Histoire avant 1848
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Vie des Communautés
Centenaire 1914-1918

ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie

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Dimanche 3 décembre 1848

A cinq heures du matin, nous sommes sur pied ; tout dort encore dans la maison ; nous nous habillons dans l’obscurité, et dans l’obscurité nous descendons en tâtonnant la spirale boiteuse de l’escalier. Pour ne pas être éveillée par nous, notre hôtesse nous a montré la veille une porte de sortie ouvrant sur une ruelle. Un silence profond pèse sur la ville, un vent frais nous souffle au visage ; de nouveau nous voici dans des rues obscures, ne sachant trop de quel côté tourner nos pas ; et c’est avec notre enfant endormi sur les bras et chargés de notre lourd et embarrassant bagage que nous nous livrons encore une fois au hasard.

Comme la veille, nous nous perdons dans un dédale de rues silencieuses ; nous sortons de la ville, nous y rentrons ; nous sommes, en un mot, complètement désorientés ; et, comme cela arrive presque toujours en pareil cas, nous nous éloignons de plus en plus de l’endroit que nous cherchons.

Enfin, après de nombreuses marches et contremarches, nous voyons, comme dans les contes de Perrault, briller loin, loin, loin, une toute petite lumière ; nous gouvernons droit sur elle : c’est un cabaret où boivent quelques voltigeurs de la ligne ; nous leur demandons l’embarcadère du chemin de fer ; l’un d’eux se détache et s’offre à nous servir de guide jusqu’à notre bateau de bagages, où est son poste ; nous acceptons :

--Pour alors, je vas vous conduire, nous dit-il obligeamment. J’étais-t-à faire la fantasia autour d’une particulière dont le cou était plus long que le ventre n’est gros, et je me disais-t-à mon privé : « Sosthène, mon ami, quand tu auras fumé ta pipe, psst ! tu fileras du côté des camarades, et… j’allais filer. Qu’est-ce que ça ne m’en fiche pas mal à moi de m’en aller merluchonner tout seul au clair des étoiles, comme un pékin, ou amicablement de compagnie avec un bon garçon comme vous !

--Vous êtes bien bon, lui dis-je, et nous vous aurons, je vous assure, beaucoup d’obligations du service que vous nous rendez en ce moment.

En lui parlant, je remarquai que ses jambes se croisaient en marchant ; ce qui m’expliqua sa loquacité et les bredouillements de sa parole emphatique. Il reprit :

--Psst ! vous blaguez pas mal ! Mettez-vous dans le rang et emboîtons le pas, car je vois là un petit citoyen qui tremble comme un conscrit. Pour alors, nous étions comme ça quatre voltigeurs du bataillon que nous buvions une bouteille, lorsque… Mais, ma petite mère, puisque je ne suis pas au port d’armes, repassez-moi donc un peu vos biblots, qu’ils vous coupent les doigts comme un rasoir anglais ; psst ! ça me connaît, ça, voyez-vous ; Sosthène, il n’est pas une recrue, et quand il était en Afrique, là que vous allez, ousque le soleil il répond toujours aux trois appels avec ses vivres pour cinq jours, et son sac, et son bois, et sa clarinette à persécution, et tous les biblots du biblotage du tonnerre ; je vous prie de considérer qu’il était plus fatigué que pour le quart d’heure.

--Ah ! vous avez été en Afrique ?

--Psst ! j’y ai fait un congé de quatre ans, et qu’il y faisait une sacrée soif, que nous aurions bu… peuh ! n’importe quoi et encore autre chose, mais c’est égal ; Sosthène aimerait bien mieux boucler ses guêtres dans ce pays-là que de rester dans ce pékin de pays que nous sommes, que on s’y embête à crever comme des moustiques. Ah ! c’est encore ça, des moustiques, un animal que ça vous enturlupine un Français un peu crânement. Vous êtes comme ça dans un camp campé, pas vrai ? Vous avez fait des étapes, en veux-tu encore en voilà toujours, que la peau du ventre vous en colle à la peau du dos, n’est-ce pas ? Eh ben ! vous avez votre ration de biscuit ailleurs que dans votre sac, et vous vous étendez comme un Bédouin ni pus ni moins, par terre que si vous n’en étiez un. Vous avez sommeil, vous voulez dormir, psst ! le moustique, il ne veut pas, lui ; pour alors, vous commencez à parer tierce, à parer quarte, comme qui dirait le télégraphe de Blidah ; bast ! ça vous pique par ci, ça vous pique par là, que c’est une embêterie générale et conditionnée ; pour alors, vous mettez votre mouchoir sur votre nez, qu’on est très laid comme ça ; vous en mettez deux, de mouchoirs ; trois de mouchoirs ; autant que vous en avez le moyen ; vous fourrez vos mains bien avant sous n’importe quoi : eh bien ! psst ! c’est absolument comme si que vous chantiez en vous promenant dans votre peau naturelle et fumant votre pipe les mains dans vos poches, comme un bourgeois de la Casba. Le moustique, il vous asticote à travers de votre képi, de votre capote, de votre garance, de vos guêtres, de vos touts, que c’est un bombardement sempiternel, que vous sautez comme un négro… Ah ! cré tonnerre ! rien que d’en parler, ça me démange comme si que vous m’enfonciez vingt-cinq régiments d’épingles partout mon individu sensible. Mais c’est égal, c’est un crâne pays, allez !

--Je le crois bien, lui dis-je ; mais Paris est aussi un beau pays ; ne désirez-vous pas y retourner ?

--Psst ! Votre Paris, qu’on y est assommé de service comme tout, quoi ! Et puis qu’il faut se flanquer des coups de fusil par la figure comme des chacails ; merci ! je sors d’en prendre avec le sergent des zouaves !…

--C’est une cruelle nécessité, j’en conviens ; mais, comme naturellement l’insurrection appelle la répression armée, il faut bien marcher en avant, quoi qu’il en coûte.

--Psst ! psst ! je ne veux pas vous désobliger, mais n’empêche que le particulier qui a commandé le tremblement, on ne chantera pas beaucoup pour le nommer président !

--Vous voulez parler du général Cavaignac ?

--Oui ; pour alors, je vois que vous n’avez pas de couscoussou dans le tuyau de l’oreille, et qu’on n’a pas de besoin de vous parler arabe, puisque vous entendez le français ; ce qui n’empêche que, pour Cavaignac, voyez-vous, macache, il ne sera pas nommé ! Je me donnerais plutôt ma voix, qui en vaut bien une autre, que de vouter pour lui.

--Et commettrais-je une indiscrétion en vous demandant pour qui vous voterez ?

--Moi, je voute comme les camarades.

--Et les camarades, pour qui votent-ils ?

--Pour Napoléon. Celui-là, voyez-vous, c’est un lapin à poil, qu’il s’en fiche pas mal de tous les autres ; et quand il mettra sur sa coloquinte le chapeau de l’autre, psst ! passe au large ; il leur z’y en fera voir de toutes les couleurs, qu’ils seront obligés de porter lunettes ; c’est Sosthène qu’il vous le dit !

En ce moment, nous étions engagés dans un chemin en réparation sur lequel nous avions peine à marcher ; nous approchions de l’embarcadère ; notre voltigeur enthousiaste, s’apercevant que le sentier était mauvais et que ma femme buttait à chaque pas, se mit à crier :

--Cré nom de nom, Sosthène, tu es donc trop bête pour faire la moitié d’un homme que tu fais marcher des honnêtes chrétiens sur un chemin qui est pavé avec des montagnes. Eh ! dites donc, citoyen, ajouta-t-il en riant d’un air satisfait, je suis bon garçon, heim ? Je vous fais marcher par un petit chemin ous qu’il y a un peu des pierres, comme dit c’t’autre… Mais pour alors on jasait des élections, comme ça, et voilà qu’un de ces quatre matins le gros major il vient au quartier ; moi, j’étais que je sortais de corvée. Pour alors, le gros major il nous dit :

--Eh ! vous autres !

--Présent, major !

--Pour qui que vous voutez ?

--Pour Napoléon, major, en parlant par respect, que je réponds, moi, tout d’une bordée.

--Ah ! qui fait, et pourquoi pas pour Cavaignac ?

--Ah ! ça, major, excusez ; mais c’est dit, les opinions sont libres comme l’air : moi, je l’aime pas, le particulier que vous dites.

--Heim ! Qu’est-ce que c’est ? Qui refait ; caporal Bourdichon, vous fourrerez cet imbécile à la salle de police pour quarante-huit heures : il aura le temps d’éclairer sa conviction.

--Là-dessus, il fait un quart de conversion par le flanc droit, demi-tour à gauche, et arche, il emboîte le pas du côté du café.

--Psst ! merci ; il appelle ça éclairer sa conviction ; il est bon là, le sapeur ! Il n’y fait pas clair au plan du quartier, qu’on y tire le jour avec une ficelle qu’elle a cinquante kilogrammes de longueur ; merci ! je les ai fait, les quarante-huit heures, aussi je vous l’y en garde une dent d’éléphant à le Cavaignac ; mais c’est pas de sa faute, j’aurais pas tout de même vouté pour lui. Moi, voyez-vous, je vous dis ça parce que nous causons comme ça amicablement, et que vous me faites semblant d’un bon diable ; mais le motif subséquent pour lequel que je m’y refuse, c’est que c’est qu’il a vouté la mort de Louis-Seize ; et, quand on a fait un coup comme ça, c’est comme si que le sergent de gamelle il mangeait la grenouille ; psst ! on est rasé ; voilà mon opinion à moi Sosthène Pibois !

Nous arrivions à l’embarcadère, je ne voulus pas abuser plus longtemps de la complaisance de ce brave voltigeur. Voyant du reste que, plus il causait, plus sa langue s’épaississait, et qu’en rentrant dans les vignes il s’exposait à retourner éclairer sa conviction :

--Mon brave, lui dis-je en lui glissant modestement une pièce de dix sous dans la main, je ne veux pas vous faire manquer votre conviction ; nous voici arrivés, je vous remercie infiniment : vous venez de me rendre un service que je n’oublierai pas, je vous assure.

--Psst ! vous blaguez pas mal vous encore ; est-ce que vous me prenez pour un chaouch patenté ? Je vous rencontre que vous êtes perdu, vous me rencontrez que je siffle aux alouettes, je vas de votre côté, vous marquez le pas sur la même ligne, nous causons un peu de politique de ci, de ça, et vous voulez encore me payer par-dessus le marché. Ah ! vous ne connaissez pas Sosthène ; je veux bien boire à votre santé, mais nous trinquerons ensemble. Voilà mon caractère !

--Non, merci ; je ne bois jamais le matin.

--Ça ce peut, je veux pas vous contrarier ; mais comme vous allez en Afrique et que moi j’en reviens, je n’ai pas besoin de monnaie pour payer mes frais de route ; tandis que vous, psst ! c’est une autre paire de bretelles, vous avez besoin de tout votre prêt ; ainsi donc, ne m’insinuez pas davantage, et quand vous serez arrivé là-bas, buvez l’absinthe à la santé du voltigeur Sosthène Pibois.

Et ce disant, le brave militaire me donne une poignée de main dans laquelle je sens glisser ma pièce de dix sous, met la droite à la hauteur de la visière ; et tournant brusquement sur les talons, il part du pied gauche jusqu’au bateau des bagages. Avec le jour naissant nous pouvons voir où nous sommes et où nous allons.

Sosthène Pibois, si jamais ces feuilles tombent entre tes mains, que ta modestie m’excuse d’avoir, à ton insu, livré ton nom à la publicité ; notre conversation d’un instant entre trop parfaitement dans le cadre de mes impressions pour que je ne me croie pas coupable d’ingratitude, au moins d’indifférence, si j’oubliais de mentionner le plaisir que j’en ai ressenti !

Le jour paraît enfin ; les colons sont presque tous rassemblés sur la place Lamartine, où les ordres relatifs au départ doivent nous être donnés. En attendant on distribue le déjeuner, après lequel chacun se dirige à son gré du côté qui l’attire ; les bagages ne sont pas encore dans les fourgons du chemin de fer qui doit nous mener à Marseille, nous avons donc quelque temps devant nous ; j’en profite pour satisfaire ma curiosité de voyageur et d’artiste.

La journée promet d’être superbe ; en se levant sur la ville le soleil se suspend à de hautes tours carrées, à de hauts clochers de pierre, à des fléchettes, à des dômes, pour redescendre ensuite complaisamment le long des vieilles murailles ébréchées d’un amas de précieuses ruines.

A Arles on respire un parfum antique qui vous pénètre, en reportant votre esprit vers les époques des César, des Constantin, des Majorien, des Arcadius, Honorius, etc., etc. A l’aspect de ces ruines illustres, on se sent pris d’une espèce de vertige mélancolique dans lequel on se complait volontiers ; il n’est pas une de ces pierres qui n’ait son inscription et son âge écrit sur son front usé, pas un de ces monuments qui n’ait sa légende historique.

J’ai peu de temps, et si vous voulez me suivre, mon cher Armand, je ne vous fatiguerai pas beaucoup. Nous entrerons tout d’abord aux Arènes, on ne sait au juste si ce vaste monument des plaisirs féroces des Romains est contemporain de Jules César ou des successeurs d’Auguste. Cet immense amphithéâtre pouvait, au temps de sa splendeur, recevoir jusqu’à vingt-cinq mille spectateurs. Il est de forme ovale, composé de deux rangs de portiques en arcades superposées ; ces arcades sont cintrées à plein jour ; chaque étage compte soixante portiques ; le premier est d’ordre dorique, le second d’ordre corinthien ; tout cela est dans un état de délabrement plein de poésie. Les mousses, les giroflées, les cymbalaires pendent en festons, se mêlent, s’entrecroisent, se traînent au milieu des dalles, des gradins, des échancrures innombrables de ce vaste amas de pierre rongées. Ajoutez ces tours que le Moyen Age a élevées aux quatre points cardinaux, les Arènes d’Arles ressemblent à la couronne murale de la ville qui les possède, majestueuse couronne de granit qui vit passer et fondre au soleil bien des diadèmes de fin or.

Sous ces basses voûtes où rugissaient naguère les tigres et les lions affamés, le coléoptère inoffensif promène paisiblement aujourd’hui son corselet mordoré. Sur ces gradins où les consuls romains venaient étaler la pourpre de leur chlamyde, de jeunes couples arlésiens viennent la main dans la main, l’œil dans l’œil, se dire ce que l’on aime tant à dire à vingt ans. Oh ! comme avec le temps tout s’éloigne de sa destination première, et combien, malgré leur grandeur apparente, les œuvres de l ‘homme sont mesquines à côté de l’œuvre de Dieu.

Les Arènes d’Arles sont entourées d’une grille de fer qui les dépare en les défendant contre les dégradations sacrilèges ; on y monte par de vastes degrés qui me paraissent de construction récente.

Voici maintenant les ruines du théâtre antique ; voyez comme tout y est encore complet. Outre le plan général, admirez avec moi l’ordonnance et la beauté des détails ; si je voulais avec vous jouer à l’antiquaire, je vous exprimerais le proscenium, le parascenium, etc., etc. Je veux seulement prendre le temps de vous faire remarquer deux belles colonnes, parfaitement conservées, qui ornaient autrefois la scène, et une arcade faisant partie des portiques qui gisent maintenant sur le sol. Comme aux Arènes, une grande tour carrée, qu’on appelle la tour de Saint-Rolland, semble indiquer que ces édifices ont dû, dans des temps plus rapprochés, servir de fortifications.

Si vous le permettez, nous ne ferons que passer devant les ruines du Forum, dont on ne voit plus qu’une faible partie, maintenant très fruste, d’un fronton d’ordre corinthien ; encore ce fronton s’appuie-t-il au mur délabré d’une méchante baraque.

Comme les morts de la ballade de Burger, les heures vont vite ; je crains à chaque instant que la cloche du départ ne m’arrête au milieu de cette exploration des siècles passés. Aussi, faites comme moi ; serrez votre ceinture et courons à l’église de Sainte-Trophine, où nous n’entrerons qu’un instant, pour en respirer le parfum mystique. Voyez ce beau portrait du treizième siècle ; on le croirait de bronze et il n’est que de granit. Ah ! c’est que le temps n’est pas seulement un grand maître, c’est aussi un grand peintre. Il s’entend mieux que pas un à harmoniser tout ce qu’il touche ; regardez ce magnifique tableau de pierre représentant le jugement dernier ; comme tous ces élus semblent plongés dans une heureuse béatitude malgré leur roideur ; comme ces anges planent malgré leurs lourdes ailes de pierre ; comme toutes ces figures de damnés grimacent et se tordent sous leur accoutrement symbolique ; comme, enfin, la pensée chrétienne domine les naïves extravagances de l’artiste !

Entrons un instant dans le cloître, et, s’il vous plait, admirons ensemble la prodigieuse dépense d’imagination qu’étalent aux yeux du visiteur ces séries de galeries et cette fabuleuse variété de colonnes. Pas une ne ressemble à sa voisine ; toutes les bases diffèrent, tous les chapiteaux sont dissemblables ; c’est un luxe de détails qui éblouit.

En passant sur la place, donnons un coup d’œil à cet obélisque égyptien, assez semblable, quoique plus petit, à celui de la place de la Concorde à Paris, mais illustré d’un soleil que les adulateurs de Louis XIV ont fait rayonné disgracieusement au sommet.

Maintenant, mon cher ami, regardons en courant, mais en courant vite, les provocantes arlésiennes coquettement serrées dans leur corset de velours noir ; et sans nous laisser tenter par leurs sourcils arqués au pinceau, par le velouté mélancolique de leurs beaux yeux fendus en amandes, retournons à grands pas à l’embarcadère où ma femme m’attend, et où je vous quitterai pour aller à Marseille.

Sur la place Lamartine, où les colons sont rassemblés par groupe, règne une agitation extrême , je ne tarde pas à connaître le motif de cette rumeur ; une question circule, suivie toujours de la même réponse :

--Comment avez-vous été logés ?

--Mal, horriblement mal ; reçus comme des chiens galeux et couchés tels.

Je dois ici consigner ce fait à la honte des habitants d’Arles, c’est qu’ils ont accueilli notre convoi comme ils auraient fait d’un convoi de galériens ; que leur demandions-nous en sommes ? Rien qu’ils ne puissent nous donner, car généralement ils ne sont pas pauvres ; ils pouvaient nous mal coucher, mais au moins nous bien recevoir : un sourire ne coûte pas plus qu’un froncement de sourcil !

De tous les colons du convoi, c’est moi qui fus le mieux reçu : entre autres, le chef de notre bateau se présente chez la personne que désigne son billet ; on l’introduit près du maître de la maison, riche propriétaire. « Que voulez-vous ? », demande-t-il brusquement.

Sans répondre, M. Christophe (c’est le nom du colon) présente son billet.

--Je ne veux pas vous loger, j’en ai assez comme ça des colons ; un tas de gredins, de républicains ! Allez faire changer votre billet.

--Monsieur, reprend Christophe, mon billet porte-t-il votre nom ?

--Parbleu !

--Eh bien ! alors c’est ici que je dois être logé avec ma famille, et je ne bouge plus.

Puis, faisant signe à sa femme et à ses enfants de s’asseoir :

--Restez là, vous autres.

--Ah ! c’est ainsi que vous me bravez ! Je suis chez moi ; j’ai le droit de n’y pas recevoir les gens que je ne connais pas. Sortez, ou je vous brûle la cervelle !

Et, ce disant, il ouvre son secrétaire et en tire un pistolet qu’il dirige sur notre chef de bateau.

On aurait peine à croire à un pareil acte de folie s’il n’était témoigné par toute la famille d’un homme dont la véracité ne peut être mise en doute.

Christophe, justement indigné de se voir ainsi traité, ne peut à son tour contenir sa colère ; saisissant le bras de son adversaire, il l’a bientôt mis dans l’impossibilité de mal faire ; tandis que sa femme et ses enfants poussent les hauts cris et appellent au secours. Cette scène ridicule se termine enfin par le renvoi à l’hôtel de la famille portée sur le billet.

Le colon protesta énergiquement contre un pareil acte ; et nous espérons qu’une réprimande sévère sera adressée à ce monsieur, qui exerce l’hospitalité au poing.

Une autre famille composée de cinq membres fut renvoyée à l’auberge, où le bourgeois ne voulut payer que vingt sous pour les cinq lits.

D’autres furent couchés sur de la simple paille jetée à terre sous un hangar ouvert à tous les vents !

Ceux-ci furent relégués dans une cave, où on leur fit un grabat sur des planches et des tonnes vides.

Ceux-là furent enfermés à leur insu, dans la crainte qu’ils ne descendissent dans la maison ; enfin tous ceux qui n’osèrent pas exiger au moins la teneur expresse du billet furent traités ainsi.

C’est vraiment une chose honteuse que chez des Français, entre compatriotes, ce qui devrait être à tous les yeux un titre à la compassion, devienne un motif de défiance et que la livrée du malheur soit un brevet d’infamie.

La cloche nous appelle enfin aux wagons, où nous sommes classés par groupes comme dans les bateaux du canal ; chaque wagon contient à peu près soixante individus. Il est une heure lorsque le train se met en mouvement.

Après avoir tourné Arles, en laissant le Rhône à notre droite, nous traversons les ateliers du chemin de fer au-delà desquels sont les Alyscamps ou cimetière des Alyscamps ; ce vaste champ des morts est encore hérissé de pierres tumulaires, de chapelles lézardées, de cuves de marbre mutilées ; c’est la mort dans la mort. Au milieu de ces ruines païennes et chrétiennes s’élèvent de grands cyprès que domine la tour Saint-Honorat ; cet ancien ossuaire abrita jadis les ossements des preux de Charlemagne.

Nous traversons les marais d’Arles sur un viaduc qui me semble immense. Je n’ai pas à vous faire, mon cher Armand, l’historique des magnifiques constructions sur lesquelles passent les trains, sans quoi je vous dirais les difficultés que la main de l’homme a dû surmonter pour creuser, percer, remblayer, traverser : ici des montagnes et des ravins, là des rochers et le terres mouvantes d’un marais ; je vous dirais que telle ou telle construction a tant de longueur, tant de hauteur, etc., etc. ; mais comme j’ignore complètement la technique de messieurs les entrepreneurs, que d’ailleurs je ne suis pas plus arpenteur que vous vérificateur, je laisse aux gens spéciaux le soin de vous instruire de ces détails ; la vapeur qui nous traîne à sa suite fait de si grands pas, qu’à moins d’avoir aux jambes les bottes de l’Ogre pour la rattraper, il m’est interdit de m’arrêter en chemin. Ce que je vais tâcher de vous dire c’est ce que j’ai éprouvé à la vue de ce beau pays de Provence, que je ne m’attendais pas à voir si vert et si fleuri. Il doit vous importer fort peu que je sois passé par telle ou telle station, à tant de kilomètres de telle autre station ; d’ailleurs, je vous le répète, je ne suis pas arpenteur, je suis tout simplement un pauvre voyageur observant beaucoup parce qu’il a beaucoup à apprendre. Eloigné de mes frères d’affection, je tâche de me rapprocher d’eux par la pensée en leur montrant ce que je vois, en leur traduisant par des mots décousus mes sensations les plus intimes.

En écrivant cette observation nécessaire pour faire accepter mon peu d’érudition, nous étions encore, je crois, sur le viaduc d’Arles ; maintenant nous sommes dans la plaine de la Crau : désert sans fin, car il se confond avec le ciel à l’horizon. On voit que l’homme a fait là de vaines tentatives pour faire rendre à la terre ingrate les quelques semences qu’il lui a confiées, car presque partout la nature a vaincu l’homme ; et ses sueurs et ses peines ont été peines et sueurs perdues, il ne pousse ici que des pierre !

Cependant à droite reparaît le marais et, avec lui, un peu de végétation ; à gauche un étang, celui d’Entressen si j’en crois la proximité avec la station de ce nom. Peu à peu le terrain s’élève, s’élève et finit par prendre la dimension d’une montagne dont le tuf roussâtre nourrit quelques vignes rampantes.

En haut des oliviers, par dix, puis par vingt, par cent, par mille, des champs d’oliviers enfin, les premiers que nous ayons vu ainsi rassemblés. Les pierres blanches de la Crau cessent de sabler le sol ; le désert est maintenant loin, bien loin derrière nous.

Nous traversons à grande vitesse le canal de Craponne et nous entrons dans la délicieuse vallée de Saint-Chamas. La petite ville qu’on aperçoit au fond d’une fraîche corbeille de verdure, étalant aux rayons du soleil ses jolies habitations pittoresques et pimpantes, fait de ce ravissant pays la plus charmante oasis de la Provence.

Ce grand rocher est celui de Miramas, tout béant de cavernes ; ces ruines qui se dressent fièrement sur sa croupe fleurie sont celles du château de ce nom. Cet ermitage dont la croix se détache sur la sombre verdure des chênes verts et des oliviers emprunte aussi son nom à Saint-Chamas. Un peu plus loin l’étang de Berre attire le regard par ses reflets miroitants ; et, à l’horizon, des montagnes brumeuses et des roches calcaires terminent ce beau point de vue, l’un des plus complets que je sache.

Après avoir franchi la Touloubre, à l’aide d’un viaduc d’une prodigieuse longueur, nous tombons dans un paysage sévère et triste ; de temps en temps le convoi s’enfonce dans des tranchées profondes pour traverser ensuite de grandes landes incultes. Peu à peu, cependant, les traces de cultures reparaissent ; nous tournons l’étang de Berre, que nous apercevions déjà à Saint-Chamas, et nous gagnons Rognac en descendant une plaine fertile au delà de laquelle l’œil se repose avec plaisir sur les rochers fantastiques de l’Escalion. J’ai dit avec plaisir parce que derrière cette chaîne est Marseille.

Mais où sommes-nous ? Des rochers taillés à vif nous pressent de chaque côté, leur sombre couleur doit être celle des portes de l’enfer ; l’ombre s’épaissit, le ciel disparaît, et, comme au théâtre des boulevards, la nuit se fait tout à coup. Pendant près d’un quart d’heure nous marchons dans la plus complète obscurité.

Au premier moment la surprise est telle, que beaucoup de femmes qui voyagent pour la première fois sur le chemin de fer et qui ignorent l’existence des tunnels ne songent pas à avoir peur ; mais, après deux minutes de cette course au travers des ténèbres les plus épaisses, la frayeur domine la surprise, et, au bout de cinq minutes, la panique est au comble et se manifeste par des cris aigus que poussent les enfants. Pour ces voyageurs inexpérimentés, l’obscurité, le roulement sonore du train sur les rails, le sifflement de la vapeur frappant les parois de la voûte, les cris perçant de leurs voisins, tout cet ensemble de bruits étourdissants fait de ce passage une chose terrible.

Pour moi et pour quelques colons au fait de l’incident, ce n’est qu’un sujet de curieuse et amusante observation.

Enfin le jour reparaît peu à peu, et, lorsque nous sortons de la gueule du souterrain, toute hérissée de rochers qui semblent la ténébreuse mâchoire du monstre, quand nous revoyons sur nos têtes le ciel bleu et les nuages dorés et sous nos pieds de beaux tapis verts et de grands buissons tout couverts de roses, un immense soupir de bien-être sort de toutes les poitrines ; les enfants montrent leurs petites têtes échevelées qu’ils avaient cachées dans les bras ou les genoux de leurs mères, et nous apprenons que le fameux souterrain dont nous venons de sortir est le tunnel de la Nerthe.

Encore un viaduc, après lequel se trouve la station de l’Estaque où nous nous arrêtons un instant.

De ce point la vue est délicieuse : sur une rampe fleurie, l’œil embrasse toute la plaine, semée ici de champs d’oliviers, là de bouquets de pins ; coupée, de ci, de là, par de frais ruisseaux, de charmantes bastides ombragées de vignes folles ; et, au bout de tout cela, la mer dont j’aperçois les eaux bleues pour la première fois ; puis Marseille, dominée par le fort de Notre-Dame-de-la-Garde, qui élève sa chapelle sur des montagnes grises en amphithéâtre.

Mais le sifflet se fait entendre et la cheminée de la locomotive recommence à frapper l’air de ses soupirs intermittents ; nous remontons. Nous passons encore sur deux viaducs, celui des Riaux et celui de Château-Follet, puis nous entrons dans de profondes tranchées de sables argileux qui servent à la fabrication des briques et des tuiles, principale industrie des habitants du pays.

En cet endroit Marseille disparaît derrière un des chaînons de l’Estaque qui s’avance dans la mer. Nous franchissons vivement le tunnel de Saint-Louis, dont les sombres flancs de pierre ramène l’effroi sur les visages ; mais ce n’est qu’une impression passagère aussitôt détruite que ressentie : car, avec le soleil, nous entrons dans une vallée ravissante, dont la vue est de tous côtés délicieuse ; c’est la vallée des Aygalades et le viaduc du même nom.

A peine avons-nous le temps de jeter un rapide coup d’œil sur les beautés de cette vallée, qu’il nous faut porter nos regards sur d’autres beautés qui les appellent ; et ainsi d’Arles à Marseille la progressive succession de ces admirables campagnes ne nous permet pas un instant de laisser notre admiration en repos.

Encore maintenant nous ne voyons de tous côtés que prés verts, gaies fontaines, châteaux, villas, bastides. Après la tranchée de Sainte-Marthe, au sortir de laquelle on traverse une colline de sable coiffée en pointe d’un joli petit bouquet de pins, le train diminue de vitesse, nous arrivons sur une immense esplanade d’où nous découvrons Marseille, et la mer, et le haut de la forêt de mâts de son port : nous sommes au débarcadère.

Toujours dans le même ordre nous descendons, nous sommes reçus par un monsieur ceint d’une écharpe et que je suppose être un commissaire quelconque. Puis, drapeau en tête, la colonne suit ce monsieur, qui nous conduit au vieux Lazaret où nous devons être logés ; la ville, mécontente à juste titre de la conduite des convois précédents, a refusé des billets de logement chez les bourgeois.

Nous sommes accompagnés jusqu’au Lazaret par une affluence considérable de Marseillais endimanchés se tenant à distance comme on le ferait pour des bêtes fauves. Les habits neufs de cette foule d’oisifs font un remarquable contraste avec les costumes plus que pittoresques dont la plupart de nous sont revêtus. Cette longue file de pauvres diables fatigués par un long voyage, ces paquet de toute nature qu’ils portent, ce grand nombre d’enfants mal nippés, font encore ressortir la minutieuse propreté des fils de la cité phocéenne ; ils nous regardent en pitié, ils ont raison, doublement raison.

Le vieux Lazaret est habituellement occupé par des chevaux, des bestiaux de la manutention ou des colis de diverses natures ; c’est un vaste réseau de voûtes sombres et basses qu’éclaire par-ci par-là un pâle réverbère. A notre arrivée, on s’est hâté de repousser le vieux fumier et de jeter sur la terre humide un fumier un peu plus frais ; c’est dans cette écurie que nous devons rester jusqu’à ce que la frégate qui doit nous embarquer soit au mouillage.

A la vue de notre nouveau local, je regarde ma femme, dont les yeux interrogent les miens, nous nous comprenons, et, sans rien dire, nous sortons du Lazaret pour aller en ville chercher un trou un peu plus propre. Jusqu’à présent, vous l’avez dû remarquer comme moi, nous n’avons pas eu à nous louer beaucoup de la manière dont le hasard nous a logé ; à Lyon, nous n’étions pas bien, mais encore était-ce en quelque lieu qui ressemblait à une chambre ; à Arles, c’est dans un grenier, sur une simple paillasse ; ici, c’est dans une écurie, sur la paille. Si le crescendo continue, que sera-ce donc en Afrique ? Sur les bateaux de l’administration, nous avions du pain blanc ; sur les Vapeurs de la Seine et du Rhône, ce fut du pain bis qu’on nous donna ; à Arles, nous eûmes du pain si noir et si mauvais que beaucoup de femmes ne purent en manger ; cette succession de malaises fait faire à plusieurs de tristes réflexions, et j’entends dire à quelques colons que, si cela continue ainsi, ils n’iront pas plus loin.

Nous prenons notre direction vers l’intérieur de la ville, dont les rues, presque désertes, sans boutiques, étroites, mal éclairées, ont un cachet de tristesse qui me frappe tout d’abord. C’est qu’aujourd’hui c’est dimanche, et que le dimanche, à Marseille, tous les habitants sont aux bastides. Ce qui ne contribue pas peu à donner aux rues cet aspect glacial que j’ai remarqué, c’est que tous les rez-de-chaussée sont fortement défendus par d’épais et nombreux barreaux de fer qui font de chaque fenêtre autant de cages par lesquelles le joue ne pénètre que tamisé. Ces grillages sont renflés à leur base, à l’instar des vieilles devantures de nos anciennes boulangers parisiens. Cette précaution parle peu en faveur de la confiance marseillaise. A première vue, l’on pourrait croire les salles basses de Marseille habitées par autant de mitrons retirés conservant religieusement comme enseigne ou comme souvenir de leur profession le grillage ventru de la tradition.

Dans les anciens quartiers il y a peu de portes cochères, aussi peu d’allées ; les portes sont toutes soigneusement fermées ; de brillants marteaux de cuivre plus ou moins ouvrés, des boutons et des poignées du même métal donnent aux passants étrangers la mesure de propreté des propriétaires ; tout cela est roide comme la ligne droite, froid comme le marbre, et muet comme la tombe, malgré la plaque qui indique parfois que là vit monsieur tel ou tel. On devine aisément que le cœur des habitants de cette ville de trafic est un mélange de passif et d’actif.

J’aurais mauvaise grâce cependant à insinuer que les Marseillais sont gens sans cœur ; il me suffit de me rappeler l’accueil qui nous fut fait par M. andiol, l’un des premiers tailleurs de Marseille. Ce monsieur, que je vis pour la première fois à l’atelier de Loubon lorsque j’allai embrasser celui-ci, écouta avec intérêt le récit de notre fatigant voyage. Lorsque je retournai le lendemain à l’atelier, il s’y trouvait encore ; et il n’est pas de propositions aimables qu’il ne m’ait faites pour ma femme et moi, au nom de sa femme et au sien. Je ne crus devoir accepter que la moitié de ses offres obligeantes ; et, lorsque je quittai ces excellentes gens, il me sembla quitter des amis de dix ans. C’est qu’aussi Marseille est notre dernière station sur la terre de France, c’est que de longtemps, ces mains qui serrèrent les miennes ne seront plus à ma portée, heureusement qu’une remarque consolante vient adoucir l’amertume de cette dernière pensée : j’ai rencontré de bonnes gens un peu partout ! Je suis heureux de pouvoir jalonner mon voyage par d’aussi doux souvenirs. Je le répète, à Marseille comme ailleurs, on trouve des gens de cœur, mais individuellement, car la masse semble avant tout trafiquante ;  et quand je regarde un Marseillais, je cherche toujours sous son chapeau et aux talons de ses bottes les ailes de Mercure. Vous me direz que cela n’empêche pas les sentiments !…

Comme à Lyon, comme à Arles, nous voici lancés dans un labyrinthe de rues dont nous ignorons les aboutissants. Nous ne voulons pas descendre dans une simple auberge, parce que, dans une ville maritime, la clientèle de ces sortes de maisons est un peu plus que mêlée ; nous n’osons pas non plus prendre gîte dans un hôtel à réputation, parce que l’état de nos finances s’y oppose. Pressés de prendre un parti, et ne voulant pas faire de chemin inutile, nous posons nos paquets sur une borne et nous ouvrons la délibération.

En ce moment nous sommes accostés par un monsieur, qui, à notre air embarrassé, à nos paquets, à nos costumes, devinant qui nous sommes, et ce dont il s’agit, nous aborde franchement par ces quelques mots dits avec l’accent provençal le plus prononcé :

--Vous êtes colons, vous arrivez et vous cherchez un hôtel ?

--c’est vrai, monsieur.

--Eh bien ! si vous voulez me suivre, je vais vous mener dans une maison où vous serez bien, et où vous ne ferez que la dépense qu’il vous plaira de faire.

--Très volontiers, monsieur, nous vous en serons infiniment obligés.

--Il n’y a pas de quoi, je n’ai rien à faire aujourd’hui dimanche. J’irai au café un peu plus tard, et tout sera dit. Venez avec moi.

Et ce brave homme, prenant le sac de nuit des mains de ma femme, nous mène parmi les petites rues, dans la rue de l’Arbre, à l’Hôtel du globe ; nous faisons notre prix, on nous montre notre chambre, et ce n’est que lorsque ce monsieur s’est parfaitement assuré que nous serons convenablement traités et à bon compte qu’il nous quitte en nous promettant de nous venir voir avant notre départ.

Je ne saurais trop vous dire, mon cher ami, combien nous fûmes heureux de nous trouver seuls chez nous, loin du brouhaha fatigant du convoi. Ce n’est pas non plus sans une certaine émotion de plaisir que je me sais à Marseille ; et, malgré les labeurs de cette journée si remplie, je m’endors en désirant d’être déjà au lendemain pour aller voir le port, le Cours et la fameuse Canebière.

(A suivre)

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