ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie
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LE 30 DECEMBRE 1961
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Quelle joie, ma mère et moi, nous nous faisions d’accompagner mon père au-delà de cette mer immense que nous allions traverser pour la première fois. Il était gendarme français et revenait pour la troisième fois sur le sol algérien, muté dans un village que nous ne trouvions pas sur nos cartes.
Un vent froid et sec nous accompagna depuis la Haute-Savoie d’où nous étions originaires. Je n’avais que sept ans et pourtant…
JE ME SOUVIENS ENCORE…
-De Marseille, de son effervescence et de son port gigantesque.
-De la mer que je découvrais pour la première fois.
-Du film Spartacus que papa nous emmena voir en attendant l’heure du départ.
-Du « grand » bateau blanc chargé de militaires et de son nom : Le commandant Querret.
-Du bar du bateau et de la question que je posai à mon père, à savoir « pourquoi les chaises sont-elles fixées au plancher ? », et de sa réponse « pour éviter qu’elles ne se renversent en cas de mer trop forte, mais ce ne sera pas le cas pour cette traversée… ».
-De la sortie du port de Marseille après de nombreuses manœuvres d’appareillage.
-Du tangage qui agita le bateau immédiatement.
-Des matelots qui vinrent de cabine en cabine fixer des plaques métalliques devant les hublots en nous conseillant de ne pas sortir durant la traversée.
-De la tempête qui dura toute la nuit, mes parents malades agonisant sur leurs couchettes où ils subissaient tangage et roulis, et du commandant du navire, étonné de me voir errer seul dans les coursives, qui me ramena auprès d’eux.
-Du soleil et de cette blancheur qui inondait Oran le matin où nous accostâmes.
-Du matériel militaire aussitôt débarqué du navire.
-Du « panier à salade » de la gendarmerie qui nous emmena rapidement, mes parents et moi, dans un hôtel discret de la ville.
-De l’interdiction d’ouvrir les persiennes métalliques de notre chambre.
-Des lueurs bleues des explosions, des déflagrations et des sirènes qui toute la nuit nous empêchèrent de dormir.
-De notre première vision matinale de magasins éventrés et de bâtiments noircis par les attentas de la nuit.
-Du vieil autobus poussif bondé de Musulmans qui prit la direction de Mostaganem et dont le chauffeur demanda à mon père que nous fussions assis à l’avant, près de la portière ouverte.
-Du pistolet chargé que mon père tenait discrètement dans sa poche.
-Des nombreux barrages qui nous contrôlèrent pendant les quatre-vingts kilomètres que dura notre trajet.
-Des soldats armés, couchés de chaque côté de la route à certains endroits ou au sommet des dunes. Qui étaient-ils ?
-De notre joie de passer (enfin) ce panneau taché de rouille où on lisait :
NOISY-LES-BAINS
-De l’accueil organisé par l’adjudant Mallard commandant la brigade, des gendarmes Gasquez, Calvet, Pouline et de leurs familles.
-De l’emménagement rapide car nous n’avions que quelques bagages, tout notre mobilier étant resté en France.
-Des questions que nous posions sur la sécurité. En effet, notre appartement, voisin de celui de l’adjudant et constitué d’une cuisine, de deux chambres et d’une salle de bains, était mitoyen des jardins affectés aux gendarmes et situés à l’extérieur de la caserne.
-Des deux grenades défensives cachées à portée de main sur l’armoire de la chambre de mes parents.
-Des trois cellules de détention situées dans la cour intérieure, pratiquement toujours occupées et d’où nous n’avions pas le droit d’approcher.
-De ces jeunes Musulmans menottés, assis en plein soleil à quelques pas de nos jeux d’enfants. Les adultes disaient que sur les routes isolées ils attaquaient les véhicules des Européens au moyen de frondes et de billes d’acier.
-De ce petit avion de l’armée venant régulièrement nous survoler. Nous entendions alors notre radio lancé des « Delta 24, Echo 67 » et après le rituel « rien à signaler » l’appareil disparaissait dans le lointain… jusqu’à la semaine suivante.
-De ces couples de cigognes sur un lieu public proche de l’église et du claquement caractéristique de leur bec.
-De mon école de garçons avec ses trois classes enserrant de trois côtés la cour où se trouvait le préau situé face au portail.
-De Mme Mallard, la femme de l’adjudant et en même temps la directrice de cette école.
-Des cours où les petits Musulmans étaient montrés du doigt pour leurs difficultés scolaires.
-Des cailloux que nous recevions par les mêmes enfants sitôt franchi le portail de l’école.
-Des nombreuses journées où nous ne pouvions suivre la classe lorsque l’adjudant de gendarmerie, en fonction des derniers événements de la nuit, conseillait de rester à la maison. Ainsi n’ai-je pas alors fréquenté souvent l’école…
-De cette jeune Musulmane voilée de blanc qui venait faire le ménage chez l’adjudant et dont le visage n’a jamais été vu par aucune des familles de la gendarmerie.
-De tous ces vieux Musulmans qui nous épiaient, assis à même le sol dans leurs lourdes djellabas.
-Du parfum des épices au marché.
-De la ferme toute proche où chaque jour j’allais chercher le lait.
-Des chants des jeunes Musulmanes rassemblées à la fontaine à la tombée de la nuit et utilisant leur pot à l’eau comme un tambourin.
-Du sirocco qui en plein jour nous empêchait de sortir.
-De la secousse sismique ressentie une nuit.
-Des longues soirées de parties de cartes chez l’un ou l’autre gendarme.
-Des jeudis passés chez Clarisse Langlois demeurant face à la gendarmerie au milieu de son jardin d’orangers et de fleurs.
-Du décès par maladie d’un fils de gendarme et de son enterrement au cimetière du village en la présence discrète du FLN.
-Des longs convois de voitures civiles escortées de véhicules militaires empruntant la rue principale longeant la gendarmerie.
-De ce jour de juillet 1962 où mes parents m’apprirent que j’allais devoir rentrer seul en métropole. Eux avaient reçu l’ordre de préparer un repli sur Mostaganem. Tout allait très vite maintenant.
Je me souviens avoir rapidement pris l’avion à Oran parmi les familles en pleurs quittant pour toujours leur pays. Pour la plupart, une valise était leur unique bagage. Tout n’était que poussière, fils de fer barbelés, militaires en armes et longues files d’attentes au pied des avions.
Pour ma part la Croix-Rouge française m’a pris en charge en arrivant à Lyon où ma famille est venue me chercher.
Voilà les souvenirs qui me restent de l’Algérie et de Noisy-les-Bains.
Jean-Patrice LAURENT
Octobre 2000
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