Saint-Mammès. Nous comprenons aisément que le parcours jusqu'à Moret pourra exiger jusqu'à la dizaine d’heures de nuit alors que de jour il eût pu s'effectuer en moitié moins.

Quand par ailleurs, nous savons qu'à Moret doit officiellement s'opérer le premier ravitaillement du convoi, il est évident que bien des chefs d'expédition chercheront à accélérer cette entrée dans le canal du Loing en utilisant encore la traction animale et même plus astucieusement en combinant le transbordement, le recrutement des équipes de halage et l'approvisionnement des vivres transportés alors par carrioles de Moret à Saint-Mammès.

Le canal du Loing court parallèlement à la rivière dont il emprunte d'ailleurs le lit durant quelques kilomètres peu avant Nemours. Vingt-sept écluses en jalonnent les douze lieues soit quarante-neuf kilomètres de Saint-Mammès à Buges en amont de Montargis.

La présence proche du Loing permet une alimentation en eau régulière et abondante des sas qui sont alors de dimensions confortables puisque de 33 m de long sur 5,2 de large. Le tirant d'eau normal est de 1,6 m. Des ponts fréquents limitent le tirant d'air à 3 m.

Désormais, jusqu'à Chalon, le remorquage des chalands se fera au pas lent et régulier des haleurs. Décrire cette activité, typique de la navigation fluviale jusqu'au début du siècle, ne saurait évidemment rivaliser avec les pages sublimes et terribles qu'y consacre Le Temps des Canalous de Roger Semet. Nous tenterons simplement d'en rappeler les principaux aspects.

Une corde dite verdon, longue d'environ 60 brasses soit un peu plus de 95 m. est nouée par le milieu à une cheville à l'extrémité de la levée du chaland à traîner, de manière à se trouver également partagée ; aux deux extrémités, la corde se divise en multiples cordages reliés aux las ou lacs espèces de sangles que les hommes se passent en bandoulière. Les haleurs ne sont pas alignés à la queue-leu-leu mais en rangées autant que faire se peut selon la largeur du chemin de halage. Il y a communément deux chemins de halage sur les canaux : un principal et un secondaire. Ce dernier n'est pas permis dans certaines localités et le remorquage ne peut se faire alors que d'un seul côté ; l'équipe empêchée est obligée d'entrer dans le bateau et de le pousser à la bourde pour le tenir au large. Cette circonstance ralentit considérablement la marche du chaland mais ne se rencontre heureusement que rarement.

Pour traîner un bateau cabané chargé de ses colons et de leurs ballots d'un poids estimé aux environs de 35 tonnes, 2 hommes sont en temps normal suffisants, 4 pour le bateau des bagages qui peut atteindre les 70 tonnes. Toutefois, en cette période troublée de chômage, de violence révolutionnaire, l'entreprise chargée du transport acceptera de doubler les effectifs, espérant ainsi éviter toute contestation, mais en vain.

Et pourtant, quelle triste activité que ce type de remorquage. Les colons ne s'y trompent pas, eux qui se considéraient les parias d'une société inique découvrent, stupéfaits, de plus misérables qu'eux qui pour 1 franc par lieue se disputent une bricole qui les rend infirmes, courbés avant l'âge. Ces malheureux marchent parfois 30 heures sans se reposer, s'arrêtant seulement aux écluses le temps nécessaire à vider et remplir les sas. L'avilissement de ces pauvres hères est total. Dès les portes de l'ouvrage ouverte le « ho » lancé par le maître marinier juché sur la levée du chaland fait bander les muscles de ces bêtes de somme, arquer les dos, se cramponner les pieds. La lourde machine s'ébranle et prend peu à peu une allure régulière; à la vitesse d’une demie lieue par heure, soit un peu plus de 2 km par heure, chaque bief est, dans un terrible effort, remonté jusqu'à la prochaine écluse. Durant les courtes haltes, ces forçats s’abreuveront de pichetées de bouette, sorte de piquette issue de la fermentation de résidus de grappes additionnés d'un peu de cassonade et allongée d'eau ; quelquefois plus généreux, le chef de cuisine remplacera la boisson économique par du vin des colons. La marche reprend vite, qu'il vente ou qu'il pleuve, de jour et de nuit, à la lueur tremblotante de quelques fanaux signalant les chalands, disparaissant parfois dans l'obscurité inquiétante des nappes de brouillard qui flottent sur le canal, les haleurs ressemblent à des gnomes engagés dans un rituel infernal qui ne s'achève qu'à l'écluse suivante.

Tout le long du parcours sur les canaux, une si pénible existence s'accompagnera évidemment d'incessants sursauts de révolte pour une rétribution, des conditions de travail meilleures. Les violences seront néanmoins vite maîtrisées car les places sont terriblement convoitées.

Il est d'abord envisagé de recruter les bateliers haleurs dans la population de Saint-Mammès, mais aussi parmi les ouvriers au chômage de Nemours, au prix ordinaire habituellement pratiqué. Les hommes de Briare vont semer le trouble dans une situation déjà bien agitée : offrant leurs services à prix moindres pour retourner dans leur cité après le halage des bateaux descendant sur Paris, ils exercent ainsi une concurrence déloyale que l'entrepreneur du transport refusera sagement. Habilement, il accordera certes ses préférences toujours au prix ordinaire aux hommes de Saint-Mammès, mais il les arrêtera à Montargis où il les fera relayer par les haleurs de Briare : il aura en plus à tenir compte des recrues volontaires des localités traversées. La diplomatie et la fermeté sont souvent battues en brèche dans un pays en ébullition permanente. La faim fait sortir les loups du bois. Dans l’espoir de limiter les troubles éventuels et d’assurer une efficacité maximum au remorquage des convois, des instructions sont communiquées aux mariniers de Saint-Mammès et Nemours, les enjoignant d'ouvrir un registre dans leurs communes pour fixer les tours de halage, de prévoir des réquisitions afin d'éviter toute interruption dans la progression des convois, de s'entendre enfin pour tout problème concernant le remorquage avec le délégué de l'agent civil préposé au transport et non avec l'administration militaire. Cet espoir sera hélas souvent déçu par l'intervention violente de meneurs qui provoqueront la désertion des équipes de halage suivie d'altercations avec les colons et l'état-major ; la présence du procureur de la République aidé de gendarmes et de carabiniers deviendra alors nécessaire pour calmer les esprits.

Dans ce récit, la ville de Montargis se distingue particulièrement par son hostilité déclarée envers les partageux et des incidents violents s'y produiront. Ainsi, lors du passage du 11e convoi et du remplacement des haleurs, les menaces seront telles que le capitaine Schmitz n'aura pour seule solution que de débarquer de chaque bateau une douzaine de colons et de leur demander de s'atteler eux-mêmes aux machines, ce qu' ils feront volontiers.

De tels incidents heureusement isolés contrastent avec le caractère paisible de la vie de nos parisiens sur les canaux.

Le calme d'une navigation lente et régulière, la liberté de pouvoir circuler à terre presque à volonté, retrouvés après les contraintes inconfortables de la navigation en Seine, rassérènent nos émigrants d'autant plus que, hormis quelques Montargeois, les riverains leur font en général un accueil enthousiaste qui vient adoucir quelque peu l'amertume du départ.

L'état-major profite de la quiétude qui règne sur le convoi pour rédiger et adresser à Paris le premier rapport sur le voyage. La mise à jour des dossiers des colons est à présent possible. Chaque futur concessionnaire reçoit son livret où lui sont d'abord rappelés les divers décrets et arrêtés réglant l'entreprise de colonisation où il s’est engagé ; viennent ensuite son signalement et l'état civil complet de la famille qui l'accompagne éventuellement. Puis d'abondantes pages sont réservées pour la future installation en Algérie : nous y trouverons bien entendu dès que possible la situation cadastrale de son habitation, de son jardin, de ses terres dans la colonie, mais aussi régulièrement inscrites tout au long de ses trois années probatoires, toutes les allocations en vivres, matériel, cheptel, qui lui seront attribuées, remboursables en espèces ou en travail.

Au livret, le capitaine d'expédition joint quelques volumes dont le futur pionnier a intérêt à se cultiver car ils lui fournissent des renseignements essentiels à sa prochaine existence : instructions hygiéniques, instructions sur les travaux agricoles et l’élevage en Afrique.

Cette remise de pièces officielles, prometteuses d'un avenir prospère ne joue pas peu dans le changement de plus en plus sensible de l'ambiance à bord des chalands. A l'abattement et la tristesse succèdent naturellement l'insouciance, la légèreté propres au caractère français. Les plaisanteries au gros sel fusent, une gaîté bachique règne rapidement sur toute la ligne du convoi. A toute occasion le drapeau est déployé et on chante, on hurle :

Formons une même famille
Où règne la fraternité
Sous la loi de l'égalité
Pour tous le soleil brille
Vive la liberté

que l'on ponctue de vigoureux « Vive la France ! Vive la République ! Vive Ledru-Rollin ! » auxquels les paysans répondent par d’aussi impératifs « Vivent les Colons ! Vive l'Algérie ! Vive Louis-Napoléon »... La politique ne perd pas ses droits.

Encouragés par ces manifestations, certains colons vont même jusqu'à débarquer et se répandre dans la campagne où d'auberge en auberge, de copieuses libations en libations copieuses, ils se conduisent de manière à faire craindre de voir des plaintes succéder aux témoignages de satisfaction des habitants. De cette folle gaîté ressurgit donc le mythe de l'insurgé que le gouvernement fait transporter en Afrique pour y crever de misère et de maladie : la garde nationale prend les armes, les paysans se saisissent de fusils ou de fourches et ce n'est pas sans peine que l'état-major alerté rétablit la confiance et l'ordre.

Lorsque le temps le permet, l'état-major prend soin de faire débarquer la totalité du convoi et de faire procéder à un récurage des bateaux où la propreté laisse involontairement à désirer.

La nourriture, quelque peu monotone, est rapidement agrémentée d'extra que se procurent les plus débrouillards : fruits récoltés de-ci de-là et dont l'abus provoquera bien de malencontreuses indispositions heureusement passagères, savoureuses salades de cresson rouge, que les hommes en promenade vont chercher dans les ruisseaux. Plus aventureux, certains se risquent à la pêche : ils descendent dans les saulaies, coupent des scions pour leurs lignes, puis, par une marche forcée, se mettant en avance de quelques heures sur le convoi, vont jeter l'appât dans le canal même ou dans les petits cours d'eau qui l'avoisinent. D'autres plus audacieux encore, armés de fusils de chasse, pétaradent toute la journée aux alentours ; le soir, de retour à bord, le carnier bien garni, ils confient aux maîtres-queue de délicieux suppléments au dîner auxquels l’état-major, bien entendu, fait volontiers honneur. Hélas, parfois l'expédition se solde par un retour penaud escorté de gendarmes car les gardes champêtres à cheval ne badinent pas sur leur autorité assermentée : le fusil est confisqué jusqu'à la prochaine aventure.

Les femmes, quant à elles, devancent le convoi pour aller dans les ruisseaux faire de petits savonnages qu'en marchant les maris font sécher sur des baguettes, quelques-uns même sur leur dos.

Le dimanche, l'avant des bateaux est décoré de verdure fraîche et de rubans neufs. Les corvées sont faites de bonne heure. Chacun s'astique tant bien que mal. Les colons qui le peuvent mettent des chemises blanches et habits propres, remplacent les casquettes par de dignes gibus; quelques femmes pieuses vont à la messe et les enfants fraîchement accoutrés rapportent du pain bénit à leurs pères.

Bientôt les deux rives du canal sont couvertes d'hommes qui fument, de femmes qui bavardent, d'enfants qui jouent dans les bas sentiers en cueillant quelques fleurs oubliées par l'automne. Un garde, l'air bravache avec son sabre, la plaque de métal où sont gravés les mots Canaux-Gardes accrochée à une bandoulière de cuir, discute gravement avec le capitaine, son lieutenant adjoint et quelques colons de bonne société de son travail, de la bonne tenue du convoi.

Celui-ci, pavoisé de drapeaux, passe au milieu de cette haie vive de promeneurs en gaîté et on croirait plutôt assister à une fête de famille qu'à l'émigration d'ouvriers sans pain.

Le canal du Loing s'agrémente de charmants courts d'eau ; quelques élégants rideaux d'arbres défeuillés au travers desquels apparaissent, coquettes, de rustiques habitations, complètent un tableau bucolique et romantique à souhait. A Nemours, toutefois, la proximité des rochers granitiques de Fontainebleau se traduit par un parcours de plus en plus accidenté : une écluse se détache en lumière sur un amphithéâtre de grès d'une dimension gigantesque.

Les écluses de Buges enfin atteintes après un peu moins de deux jours de navigation, le convoi pénètre dans le canal de Briare, laissant à sa droite celui d'Orléans qui conduit en Basse-Loire.

8 - Le Canal de Briare

Appelé aussi canal Henri IV, le canal de Briare est entièrement artificiel et à point de partage. Ne pouvant bénéficier comme précédemment de la proximité généreuse d'une rivière, les sas des écluses sont de dimensions plus modestes, avec une longueur de 27,30 m et une largeur de 4,87 m, pour en économiser les eaux qui ne se reproduisent que par les pluies ou les fontes des neiges que reçoivent étangs et réservoirs par le moyen de nombreux ruisseaux, des fossés et rigoles sont aménagés à ce propos. Une quarantaine d'écluses sépare Montargis de Briare sur une distance d'environ 50 kilomètres.

A Montargis, les convois des colons seront à la fois escroqués et choyés. Au bord de l'écluse des paysannes attirées par la fréquence des passages, tiennent là une espèce de marché où, dans un esprit mercantile, elles rançonnent sans conscience des malheureux dix fois plus pauvres qu’elles. Une petite grappe de raisin peut être vendue 40 centimes alors qu'en ville ce même raisin n'atteindra pas 3 sous la livre. Pour le café tout fait, pour le lait, pour tout ce qui n'a pas un prix fixe et invariable, l'extorsion est impunément pratiquée par les gens du voisinage.

Heureusement un peu plus au-dessus de l'écluse, les sœurs de l'hospice, réunies sur la berge, distribuent du lait chaud à tous les petits enfants et des langes et des couches à ceux qui en manquent, puis, leur sainte aumône faite, elles se dérobent aux remerciements de tous.

A Rogny, point culminant du parcours, le canal par le moyen de sept écluses superposées traverse une colline haute au moins de 150 pieds ; elles sont enchâssées dans une plantation de sapins d'un effet singulier et inattendu. Il faut plus de deux heures et demi pour arriver à la dernière, après laquelle la bordure de conifères se poursuit jusqu'à Briare où le bassin s'élargit considérablement. Les écluses sont énormes et au lieu d'être mues par un pas de vis, elles se lèvent et s'abaissent par une simple bascule. Un grand nombre de toues et de margotins sont amarrés au rivage ou mouillés dans le bassin.

Si le convoi arrive de nuit à la gare des Prés Gris, il y stationne volontiers ; l'étape suivante comportant le passage en Loire et l'opération un peu risquée, fait reculer plus d'un pilote. Néanmoins, quelques chefs d'expédition soucieux de gagner du temps le tenteront sans problème.

Par le court canal latéral rive droite, les chalands gagnent l'écluse des Combles. A 1 km en amont l'écluse des Mantelots leur donnera l'accès au canal latéral rive gauche

La traversée en Loire se fait donc sur un peu plus de l km par un chenal continuellement dragué entre les trois digues d'Ousson en amont, disposées en épis submersibles, à 0,5m au-dessus de l'étiage et la digue de Châtillon environ 55m en aval, insubmersible, de 1,20 m au-dessus de l'étiage et d'une largeur suffisante pour permettre le halage.

9 - Le Canal Latéral à la Loire - Le Canal du Centre

Le long trajet monotone jusqu'à Chalon n'apportera que peu d'imprévu aux voyageurs. Il est toutefois à remarquer que sur les 111 ponts fixes isolés qui enjambent les 128 km du canal latéral à la Loire, 27 seulement sont munis de chemins de halage : le courant dans les biefs complique singulièrement les passages des ouvrages à la remonte !

A Levé, une pittoresque épicière distribue une petite collection de graines potagères à chaque convoi, au premier colon qui l'étrenne. La Charité et ses maisons à la Van Ostade, tentent plus d'un coup d'œil d'artiste mais les exclamations admiratives s'adresseront surtout au superbe ouvrage du Guétin.

Par trois écluses littéralement l'une sur l'autre, les colons émerveillés empruntent le fameux pont canal évidé à jour par 15 arches de plein cintre d'une grande élévation ; ces arches sont adossées à une culée pouvant avoir le tiers du développement total du pont; de chaque côté, un trottoir défendu par une rampe en X supporte 4 stations de bancs dans toute sa longueur ; au milieu de cette bordure en bitume, le canal est suspendu dans son hamac de pierre à une prodigieuse hauteur. L'aqueduc traverse en cet endroit l'Allier dans sa plus grande largeur. A droite, à gauche, le regard s'arrête sur ces eaux coupées dans tous les sens par des bancs de sable de toutes les formes, de toutes les dimensions, enrichis d'oseraies, d'herbes aquatiques, de joncs, de roseaux, de saules au feuillage argenté. Pour compléter ce superbe tableau nous ajouterons les arches élégantes du pont de chemin de fer de Paris à Lyon qui vont se perdre dans les fonds bleus de la vallée et du côté du village, sur une jetée très avancée dans l'Allier, le pont rejoignant la route qui conduit à Nevers ; trois bateaux peuvent être engagés à la fois sur le pont.

A Digoin, les convois de colons pénètrent enfin dans le canal du Centre long de 117 km et à point de partage. La population appelée par la nouveauté du passage des chalands s’en disputent la traction, rappelant fâcheusement les incidents de Saint-Mammès ; le sous-préfet de Charolles doit être présent sur les lieux pour faire entendre raison aux citoyens égarés.

A l'écluse de Génelard, des femmes curieusement affublées de coiffes de toile bise offrent des fromages et des fruits.

La température fraîchit souvent dans ces régions. Il neige même parfois, il fait un temps à ne pas mettre un colon dehors et c'est pour les voyageurs avec un certain soulagement que le terme de ce périple en péniche approche...

Le transport de Chalon à Arles

Parvenus à Chalon-sur-Saône de nuit ou tôt le matin, nos braves ouvriers vont être désagréablement surpris par un radical changement de mode de transport. Après, en effet, une journée d'affliction compréhensible au départ de Paris, ils se sont rapidement accoutumés à une progression sur les canaux, calme, paisible, accompagnée d'un certain confort, en somme des congés payés avant la lettre comparés à la misère et à l'inquiétude laissées dans la capitale.

Certes il a été envisagé de poursuivre le halage des chalands sur la Saône et le Rhône, mais l'aventure périlleuse coûte en temps et nourriture pour l'administration chargée des convois ; la solution du transport en paquebots à vapeur s'impose donc.

Les Compagnies du Rhône et de la Saône sont encore florissantes malgré le choc des événements de février. Elles ont, en effet, été sérieusement atteintes par la vague de xénophobie qui entache la jeune République et ont dû renvoyer tous les chefs d'atelier et mécaniciens anglais constamment employés jusqu'alors. Et pourtant les progrès de la navigation tant sur la Saône que sur le Rhône sont remarquables grâce à d'appréciables innovations techniques telles qu'une légèreté accrue des chaudières, grâce à l’emploi de nouveaux générateurs, et un allongement général des coques diminuant le tirant d'eau et améliorant notablement la charge utile au prix toutefois de manœuvres plus délicates et d'avaries plus fréquentes : que ce soit en basses eaux du fait de l'étroitesse des chenaux ou en hautes eaux au passage sous les ponts, la navigation de bien des unités en activité est encore très aléatoire. Le marasme économique et la modernisation inégale des paquebots conduisent à une concurrence sauvage entre les différentes compagnies : la guerre des prix est permanente, les ententes sont sans cesse remises en question.

L'administration chargée d'acheminer les colons de Chalon à Arles aura donc à négocier âprement quitte à imposer la réquisition si nécessaire.

Sur la Saône, cinq ou six bateaux à vapeur effectuent régulièrement le transport des voyageurs et l'ampleur des convois de colons algériens, par l'utilisation de trois ou quatre paquebots, obligera à recourir aux services de toutes les compagnies en présence, que ce soit la Compagnie des Hirondelles, des Papins, des Aigles, la Compagnie Générale et même au Corsaire, le bien nommé concurrent anarchique de la Compagnie Méridionale.

Les unités font environ 50 à 60 m de long, 4 à 5 m de large. Si leurs chantiers de construction sont souvent situés au Creusot, les machine sont d’origine anglaise : la puissance fournie aux aubes est de l’ordre de 60 ou 80 CV ; les chaudières à haute ou basse presse ont leurs partisans acharnés ; la consommation de houille pour un aller et retour Chalon-Lyon est de l'ordre de 120 hectolitres ; si la descente nécessite de 6 à 7 heures à une vitesse de 20 km/h pour couvrir les 135 km de Chalon à Serin, la remonte exige 9 à 10 heures.

La navigation à vapeur représente donc déjà un progrès indiscutable pour le transport fluvial mais la méfiance à son égard est encore bien vivace. Les rapports des visites des bateaux par les ingénieurs des mines témoignent de cette hantise de l'explosion. Il est vrai, justifiée par les premiers essais.

Les riverains, quant à eux, se plaignent en permanence des dégâts provoqués par la vitesse des aubes sur les péniches stationnées dans les ports.

En provenance du canal du Centre, chaque convoi est rapidement transbordé en un couple d'heures sur les paquebots sous pression. Le chaland des gros bagages quant à lui, continue le voyage derrière l'un des remorqueurs tandis que les toues cabanées retournent sur Paris.

L'heure matinale et une information sans doute excessive sur les événements tragiques de Paris et de Lyon se traduisent par la plus complète réserve de la population éduenne ; le passage des colons se déroule sans un cri, sans un adieu. Le sous-préfet de Chalon veille d'ailleurs à éviter tout séjour prolongé dans sa ville de ces indésirables braves ouvriers !

Les chefs de convoi de leur côté, malgré les recommandations réitérées, se refusent à relâcher à Mâcon.

Le temps en général pluvieux qui confine femmes et enfants dans les entreponts, les vivres de mauvaise qualité, très mal distribuées, ne contribuent pas peu à une ambiance pour le moins morose.

Dans l'après-midi le convoi atteint Lyon pour y passer la nuit.

L'entrée par la Saône est sombre et triste. Les maisons hautes et étroites, noires et sales qui bordent inégalement le quai, dont le pied parfois plonge directement dans les eaux fangeuses, une population have, déguenillée, qui grouille sur des pavés pointus et boueux, font froid au cœur. Une haie de soldats longe le quai au sommet du talus.

Le bateau des bagages se risque parfois par les ponts de la Saône jusqu'à Arnay à 3 km en aval pour y être transbordé sur des chariots requis et escortés par des hommes de la ligne.

Les colons débarquent, chargés de paquets, les enfants sur les bras et manquent de tomber des passerelles vacillantes vingt fois en cinq minutes. Ils seront rassemblés sur le quai où ils attendront longtemps, dans la nuit tombante, les instructions pour le logement durant la halte.

Dès les premiers convois, il apparaît que les paquebots du Rhône ne sont pas suffisamment aménagés pour accueillir de nuit les colons. Le magasin de l'entrepôt des vins est envisagé : la présence des troupes de l'armée des Alpes entraînant une pénurie de paille, le logement en ville est la seule solution. La municipalité, pourtant exemptée de contribution annuelle en prévision de logements militaire, en refusera la gratuité.

Les billets de logement sont distribués : les colons ont droit au feu et à la chandelle ; femmes et enfants sont emmenés en fiacre et omnibus tandis que les hommes chargés de petits paquets et d'ustensiles divers, maugréant dans l'obscurité contre la boue et les pavés si pointus, essaient de trouver leur chemin.

Le lendemain matin, quai de l'Arsenal, les bateaux à vapeur du Rhône qui, la nuit, ont englouti bagages et vivres, accueillent les colons peu satisfaits d'une hospitalité souvent pour le moins réservée. La population lyonnaise manifestera en effet peu son enthousiasme au passage des convois, il est vrai à des heures peu propices, surtout en période hivernale. Il faut toutefois signaler le cas particulier du 17e et réellement dernier convoi pour moitié composé de Lyonnais. Dès l'annonce du décret de septembre, Lyon a réclamé en vain des admissions nombreuses aux colonies agricoles en Algérie pour sa misérable population ouvrière. Les excès des Voraces ont été comparables à ceux des frères parisiens et, l'ordre revenu, la municipalité aspire à éloigner surtout ces forcenés du Peuple Souverain et le plus grand nombre de ses administrés turbulents auxquels, magnanime, elle distribuera même blouses, casquettes et souliers neufs.

L'accueil de ce 17e convoi sera donc à la hauteur du soulagement d’une population enfin satisfaite : le convoi parisien arrivé avec une foule de bannières et inscriptions patriotiques entre dans Lyon au milieu des vivats et chants joyeux. Retardé toutefois par de forts vents d’ouest sur le canal du Centre, il y parvient trop tard pour se joindre aux colons lyonnais qui sont partis déjà depuis trois ou quatre heures sous la direction de Jouvellier-Gaudry.

Deux ou trois grands bateaux et même parfois jusqu'à cinq sont prévus pour caler le moins possible et franchir les passes difficiles dues à la baisse des eaux. La Compagnie Méridionale, la Compagnie des Aigles, des Papins, la CGN, sont naturellement mises à contribution.

Les notes concernant le 17e convoi précisent que les Lyonnais ont embarqué sur le Sirius n°4. Ce navire sorti des ateliers lyonnais, de 90 m de long, d'une puissance de 200 CV est un chef-d'œuvre de technique car sa machine est bien moins encombrante et possède une force de vaporisation plus importante que l'habitude d'alors, d'où une plus grande puissance relative.

Grâce à un incident survenu au 3e convoi, nous connaissons également l'utilisation de La Ville d'Autun, géant du fleuve de 70 m de long, d'une largeur de 7 m, sorti des ateliers de Chalon en 1847 pour Messieurs Courrat, Gaillard et Cie à Lyon (la célèbre CGN) ; sa machine fournit 260 CV et travaille à basse pression ; le cylindre est unique, horizontal, d'un diamètre de 1,3 m avec une course de piston de 2 m ; il est alimenté par deux chaudières à bouilleur en tôle de fer avec réservoir à vapeur de même métal. Ce steamer à la Decize peut transporter jusqu'à 400 tonnes de marchandises.

Quant au Rhône qu'empruntent ces puissantes unités, il est toujours le taureau furieux de Michelet ; son lit est en perpétuelle instabilité et la navigation y est particulièrement difficile et sportive.

Les colons du 4e convoi se remémoreront bien souvent la course de vitesse engagée entre Lyon et Arles entre les paquebots frétés par l’administration et particulièrement leur satisfaction, au débarquement, à sentir enfin un sol sous leurs pieds.

Les épaves seront en tout lieu et tout temps la hantise des navigateurs. Le 26 octobre, le Sirius n°3, essentiellement chargé de 250 tonnes de sucre, touche et s'ouvre près de Bourg-Saint-Andéol ; il n'y a heureusement pas d'accident de personnes mais le chenal sera désormais plus ou moins obstrué selon la hauteur des eaux et parfois des transbordements seront nécessaires ; le 2e convoi passe grâce à une crue du Rhône de 5 pieds ; le 8e, moins chanceux, subira un retard de 2 heures.

Ayant embarqué une grande quantité de charcuterie pour deux jours, les bateaux du 12e convoi quittent Lyon à 6 heures ; le froid et le brouillard cantonnent les femmes dans l'entrepont des vapeurs. Autour de la chaudière se rassemblent les frileux, mais aussi des ouvriers compagnons qui ayant fait leur Tour de France, connaissent les localités laissées à droite, à gauche et que grâce à un soleil timide enfin apparu, ils peuvent signaler à leurs auditeurs : Givors et ses charbonnières, Vienne et ses petites maisons à la provençale... Les vapeurs fendent puissamment les eaux vertes du fleuve ; de beaux flots montrent leurs flancs mordus par ses colères.

Dans l'entrepont c'est un pêle-mêle sans nom, une odeur affreuse car comme sur les péniches il est impossible d'obtenir la propreté ; les femmes s'ennuient, les enfants jouent et pleurent, les mères grondent et font éclater leur mauvaise humeur.

L'épave du Sirius enfoncée jusqu'aux plats bords dans une eau moutonneuse annonce Bourg-Saint-Andéol. Puis le pont Saint-Esprit trop dangereux à passer de nuit, le convoi relâche. Les colons peuvent descendre à terre et ne se privent pas d'une visite à l'auberge qu’un grand Saint-Nicolas se balançant gravement sur un panneau de tôle qui grince dans ses attaches signale la fréquentation marinière. Le lendemain matin un soleil doux s'accompagne d'une heureuse nouvelle, une colonne a accouché d'un vigoureux bambin durant la nuit ; son mari et ses deux enfants restent près d' elle jusqu'au prochain convoi.

Mais il faut passer le pont Saint-Esprit. Les femmes inquiètes ne cessent de s'interroger sur le danger. Les bateaux gouvernent sur l'avant-dernière arche de droite. Le courant est d'une extrême rapidité mais grâce à la grande habitude des mariniers le péril est vite écarté. A 10 heures, un brouillard épais enveloppe peu à peu le convoi. Il est imprudent de poursuivre plus loin, les machines sont arrêtées. Après trois heures d’immobilisation au moins, le bateau de tête tente un redémarrage ; il est engravé. Le brouillard se dissipe enfin ; une oscillation sensible laisse espérer un dégagement qui ne sera possible qu’après un recul de plus de 500 mètres. Les aubes fouettent rageusement une eau limoneuse laissant derrière elle un sillage jaunâtre.

Bientôt un spectacle nouveau se révèle aux Parisiens. A ces habitués de la Butte Chaumont, de la Butte Montmartre, du Mont Valérien combien grandioses apparaissent les défilés rocheux taillés par le fleuve impétueux.

Mais voici la masse bleuâtre et sévère d'Avignon, ses remparts crénelés, l'impressionnant château des Papes, le pont Saint-Bénézet qui rappelle à tous la ronde enfantine tant de fois répétée.

A l'horizon se découpent les montagnes du Vaucluse, la crête majestueuse du Mont Ventoux, les dentelles des Alpilles.

Au crépuscule, le convoi passe sous le pont suspendu reliant Tarascon à Beaucaire.

Le transport de Arles à Marseille

La nuit tombe lorsque les bateaux à vapeur accostent à Arles. Un nouveau transbordement y est prévu car pour atteindre Marseille on utilise enfin l'une des rares lignes de chemin de fer existant à l'époque.

Les instructions nécessaires à l'embarquement du lendemain sont communiquées aux colons réunis par bateau et des billets de logement leur sont ensuite remis. Hélas, l'accueil des Arlésiens est loin d'être enthousiaste et plus d'un reçoit ces Républicains pistolet au poing, les refoule ou au plus les cantonne sur de la simple paille jetée à terre, dans un hangar ouvert à tous vents quand ce n'est pas dans une cave dont il cadenasse soigneusement la porte de crainte d'être assailli par ses gredins. A nouveau la livrée du malheur se transforme en brevet d’infamie.

A l'aube, tout le monde, à la fois irrité et attristé, commentant avec véhémence cet accueil honteux de Français à des compatriotes, se rassemble place Lamartine où les ordres relatifs au départ sont donnés. Le déjeuner est distribué et, en attendant que les bagages soient enfin entièrement chargés dans les fourgons du chemin de fer, nos colons, s’ils sont curieux, se risquent à visiter les ruines romaines qui illustrent les environs. La cloche les appelle enfin aux wagons où ils sont classés par groupe comme sur les chalands des canaux ; chaque voiture contient à peu près une soixantaine d'individus. L'heure du départ varie selon la diligence apportée au transbordement mais en général le train se met en mouvement vers le milieu de la journée.

Après avoir contourné la ville et laissé le Rhône à droite, traversé les ateliers du Chemin de fer au-delà desquels sont les Alyscamps, le convoi franchit le marais d'Arles sur un viaduc. Ce sont ensuite les pierres blanches et désertiques de la Crau puis, peu à peu, nos voyageurs s'élèvent dans un paysage de plus en plus accidenté où les rochers fantastiques succèdent aux vallées riantes. A grande vitesse les Parisiens abasourdis passent de l'émerveillement en contemplant le scintillant étang de Berre à l'étonnement craintif en empruntant dans un fracas de tonnerre le viaduc vertigineux de la Touloubre, à l'effroi le plus complet en s'enfonçant dans les mâchoires diaboliques du tunnel de la Nerthe.

Mais aussi comme nous imaginons la souffrance des femmes et enfants du 3e convoi transis durant tout le trajet par un froid sibérien, les vitres des compartiments retirées n'ayant pas été replacées par une administration ferroviaire pour le moins négligente.

Nous comprenons donc sans peine le soulagement de tous quand après une dernière frayeur à la traversée du tunnel Saint-Louis, un dernier enchantement dans la vallée des Aygalades, une certaine appréhension dans la tranchée de Sainte-Marthe, le train enfin diminuant de vitesse et s'arrêtant sur une immense esplanade, ils découvrent Marseille, la mer, le port et sa forêt de mâts.

La durée du transport par fer étant de l'ordre de 5 heures, nos colons arrivent donc dans la cité phocéenne généralement dans la soirée.

Le mouvement des navires et l'état de la mer ne permettent pas toujours un embarquement immédiat sur la frégate à vapeur de la marine de guerre qui doit transporter le convoi en Afrique. Après l'accueil traditionnel officiel par le commissaire de la République ceint de son écharpe, drapeaux en tête, les colons sont alors conduits dans un centre d’hébergement au confort évidemment très discutable, telle l'écurie d'un vieux lazaret ! Quant au 2e convoi, que penser de son arrivée inattendue en pleine nuit sur le pavé marseillais : nombreux furent les voyageurs qui échappèrent de peu, grâce à l'intervention heureusement rapide et efficace des plus hautes autorités, aux escroqueries de ciceroni complaisants.

Il faut toutefois remarquer que, en réalité, seul le trajet par chaland sur les canaux fut correctement organisé car pris en charge par une administration civile travaillant étroitement en coopération avec l'autorité militaire ; lorsque nous aurons affaire à une utilisation accessoire de compagnies de transports régulières, que ce soit paquebots à vapeur ou chemin de fer, la déloyauté sera hélas de règle avec des abus intolérables dont pâtiront les colons.

Conclusion

Fourbus, découragés par le crescendo dans l’inconfort, l’absence d’accueil au moins compréhensif de la part de la population, certains colons envisageront alors de renoncer à l’émigration mais la plupart, au contraire, aspirent à l'embarquement, au départ, qui enfin arrive.

La traversée heureusement courte puisque de deux à trois jours, n'amène elle aussi guère de réconfort aux voyageurs.

La nourriture du bord est exécrable avec ses haricots et ses biscuits véreux.

Le mal de mer terrasse les Parisiens mais enfin les voilà débarquant en Algérie.

L'accueil qui leur est alors réservé se révèle enfin généreux quand ce n'est pas grandiose et agit comme un baume sur leurs souffrances qui ne font hélas, que réellement commencer.

C'est donc dans la joie, malgré un temps souvent inclément à cette époque de l'année, que les convois quittent les ports pour rejoindre à pied leurs villages quasi inexistants.

Le réveil est en effet cruel : peu ou pas d'installation d'hébergement, des terres pour ainsi dire en friche et dont la future exploitation apparaît immédiatement, douloureusement, un véritable calvaire.

Le cadre de ce récit consacré à la traversée de la France ne permet pas de relater sérieusement la suite de notre aventure aux péripéties néanmoins plus souriantes qu'il n'a été trop souvent relaté ; car malgré les hécatombes dues aux épidémies de choléra ou au paludisme nos pionniers bâtissent avec acharnement des colonies prospères remboursant dans le délai imparti de trois ans leurs dettes à l'Etat. Damiette, Lodi, villages du 8e convoi en sont un témoignage que nous conterons dans un futur ouvrage.

De ce périple à travers la France, que pouvons nous retenir si ce n'est l'aspect d'exploit technique d'avoir en si peu de temps réussi un transport d'une population inhabituelle et ce, grâce à une utilisation rationnelle des moyens disponibles.

Il faut toutefois remarquer que, en réalité, seul le trajet par chalands sur les canaux fut correctement organisé car pris en charge par une administration civile travaillant étroitement en coopération avec l'autorité militaire ; lorsque nous aurons affaire à une utilisation accessoire de compagnies de transports régulières, que ce soit paquebots à vapeur ou chemin de fer, la déloyauté sera hélas de règle avec des abus intolérables dont pâtiront les colons.

Quelques chiffres permettent de dresser un bilan. Ont été transportés dans les 16 premiers convois : colons de Paris 10 409, colons de banlieue 3 064, colons des départements 499, total 13 972 colons dont 4 738 chefs de famille. Nous y ajouterons avec le 17e convoi : 571 colons dont 208 Lyonnais, ce qui portera le total des individus adultes transportés à 14 543 ; nous ne comptons pas les enfants de moins de 2 ans dans une proportion d'environ 6 % en sus.

Le coût du transport de Paris en Algérie a pu être évalué à un peu plus de 1 500 000 francs pour les 16 premiers convois, le 17e à 130 000 francs soit près de 100 francs par colon.

Fin 1849, on estime que 8 700 000 francs ont été dépensés pour installer 13 622 colons (compte tenu des décès, défections, expulsions) et que 15 000 000 sont à prévoir ; pour une famille de trois personnes, la dette publique s'élève donc à 5 200 francs à rembourser en trois ans.

Il est estimé alors que plus de la moitié des Parisiens réussira, qu'un quart aura des difficultés et le reste n'a aucune chance de s'installer définitivement et de prospérer

Un dernier bilan : en 1856 la population européenne civile en Algérie est de 167 620 individus, le contingent militaire s'élève à 74 702. La population indigène recensée atteint le chiffre de 2 283 793.

(Sources : J. BAYLE, Quand l'Algérie devenait française (Fayard) ; V. BEAUCE, Histoire d'un colon (L'Illustration - 1849) ; F. BEAUDOUIN, La Marine de Loire et son Chaland, Chaland de Basse Loire, Gâbarot de Mayenne, Bateau Nantais (Cahiers du Musée de la Batellerie n° 12 et 13), Bateaux des Fleuves de France (Estran) ; BERMARD, "le zoophile" Histoire d'un colon de 1848 (El Akhbar 25.5.1864 et suivants) ; G. BITON, Bateaux de Loire : Une descente, Une remontée ; L. BONNAMOUR : La Saône, une rivière, des hommes (C. Bonneton) ; M. EMERIT : La Révolution de .1848 en Algérie (Larose 1949) ; Ch-A. JULIEN : Histoire de l'Algérie contemporaine Tl - Conquête et civilisation (PUF) ; LARUE : Voies Navigables de la France ; B. LE SUEUR : Batelleries et bateliers de France (Horvath) ; J.L. MAGIN : Mémoire sur la navigation de la Seine et rivières y affluent et sur l'approvisionnement de Paris ; M. MOUSSY : Arcole ou la Terre promise (La Table Ronde) ; P. PINSSEAU : Le canal Henri IV ou canal de Briare (1604-1943) ; J. POIRIER : Un fleuve en 1840 - La Loire (Albin Michel) ; M. RASTEIL : A l'aube de l'Algérie Française, le calvaire des colons de 1848 ; F. RIVET La navigation à vapeur sur la Saône et le Rhône -(1783-1863) (PUF 1962) ; P. VIGIER : La vie quotidienne en province et à Paris pendant les journées de 1848 (Hachette) ; X. YACONO : Un siècle de franc-maçonnerie algérienne (CNRS 1969) ; PRESSE FRANCAISE ET D'ALGERIE : Le Moniteur Universel, Le Constitutionnel, Le National, L'Illustration, Le Courrier de Lyon, Le Courrier de Marseille, Le Sémaphore de Marseille, El Akhbar, L'Atlas, L'Echo d'Oran, La Seybouse ; FONDS D'ARCHIVES DIVERS : Aix-en-Provence, Macon, Melun, Paris.)

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