Histoire avant 1848
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Vie des Communautés
Centenaire 1914-1918

ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie

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JOURNAL D’UN COLON

Texte de Vivant Beaucé publié dans L’Illustration en 1849

(en rapport avec le 12e convoi)

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Dimanche 19 novembre 1848

Mon cher Armand, une heure s’est à peine écoulée déjà, depuis que je vous ai donné le baiser d’adieu.

Vous l’avez compris, je m’en doute ; malgré ma résolution apparente, ce n’est pas sans un serrement de cœur inexprimable, sans un déchirement profond que je me suis arraché à vos bras. Que de liens brisés, que d’espérances à jamais détruites ! C’est dans cette dernière étreinte seulement que j’ai mesuré toutes mes pertes : huit années de travaux désormais inutiles ; l’ébauche d’une réputation acquise Dieu sait au prix de quelles privations, de quelles insomnies ; vous tous enfin, mes amis, dont la mer va me séparer, vous pour qui j’ai travaillé, vous pour qui je tenais à l’honneur de réaliser le rêve des jeunes années : un nom connu !…

Or je sais les difficultés, les fatigues qui m’attendent ; je sais que ma main habituée à d’autres travaux ne se fera qu’à grand’peine aux mancherons de la charrue ; mais ce pain durement acheté selon toute apparence, je le dois à mes enfants. La seule chose que je demande aujourd’hui, c’est qu’ils n’aient point, eux aussi, à répéter dans mes bras le triste adieu que j’ai sangloté dans les bras de mon père !…

La berge d’où partaient vers nous tant de voix et tant de signaux, mais c’est elle que, suspendus à l’étroite fenêtre de notre embarcation, nous cherchons, nous voyons mentalement encore. Enfin les ressorts de notre sensibilité, vainement tendus vers le passé, se lassent et s’affaissent : le présent nous apparaît, nous saisit et nous entraîne. La journée s’annonce magnifique ; le soleil nous caresse généreusement de ses rayons tempérés.

Voici Choisy-le-Roi : le remorqueur nous quitte ; c’était le dernier lien qui nous rattachât à la grande citée. De Paris nous ne voyons plus que les cheminées fumeuses ; à compter de ce moment nous sommes bien réellement partis. Avant de se séparer de nous, les membres de la commission nous saluent de quelques paroles encourageantes. Puissent leurs vœux pour nous n’être pas stériles ! Puissions-nous un jour nous revoir sur le sol aimé où ils restent, que nous quittons !

J’ai été placé avec ma femme et mon enfant dans le bateau de l’état-major, portant le n° 68, qui forme la tête du convoi. Le bateau est divisé en quatre parties ; à l’un des bouts du premier compartiment et à l’arrière se trouvent les chambres des officiers. C’est là que nos places ont été désignées. Des planches mal jointes et formant des banquettes dans toute la longueur du compartiment servent de sièges en même temps que de lits, c’est vous dire que de Paris à Chalon nous sommes condamnés à ne point dormir ; chaque individu a pour se mouvoir, s’asseoir et se coucher, à peu près un pied et demi de surface ; sous ces banquettes disparaissent à moitié les cartons, les paniers, les provisions de route et une foule d’objets d’une énumération au moins difficile.

Aux deux tiers de la hauteur du baraquement sont placées horizontalement des planches formant soupente, sur laquelle on entasse pêle-mêle, de ci, de là, matelas roulés sur matelas ficelés, les paquets de couvertures sur des couvertures en paquets;  amas de literie qui me semble tout à fait de luxe, car il me paraît impossible de s’en servir ; enfin ce soir nous verrons comment se résoudra ce problème.

Maintenant que sur l’une et l’autre rive nous n’avons plus personne à saluer de la main, nous pouvons librement nous abandonner à notre douleur, sans craindre d’affliger d’avantage ceux que nous laissons. Oh ! mon ami, quel coup d’œil navrant que l’intérieur du bateau ! tant de misère entassée en si peu d’espace ! tant de peines se confondant en un seul et même sanglot ! tant d’enfants pleurant et malingres ! tant de haillons ! l’aspect de ces planches misérables de nudité où chaque individu devient un numéro ! tout cela porte en son ensemble un cachet hideux qui demanderait une autre plume que la mienne.

C’est en cherchant à éloigner de moi toute comparaison, la tête chargée d’idées sans suite, le cœur gonflé de pleurs, que je vais tâcher toutefois de vous donner une idée de mes compagnons d’exil.

Sur les cent cinquante individus qui composent le bateau, il n’y en a peut-être pas vingt qui aient reçu quelque éducation. A l’exception de cette minime fraction, tous les colons appartiennent à la classe ouvrière ; presque tous sont poussés à l’émigration par le manque de travaux. D’autres, chefs de nombreuses familles qu’ils ne peuvent alimenter, vont essayer d’un état où ils pourront employer les bras dont ils sont maîtres, s’appuyant sur cette version que, pour faire un bon cultivateur, il est utile d’avoir beaucoup d’enfants.

D’autres, sans but précis, sans aucune ressource, attendent tout de l’inconnu, de l’occasion. Puis, quelques petits commerçants ruinés par la crise de février ; puis enfin ceux ceux qui n’ont trouvé que cette porte sur le chemin du désespoir ; en un mot, mon ami, il n’y a pas là de grande infortune qui ne trouve son écho. Chaque colon regarde, les larmes aux yeux, son voisin qui pleure ; cette communauté de chagrin appelle les confidences mutuelles et rompt le silence douloureux des sanglots.

Pour vous mettre à même de mieux apprécier ces mille douleurs, je ne découvrirai que les plaies les plus apparentes ; voici ce qu’autour de moi j’ai entendu gémir :

Une malheureuse famille se composant du père, de la mère et de sept enfants, contrainte à l’émigration par la misère la plus affreuse, après avoir demandé à la charité la somme nécessaire au transport de ses effets, est montée sur le bateau pour faire un trajet de plus de 400 lieues avec quatorze sous en poche !

Une autre famille de quatre membres part n’ayant pas même de langes ni de couches pour changer un petit enfant de trois mois. Un pauvre diable perd sa mère la veille du jour fixé pour le départ, et s’embarque laissant à des étrangers le soin de rendre les derniers devoirs à celle qui lui donna le premier baiser ! Qu’il a fallu de courage à celui-là, et que son cœur doit saigner !

Tous ces gens rudement éprouvés paraissent, quant à présent, parfaitement résignés ; et à part quelques gueux, vicieux de nature et autant à plaindre qu’à blâmer, je ne vois aujourd’hui que des hommes pénétrés de leur position et décidés à en subir toutes les conséquences. Peut-être que quelques jours de cohabitation m’instruiront plus précidément sur le véritable esprit de chacun.

Il est deux heures, le commandant militaire du convoi, M. Chappe, capitaine d’artillerie, vient à bord et nomme un chef de bateau ; ce choix tombe sur le citoyen Christophe, lieutenant de la 7e légion et porte-drapeau de la colonie. Pour qu’il vous soit facile de vous figurer l’organisation du convoi, je joins ici un extrait des instructions du représentant de l’administration civile, M. Leblond, qui voulut bien me le communiquer :

-- Il est dû à chaque colon embarqué 1) 750 grammes de pain ; 2) 500 grammes de viande (remplaçables en cas de nécessité par de la charcuterie) ; 3) 250 grammes de légumes ; 4) 50 centilitres de vin.

-- Le plus grand soin doit être apporté à la distribution du vin ; et, à cet effet, le capitaine en confiera la distribution au chef de bateau colon, qui le prendra en compte et qui s’entendra avec les chefs de groupes pour la répartition.

-- 172 colons par bateau donnent droit à 86 litres de vin par jour, soit 430 litres par cinq jours.

-- 3 feuillettes de vin à 136 litres chacune fournissent 408 litres, et en donnant au chef de bateau 3 feuillettes et 32 litres, il devra fournir aux besoins de son bateau pendant cinq jours.

-- Le bateau de l’état-major comprenant 132 places recevra une feuillette tous les deux jours.

-- Deux cinquièmes environ de la viande doivent être servis en bouilli avec la soupe à neuf heures du matin, et les trois cinquièmes restant doivent être servis en ragoût à quatre heures du soir pour le dîner.

-- Les lieux d’approvisionnement sont : Moret, Nemours, Montargis, Briare, La Charité, Le Guétin ou Nevers, Diou, Digoin, Blanzy.

-- L’entreprise ne doit fournir que du vin de 1847, le 1846 étant trop cher et le 1848 encore trop nouveau.

-- Les enfants depuis deux ans et demi jusqu’à douze n’ont droit qu’à la demi-ration ; pour les plus jeunes on fait chaque jour deux distributions de lait ».

Il est bon de mentionner, à la louange de l’entreprise, que cette distribution à laquelle le cahier des charges ne l’oblige pas, est faite à ses frais et de son propre mouvement.

Les malades ont du bouillon, et des tisanes sont délivrées sur un bon du docteur. Il y a une ambulance à l’état-major.

Chaque bateau a sa cuisine particulière, un chef et un aide payés, pris parmi les colons ; chaque bateau a son chef de bateau, et par douze personnes un chef de groupe portant au bras un insigne propre à le faire reconnaître. Si les chefs de groupes remplissent convenablement leur mission, arrivés à destination ils perçoivent 25 centimes par jour.

En arrivant près des villes où se renouvellent les provisions, une estafette est expédiée en avant du convoi pour que la remise ne souffre pas de retard.

Le personnel de l’état-major se compose du chef d’expédition, M. Chappe ; d’un lieutenant de la ligne, M. Regnault, fils du général Regnault, si malheureusement tué en juin à l’une des barricades de la rue Saint-Martin ; d’un officier comptable, M. d’Héricourt, lequel fut tout gracieux pour nous pendant le voyage ; d’un docteur pris dans les cadres de l’armée, et du représentant de l’entrepreneur qui doit veiller aux relais, aux approvisionnements et est responsable de l’aménagement du convoi de Paris à Chalon où finit sa mission.

En mettant le pied sur le bateau, chaque colon est régi militairement ; et le capitaine peut, selon qu’il le juge nécessaire, ordonner le débarquement et faire reconduire à Paris, de brigade en brigade, celui qui ne se conformerait pas à la discipline du bord, laquelle est du reste d’une grande douceur.

La nourriture, quoique monotone, est suffisante ; le pain est excellent ; la viande, de bonne qualité ; chaque colon a par jour plus d’une demi-bouteille de vin très potable, et j’ai entendu dire à bien des individus qu’ils voudraient que le voyage se prolongeât indéfiniment, se trouvant très heureux de voir du pays sans se fatiguer, buvant et mangeant à satiété. En effet, combien de pauvres hères qui n’avaient pas chez eux de quoi satisfaire aux plus strictes besoins, se trouvant heureux de se lever chaque jour avec l’assurance de faire deux bons repas !

Je monte sur les banquettes extérieures placées sur la toiture du bateau, le convoi glisse, lentement traîné par de vigoureux chevaux, le soleil est toujours radieux et semble se montrer à nous pour réchauffer nos âmes en même temps que nos corps.

Voici, à mi-côte, le coquet village de Villeneuve-Saint-Georges avec son gracieux château en amphithéâtre  et son pont élégant hardiment jeté d’une rive à l’autre.

Près de Corbeil, les élèves d’une institution universitaire dirigée par M. Dupuis, sortent pour saluer notre passage. Encore une douce quoique bien passagère émotion !

J’entends dans le bateau une agitation que je ne puis comprendre. Je descends pour en connaître la cause.

Un pauvre petit rouge-gorge égaré est entré malencontreusement par une des fenêtres du faîtage, on le pourchasse impitoyablement. Je réclame en sa faveur et suis assez heureux pour lui faire une cage d’un petit panier à claire-voie. Cher petit, nous te forçons à émigrer avec nous ; peut-être laisses-tu sur un des rameaux du chemin ta famille désolée ; va, nous te rendrons douce la vie de l’exil, et à force d’amitié nous te ferons peut-être oublié les petits que ton aile ne protègera plus…

Je remonte sur les bancs extérieurs du bateau. Les nuages s’amoncèlent au couchant, le soleil va descendre à l’horizon ; de longues bandes de pourpre frangées d’or sillonnent le fond du ciel et font ressortir les collines violacées qui bornent la vue. L’immensité de la perspective invite à la mélancolie. Hélas ! mon âme n’a pas besoin de ce stimulant pour être triste ; naturellement la fin de cette première journée est pour moi pleine de navrantes pensées, malgré moi je reviens aux jours de ma jeunesse, aux heures de rêveries enivrantes où je regardait ravi le sublime spectacle que je contemple aujourd’hui. Alors l’avenir était encore pour moi rempli de douces espérances ; pour moi maintenant l’avenir est borné comme la vue de ces montagnes !

Cependant je suis par la pensée le soleil dans les régions ardentes où nous allons. Je me vois sur cette terre d’Afrique, que j’appelle de tous mes vœux ; je me vois, après une rude journée de charrue dans une plaine immense, bornée d’un côté par les montagnes, de l’autre par la mer. Comme aujourd’hui le soleil se couche, sur les tracées sanguinolentes du ciel se détache vigoureusement un de mes compagnons d’exil ; sa charrue traînée par deux bœufs du petit Atlas marchant gravement vers l’étable ; autour de moi tout est solitude et silence, au dedans de moi tout est turbulence et agitation, mes souvenirs appellent des larmes que le courage et la patience essuient, je pense à vous, oh ! mes amis !…

Qu’il serait bon de voyager si nous pouvions le faire dans d’autres conditions, si nous n’avions l’esprit et le cœur bourrelés de regrets, l’eau est si transparente et le ciel est si beau !

Le soleil est prêt à disparaître, en ce moment une nuée d’hirondelles obscurcit le point du ciel sous lequel nous nous trouvons. Charmantes émigrées qui allez comme moi chercher une terre plus hospitalière, vous qui peut-être allez où je vais, et qui plus heureuse que moi reverrez l’an prochain le nid de France qui abrita vos premières amours, suspendez un instant votre course rapide, Hirondelles de ma patries !

Le ciel est balayé, il faisait nuit ; elles ont disparu.

Nous touchons à Corbeil. Je suis distrait des idées qui m’assiègent par les interpellations fréquentes des paysans qui bordent la rive ; un dialogue plus ou moins spirituel s’établit entre eux et les colons du bord.

— Vive la République !

— Vive les colons !

— Dites donc, les amis ! Venez-vous avec nous à Marengo ?

— Pourquoi faire ?

— Planter des choux et épouser les bédouines.

— Bon ! si vous n’avez pas de parrains pour vos enfants, vous nous ferez signe !

— Convenu !

— En attendant nous allons préparer une friture pour quand vous repasserez.

— Ça va, et vive la République !

— Non, vive Napoléon !

Eh quoi ! moi qui pensais en quittant Paris être à jamais débarrassé des discussions aigre-douces de la politique ! faut-il encore les retrouver sur le chemin !

Il est huit heures, je suis fatigué des impressions déchirantes de cette journée, je reste seul sur le faîtage du bateau, le vent fraîchit, le firmament regarde passer le convoi par les yeux de ses mille étoiles. La belle nuit!

Les bateaux glissent silencieusement sur l’eau. Devant et derrière je ne vois que les fanaux de chacun d’eux se réfléchissant dans le flot légèrement ridé en colonnes de flammes. Sur les deux rives les arbres disparaissent lentement, un à un, et nous comptent leur temps.

Le froid me gagne, je rentre.

Oh ! mon ami, quel spectacle ! Quelques colons ont descendu leurs matelas, qu’ils ont disposés, tant bien que mal, sur les banquettes trois fois trop étroites ; chaque individu s’organise à sa façon : l’un dans une couverture, l’autre dans un châle ; tous enveloppés peu ou prou ; les petits enfants sur leurs mères. Les parents de familles trop nombreuses restent debout pour pouvoir coucher plus convenablement leurs petits. Là une pauvre vieille femme, emmaillotée comme un enfant, cherche à étendre sur le plancher ses membres endoloris. Un quinquet fumeux dans chaque compartiment éclaire vaguement cet intérieur misérable. Après être resté quelque temps dans la même position, chacun se retourne en vain, croyant en trouver une meilleure. Dans le demi silence qui règne autour de moi, je distingue des soupirs, des plaintes exhalées à demi, puis des sanglots, des cris, les enfants assoupis s’éveillent, les mères cherchent à les consoler en leur présentant un sein vide ; c’est un murmure incroyable où la plainte croise la menace, où l’égoïsme prend le dessus, où le moi devient la règle de chacun : Oh ! que cette nuit fut longue pour tous ! Quant à moi, assis près de ma femme, dont je ne saurais vous décrire le chagrin, cherchant à la consoler sans pouvoir y parvenir, je ne puis dormir un seul instant ; mon pauvre Charles sommeille paisiblement, grâce à une précaution de sa mère dont nous nous applaudissons. Avant de quitter Paris elle s’est munie d’un petit hamac que nous suspendons en travers du bateau et dans lequel il repose balancé doucement par une légère oscillation.

Tout est fermé, une vapeur tiède et nauséabonde flotte sur la lourde atmosphère dans laquelle nous vivons, l’haleine de plus de cent cinquante individus agglomérés dans un si petit espace ne tarde pas à vicier le peu d’air respirable que nous avons encore ; je n’y puis plus tenir, je remonte sur le bateau. Mon Dieu, que sera-ce dans quelques jours ?

(à suivre)

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