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Info soir Algérie journal InfoSoir

15 août 2012

ALGERIE - L'IMMOLATION PAR LE FEU, LE SUICIDE ET LA HARGA.

Comment peut-on en arriver là ?

L’immolation par le feu, les tentatives de suicide dans toutes leurs formes, la harga sont autant d’actes désespérés face à des horizons bouchés.

Ces actions choquantes et révoltantes que blâme généralement la société et qu’incrimine la religion sont devenues de nos jours des actes banalisés auxquels ont recours les jeunes et moins jeunes pour exprimer l’ultime stade du désespoir. Les causes sont diverses.
Ceux qui font sacrifice de leur propre personne se tuent ou tentent de le faire par manque d’espoir et de perspectives.
A cause de la hogra, de l’injustice et de la désinvolture avec laquelle leurs innombrables problèmes sont traités. Parce qu’ils sont au chômage, parce qu’on leur refuse un logement ou un dossier de porteur de projet au niveau de l’une des structures d’appui à l’issue d’une longue attente, parce qu’ils ont faim avec leurs parents ou leur progéniture ou parce qu’ils ont été humiliés dans les couloirs d’une administration ou carrément dans la rue. Les femmes, quant à elles, sacrifient leurs vies pour mettre fin aux mauvais traitements que leur font subir leur mari ou leur belle-famille. Pour illustrer cet état de fait, citons quelques exemples.
A Mostaganem concernant la seule année 2011, nous nous remémorons les tentatives de suicide de deux étudiants à l’université de La Salamandre qui voulaient se jeter du haut d’un étage, le 25 avril pour contester une décision de l’administration qu’ils ont jugée abusive.
Le premier jour du jeûne de l’année dernière, un jeune homme âgé de 28 ans s’est immolé par le feu à l’intérieur du domicile familial, sa mère qui tentait de le secourir a été elle aussi atteinte par les flammes. Les deux personnes ont succombé à leurs brûlures jetant l’émoi dans toute la localité de Bouguirat.
La raison, cette fois-ci est familiale. En juin dernier, trois adolescents se suicident en Kabylie. Le drame se déplace à Aïn Nouissy où une jeune femme, âgée de 26 ans se donne la mort en utilisant l’arme de son mari policier. La dernière semaine de l’année 2011, a été marquée par la tentative de suicide par immolation d’un jeune au sein même de la cité administrative devant le siège de l’Ansej où le jeune s’est aspergé d’essence et était sur le point de commettre l’irréparable, n’était l’intervention de certains fonctionnaires. Ce jeune homme était fatigué par les tergiversations de l’Ansej qui aurait continuellement remis à plus tard, le traitement de son dossier.
A Ouargla, Abdellah Kebaïli, 25 ans, s'est immolé par le feu au sein même de la Direction de l'emploi et a succombé à ses blessures au Centre des brûlés de l'avenue Pasteur à Alger-Centre. Licencié en droit, l'avocat n'a pas réussi à trouver un emploi en dépit de ses multiples démarches.

L’exemple Bouazizi
Cette recrudescence de l’immolation par le feu est liée essentiellement à l’acte commis par Mohamed Bouazizi qui était vendeur ambulant de fruits et légumes, en Tunisie. Fils d'ouvrier agricole, son activité de vendeur constituait le seul revenu régulier de sa famille. Ne possédant pas d'autorisation officielle, il se fait confisquer sa marchandise à plusieurs reprises par les employés municipaux. Essayant de plaider sa cause et d'obtenir une autorisation et la restitution de son stock auprès de la municipalité et du gouvernorat, il se fait insulter et chasser. Le 17 décembre 2010, à l'âge de 26 ans, il s'asperge d'essence et s'immole par le feu devant le siège du gouvernorat. Le 4 janvier 2011, il meurt au centre de traumatologie et des grands brûlés. Il devient une référence, le «martyr de l’injustice» et beaucoup de jeunes Arabes imitent son geste. Comble du paradoxe ; ils s’immolent par le feu pour réclamer plus de dignité.

Harga, l’autre suicide
Désespoir - La harga s’est multipliée par ces temps de grand désespoir. Ils sont nombreux ces jeunes dont la mer s’est «rassasiée».

Les harragas, ces candidats à l’émigration clandestine, qui «brûlent» les frontières et empruntent entassés, des embarcations de fortune. Ces gens qui bradent leur vie contre une chimère même s’ils savent que la mort les guette dans les flots de la Méditerranée.
Cette tragédie se déroule et se répète dans l’indifférence la plus totale des pouvoirs publics. Il aura fallu les protestations de l’Europe pour que ces harragas soient désormais jugés et emprisonnés lorsque les gardes-côtes les arrêtent.
Ces mesures ont fait réagir négativement les harragas. Parmi eux, vingt Algériens interceptés par les gardes-côtes, ont ainsi aspergé leurs embarcations d’essence et y ont mis le feu.
Tentative d’immolation collective, alors que les corps de cinq harragas tous originaires de l’ouest du pays, morts noyés sur les côtes espagnoles, ont été rapatriés. Cette fin tragique n’a pas dissuadé les candidats à ces voyages de la mort puisque la presse continue de rapporter presque chaque jour beaucoup de tentatives de ce genre souvent avortées car interceptées par les gardes-côtes.
Le recours à l’immolation ou à prendre le large pour un sort incertain est une nouveauté déstabilisante qui s’inscrit dans le sillage de ce qu’on appelle «le printemps arabe», une jolie phrase pour désigner des fratricides au quotidien.
«Là encore tandis que le sang coule à flots et que l’on sacrifie des vies humaines, on parle de liberté. C’est le signe d’une grave dégradation psychique sur laquelle il faudra bien se pencher un jour», soutient un psychanalyste en soulignant que c’est bien la preuve que nos sociétés ont atteint le stade ultime de la désespérance. C’est «un acte de protestation publique», explique un psychiatre. «C'est la façon la plus flagrante de protester quand on ne peut ni parler ni être entendu. C'est le cri des opprimés de toute nature», estime-t-il. Et ce dernier geste ne peut être ni caché ni oublié. Pour le psychiatre, «parler de troubles mentaux est l'ultime tentative des autorités de cacher la réalité. Ces actes sont très porteurs de sens. C'est trop facile de dire que ce sont des fous.
C'est une manière de cacher un message, de le discréditer, pour faire taire ce cri.» Pourtant, en nous référant au cas Bouazizi, l’immolé devient un héros national pour avoir fait le sacrifice ultime qui a permis à la société de se réveiller. Cependant, dans cette logique l’on oublie que le suicide est un acte interdit par l’islam.

La contamination
Analyse - «Le suicide provoque une culpabilité chez les survivants. En général, cela touche les proches qui se demandent comment ils ont pu passer à côté d'un tel mal être, ce qu'ils auraient pu faire pour l'empêcher.»

C’est la première analyse faite par le psychanalyste Omar Khelloufi. «Dans le cas de l'immolation par le feu, l'acte est public. Il désigne en soi la société comme responsable. Et le lieu choisi n'a rien d'anodin.
Il désigne le principal coupable. Dans les cas récents, ce sont des symboles du pouvoir : une wilaya, l'Assemblée, le Sénat... Il y a la volonté que la société réagisse.
Dans le cas de plusieurs suicides, particulièrement celui de Mohamed Bouazizi, la société tunisienne qui s'est tue si longtemps, a culpabilisé le système politique. D'où ce réveil», analyse Omar Khelloufi. «C'était pour eux une manière de dire qu'il avait raison.» Cela explique en partie la multiplication des cas d'immolation dans le Maghreb. Ceux qui tentent de l'imiter se reconnaissent dans cette douleur et cette détresse exprimées. «Ils estiment vivre dans les mêmes conditions que Mohamed Bouazizi et qu'il a ouvert la voie.»
Dans la foulée, en Tunisie, il y a eu plusieurs cas, avant ceux plus récents en Algérie, au Maroc, en Egypte ou en Mauritanie. Notre interlocuteur évoque une contamination de proche en proche. «L'immolé devient un héros national pour avoir fait le sacrifice ultime qui a permis à la société de se réveiller.
C'est le cas pour le Mauritanien qui a tenté de se suicider par le feu devant le Sénat à Nouakchott. Il avait publié sur sa page Facebook plusieurs messages, l'un en hommage à Mohamed Bouazizi, les autres ayant une portée plus politique.
Sorte de manifeste, il avait même formulé plusieurs revendications et il avait menacé le régime d'être lui aussi renversé par une révolte populaire. Il doit y avoir une fantasmagorie incroyable avant le passage à l'acte. Celui qui s'en convainc imagine tout ce qui peut se passer après, avec une accélération des images mentales et des pulsions de plus en plus fortes», précise le psychanalyste.

Pathologie personnelle ou sociale ?
En Egypte, comme en Algérie, les autorités ont évoqué des troubles psychiatriques pour expliquer le geste de certains immolés. «Tout le monde ne peut pas s'immoler par le feu», reconnaît un psychiatre. «Il y a sans doute une composante paranoïaque de la personnalité, du masochisme et une capacité à sublimer les souffrances ou les tortures internes.»Mais de là à parler de maladie mentale, il y a un pas qui lui paraît difficile à franchir à cause de la dimension politique de l'acte. «Le suicide est une conduite complexe à mi-chemin d'une pathologie personnelle et d'une pathologie sociale. Mais l'immolation par le feu est celle qui a la plus petite composante personnelle.» Autrement dit, la multiplication des cas d'immolation par le feu est avant tout révélatrice d'une pathologie de la société dans son ensemble. «Ils ont lieu dans des pays où on est au stade zéro de l'être. C'est même difficile de parler d'individus. La population est obligée de faire ce que les dictateurs lui imposent», explique encore le psychiatre.
Il évoque aussi des facteurs économiques et sociaux : le chômage, les inégalités sociales, la corruption des élites. Mais pour ce psychiatre qui est aussi anthropologue, c'est le monde dans son ensemble qui devient de plus en plus dur, matérialiste et hostile. Il y a un véritable désenchantement propice à l'accroissement du nombre de suicides ou de tentatives. «Certains pays sont plus caricaturaux de dureté que d'autres», ajoute-t-il. «C'est vraiment un “J'accuse”, un acte de protestation publique», explique le psychiatre. «C'est la façon la plus patente de protester quand on ne peut ni parler ni être entendu. C'est le cri des opprimés de toute nature». Et ce dernier geste ne peut être ni caché ni oublié. Pour le psychiatre, parler de troubles mentaux est l'ultime tentative des autorités de cacher la réalité. «Ces actes sont très porteurs de sens. C'est trop facile de dire que ce sont des fous. C'est une manière de cacher le message, de le discréditer, pour faire taire ce cri.»

R. Khazini

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