Histoire avant 1848
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Vie des Communautés
Centenaire 1914-1918

ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie

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« A L'AUBERGE DU SOUVENIR DE SURESNES » D'AIN-NOUISSY

1855

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L'auteur, M. Bailly, était membre correspondant de la Société Impériale et Centrale d'Agriculture de France, ancien conseiller général du Loiret. Dans sa courte préface il nous dit que : « Les prescriptions du docteur Maudit, mon médecin, m’ayant obligé à voyager pendant l’hiver 1855, je dirigeai mes pas vers l’Algérie, tant pour éviter les rigueurs de l’hiver que pour étudier l’état de note nouvelle colonie africaine. Voulant utiliser mes connaissances agricoles, je demandai à Son Excellence le Maréchal Vaillant une mission scientifique, que ce ministre eut la bonté de m’accorder avec les avantages qui s’y rattachent. »
C'est ainsi qu'au cours de son périple il eut l'occasion de s'arrêter quelques heures à Aïn-Nouissy et de déjeuner à l'auberge Moreau.

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[...]

Je partis lundi matin à sept heures à cheval [du caravansérail de la redoute de Perregaux] et conduit par un Arabe également à cheval. Nous avions douze lieues à faire pour nous rendre à Mostaganem, lieu de ma destination. Ce jour-là nous avons traversé une magnifique plaine appelée la plaine de l’Habrah. Nous avons été souvent obligés d’aller au pas, à cause des nombreuses irrigations qui la mettaient à l’état de marais ; nous étions forcés à chaque instant de traverser des canaux où nos montures avaient de l’eau jusqu’au ventre ; nous ne trouvions pas de chemin, ce mode de communication étant encore inconnu dans cette partie de la province d’Oran. Nous avons traversé de nombreux douairs ; on appelle ainsi une réunion de vingt à trente tentes, en poils de chameau, qui sont larges et très basses et où l’on n’entre qu’en rampant. C’est là que grouillent les femmes et les enfants des Arabes, au milieu des cochons [sic] et des chiens. Le gouvernement a eu la bonne pensée de procurer à ces indigènes des habitations plus saines et plus dignes de la créature faite à l’image de Dieu : il a fait bâtir, aux dépens des Arabes, de nombreux villages en maçonnerie. C’était un moyen d’améliorer leur sort et de les fixer au sol ; cette tentative de civilisation a été inutile ; la force de l’habitude l’a emporté et les Arabes campent près de leur village qui ne sert d’abri qu’aux bestiaux. Le caïd seul habite une maison, parce que le gouvernement l’exige et qu’il ne peut se soustraire à son autorité.

Mon Arabe ne savait pas un mot de français ; je ne me sentais pas le courage de faire un nouvel élève ; aussi notre conversation s’en ressentit-elle ; nous ne nous comprenions ni l’un ni l’autre ; heureusement mon homme avait reçu ses instructions avant mon départ. Il obéissait à tout ce que je pouvais lui faire comprendre par gestes ; c’était tout ce qu’il me fallait. Nous fîmes ainsi sept lieues et arrivâmes à un village nommé Aïn-Nouissy, fondé en 1849 par des colons parisiens. L’aisance respire dans ce pays ; on voit que chacun y fait ses affaires ; je m’arrêtai à une auberge de bonne apparence, tenue par Mme Moreau et qui m’avait été recommandée par le garde du caravansérail. J’y trouvai une bonne grosse mère de belle mine et de figure avenante, et une maison tenue avec un luxe et une propreté qui me rappelaient ce que j’avais vu dans le département du Nord. De nombreuses provisions attestaient l’aisance de ce ménage, et des bouteilles de liqueurs de toute espèce, mises en étagères, pouvaient satisfaire les goûts de voyageurs. Je voulais faire manger mon Arabe et ses chevaux, et je le lui exprimai par signes ; mais c’est en vain que je prodiguai les gestes les plus significatifs ; il restait accroupi au milieu de la cour, tenant son cheval par la bride. J’eus alors recours à madame Moreau, espérant qu’elle serait plus heureuse que moi et saurait se faire comprendre de l’Africain. Mon idée réussit ; elle lui dit quelques mots arabes et me fit connaître qu’il ne voulait pas manger, parce qu’il ne voulait rien dépenser. Quand il sut que je payais sa dépense, il fit donner l’orge à son cheval et vint s’installer dans la salle à manger. Il ne voulut goûter à aucun des mets, craignant que l’assaisonnement ne lui fît faire quelque infraction à la loi de Mahomet ; il se contenta de manger un kilogramme de pain, de boire une tasse de café et de vider dans sa poche tout un sucrier, et cela sans un geste de remerciement ; j’avais bonnement cru qu’il ne prendrait que quelques morceaux de sucre quand je lui avais montré du doigt le sucrier.

Une heure après nous remontâmes à cheval et arrivâmes sans aucun accident à la ville de Mostaganem.

[…]

Madame Moreau me raconta qu’elle et son mari étaient arrivés à la colonie d’Aïn-Nouissy par suite de la révolution de février [1848], qui, ayant anéanti l’industrie, les avaient forcés à chercher une nouvelle patrie. Ils étaient partis dans ces bateaux qui amenèrent en Algérie un si grand nombre d’ouvriers, et y étaient arrivés avec 50 francs pour tout capital. Ils se sont installés dans de petites baraques en bois qui contenaient plusieurs familles ; madame Moreau faisait la cuisine d’une partie des colons, à raison de quinze centimes par jour ; elle gagna ainsi quelques centaines de francs, qui lui servirent à commencer son établissement : A l’auberge du souvenir de Suresnes ; c’est ainsi qu’elle nomme son hôtel, en mémoire du pays qu’elle habitait près de Paris. Son mari la seconda et s’occupa de culture. Maintenant l’hôtel de madame Moreau a une réputation justement méritée, et on vient de cinq lieues de Mostaganem en partie de plaisir pour y faire de bons repas et y boire de bon vin, qui ne rappelle en rien l’enseigne de la maison. Non seulement cet hôtel est remarquable par ses consommations, mais il l’est encore par le bon goût qui a présidé à ses constructions, à ses jardins et à ses bosquets.

Madame Moreau a dit que tous les colons qui ont voulu franchement se mettre au travail et qui ont eu de l’ordre et de l’économie ont aussi prospéré. J’ai été à même, examinant les habitations et les cultures, de m’apercevoir qu’avec de la bonne volonté on peut en Algérie, même sans expérience, obtenir un bon parti des terres. Cela fait l’éloge et des colons et de la fertilité du sol de notre jeune colonie.

[...]

Je vais reprendre le journal de mon voyage ; il me semble me rappeler que j’en étais au caravansérail de Perregaux. Le lundi matin je partis de ce lieu exempt de délices, monté sur un cheval arabe et traversai la plaine de l’Habrah, terrain uni comme notre vallée de Château-Renard, et arrosée par une belle rivière six fois plus considérable que celle du Sig. Quand des travaux de barrage, bien faits, auront été exécutés comme on l’a fait pour la plaine du Sig, on pourra irriguer environ 20 000 hectares d’excellentes terres, qui maintenant sont en friche ou très mal cultivées par les Arabes ; il y aura de quoi faire vivre dans l’aisance 10 000 familles. On a déjà commencé des irrigations, mais sans nivellement ni travaux d’art, et l’on a laissé se former des marais en certains endroits ; il en résulte que ces irrigations faites par des hommes étrangers à la science sont peut-être plus nuisibles qu’utiles.

Je cheminais à côté de mon guide, le suivant dans les endroits marécageux, et pour traverser les canaux d’irrigation où mon cheval avait de l’eau jusqu’au ventre, passant entre les nombreux douairs des Arabes entourés d’épines. Enfin, j’arrivai au village appelé Aïn-Nouissy. Je t’ai raconté tout ce qui m’était arrivé dans ce village jusqu’à Mostaganem. Je t’ai aussi parlé de madame Moreau, ma vaillante hôtesse, et de mon guide arabe ; je n’y reviendrai pas, car le m’aperçois que j’allais recommencer des détails que tu connais déjà. J’avais seulement oublié de te dire, je crois, que le secrétaire de la sous-préfecture de Mostaganem m’assura que notre excellent ami le général Pélissier se détournait parfois de sa route pour venir à Aïn-Nouissy déjeuner à l’hôtel de madame Moreau, riant probablement dans sa barbe de son étrange enseigne.

M. Bailly



 

(Source : Etude sur l’Algérie en 1855, pendant un voyage exécuté par M. Bailly. Editeur, Félix Malteste et Cie, Paris 1868)



 

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