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Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie
A TOUT JAMAIS
Le texte proposé ci-dessous décrit la vie à Noisy-les-Bains de ma grand-mère Clémentine, et à travers elle des dernières familles françaises, depuis l'indépendance de l'Algérie jusqu'au départ définitif du village en 1963.
Le calme régnait maintenant après les années terribles qui avaient bouleversé l'univers familier de Clémentine. Certes, son village n'avait pas souffert de la guerre, parmi ses proches aucun n'avait péri même si son plus jeune fils avait passé plusieurs mois à la frontière. Clémentine avait vécu, tout simplement comme beaucoup d'autres, et souvent connu la crainte et l'angoisse mais ses prières avaient été exaucées.
Avant la signature de la paix, craignant ses conséquences, des parents et des amis avaient fui le village et le pays. Puis, quand les autorités changèrent, que la passation des pouvoirs eut lieu et que les cris de la fête des vainqueurs furent retombés, la vie quotidienne reprit même si les départs d'autres amis, d'autres parents, vers d'autres cieux se poursuivirent, les uns entraînant les autres.
Bientôt, après les vendanges, il ne subsista plus qu'une poignée d'irréductibles se serrant les uns contre les autres, s'épaulant, se soutenant, mais il ne se passait pas deux semaines sans une nouvelle défection. C'était souvent le dimanche que l'annonce se faisait, car ce jour-là on se réunissait l'après-midi comme pour se compter et s'assurer que personne ne manquait à l'appel. Les femmes avaient confectionné des pâtisseries pour le café et on échangeait des nouvelles en s'informant de ceux qui étaient loin ; on s'écrivait beaucoup maintenant pour garder le contact.
Entre la messe du dimanche célébrée par le curé du village voisin depuis que le desservant local avait abandonné ses ouailles, les visites au cimetière, quelques rares promenades dans les fermes ou au bord de la mer, la vie s'écoulait avec l'idée obsédante d'un départ prochain, imminent.
Au fur et à mesure qu'une population étrangère au village grossissait en se renouvelant autour d'elle, Clémentine voyait se rétrécir son cercle comme une peau de chagrin. Aucun de ses enfants n'était resté, elle vivait seule avec son mari dans sa maison ; cette maison qu'elle se refusait à quitter et qui, depuis son mariage, avait été son seul horizon ; cette maison qu'elle aimait et qu'elle avait embellie au fil des années.
Un jour, les autorités firent savoir que le matériel agricole devait leur être remis, ainsi que le vignoble quelque temps après, ce qui fut fait. Les vexations s'ajoutaient ainsi les unes aux autres.
Le cercle se réduisait encore et, devant l'inéluctable, Clémentine décida que son heure était venue, elle partirait elle aussi.
Les meubles furent démontés et soigneusement emballés dans un cadre de déménagement confectionné sur place. Il fallut faire des choix douloureux dans ces témoignages d'une vie qu'a soixante ans Clémentine ne recommencerait pas.
Vint le jour de l'exil.
Une dernière fois, Clémentine passa dans chacune des pièces en enfilade de sa maison, elle se promena dans les deux jardins et s'assit sous la véranda qui dominait la grande cour où, si souvent, avaient résonné les rires des repas familiaux. Son regard erra sur les toitures des écuries, caressa douloureusement le clocher de l'église pointant au-dessus de l'eucalyptus du presbytère et se perdit dans le bleu du ciel avant de suivre la courbe de la colline. Elle se leva enfin et rejoignit son frère et son mari qui l'attendaient sur le perron. En refermant pour la dernière fois sa porte d'entrée elle déposa un baisé de la main sur le vantail, donna symboliquement un tour de clé et se recula pour contempler encore la façade de sa demeure : à droite, le bougainvillier flamboyait jusqu'à la toiture et, à gauche, le rosier blanc mêlé d'asparagus tapissait un grand mur. Descendant les quelques marches, elle passa près de l'énorme géranium écarlate plus haut qu'un enfant de sept ans, toucha les feuilles comme pour s'imprégner du parfum de la plante et s'installa dans la voiture qui attendait.
Le véhicule se dirigea vers le cimetière où reposait tous les aïeux et Clémentine en suivit les allées avant de s'incliner une ultime fois sur la tombe de son père. Puis, obligée de repasser par le village pour gagner l'aéroport, la voiture parcourut lentement les rues de la vie quotidienne, écrin des souvenirs. Les lieux familiers défilèrent ainsi comme un film déroulant le fil de la vie. Enfin, quand sur l'avenue de l'ouest Clémentine aperçut la double allée des eucalyptus géants sous lesquels elle s'était si souvent promenée, elle demanda au chauffeur d'arrêter le véhicule et descendit pour respirer une fois encore l'air de son village, fit de la main un signe d'adieu au paysage et remonta dans la voiture sans plus se retourner.
Aujourd'hui, Clémentine repose en tenant dans le creux de la main, pour l'éternité, un peu de terre de son village.
Gérard LANGLOIS
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(Source : « Départs », recueil de nouvelles de G. Langlois, publication 1997, Editions des Gaillons.)
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