Histoire avant 1848
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Vie des Communautés
Centenaire 1914-1918

ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie

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Lundi 4 décembre 1848

Je ne vous ferai pas faire, mon cher Armand, une promenade ennuyeuse dans les rues de Marseille ; cette ville a été trop souvent et trop bien décrite, pour que l’on ose le faire ici. Je ne l’ai d’ailleurs que très peu parcourue ; et qu’ai-je vu ? Des quartiers qui ne diffèrent de certains quartiers de Paris que parce qu’ils ne portent pas les mêmes noms ; les uns, paisiblement habités par la bourgeoisie haute et basse ; les autres, bruyants, actifs, animés par le commerce grand et petit ; puis un assez vilain théâtre, et un assez beau marché ; puis la Bourse, affreuse baraque en planches, peintes et découpées en style quasi mauresque, dont l’ensemble est d’un mauvais goût parfait ; puis le cours, vaste suite de parallélogrammes de bitume, entourés d’arbres, commençant par un tout petit arc de triomphe élevé, je crois, à la mémoire du vainqueur du Trocadéro et finissant par un tout petit obélisque ; puis la Canebière, que je cherchais encore en me promenant sur ses trottoirs ; puis enfin le port, qui seul attira véritablement mon attention ; car, selon moi, le port : c’est Marseille !

Je l’avoue, je fus complètement captivé ; cette multitude de bâtiments de toutes nations, de toutes formes et de toutes grandeurs ; tous ces ouvriers, tous ces matelots, tous ces pêcheurs aussi goudronnés que leurs barques ; toutes ces denrées, toutes ces marchandises, tous ces ballots que l’on heurte et par lesquels on est heurté ; tous ces costumes se confondant en une seule et même livrée, celle du travail ; l’incessante activité de tous ces gens, hommes et femmes, qui vont et viennent, crient et jurent, ne commençant jamais une affaire ou une corvée sans allumer un cigare ou une pipe ; cette forte odeur de goudron qui vous prend fortement à la gorge ; ces câbles dans lesquels on s’embarrasse, ces montagnes de barriques huileuses, de caisses grasses, ces amas effrayants de morues salées ; et, le long de tout cela, échelonnés de distance en distance, les douaniers à l’œil vigilant, se promenant lentement les mains au dos, regardant tout, sondant tout ; puis, du côté de la ville, des rues borgnes, étroites, montueuses, traversées de ruelles sales et sombres, où, tandis qu’on fait de son mieux pour éviter du pied les dégoûtants amas d’immondices, on se cogne la tête aux horribles lanternes des logeurs à la nuit (car c’est dans ces rues malsaines, dans ces bouges infects que les matelots de l’Etat, avec ceux de la marine marchande, viennent se reposer des fatigues et de la monotonie d’une longue traversée et goûter les délices de la vie de terre) ; tout cela étonne les sens et occupe vaguement l’esprit , en l’enivrant.

Heureusement que lorsque l’œil est las de suivre ces longues enfilades de noires et fétides maisons, où chaque fenêtre étale ses filets ou ses haillons, il peut se reposer avec bonheur sur un ciel presque toujours bleu, sur une grande nappe de mer coupée en tous sens par des embarcations coquettement pavoisées, et, enfin, sur la montagne où est assise la chapelle vouée à Notre-Dame-de-la-Garde.

Voilà à peu près tout ce que je voulus voir de Marseille à Marseille ; n’ayant que peu de temps à passer devant chaque chose, je n’ai pu en prendre une bien exacte connaissance. Il se peut du reste que la faible description que je me permets de vous en faire ici soit peu dans le sens de la vérité pour vous et pour bien d’autres ; quant à moi, qui ne trace qu’un naïf décalque de mes impressions, je ne puis saisir que l’effet d’ensemble. Je ne veux cependant pas terminer ce paragraphe sans vous dire qu’aux reflets dorés du soleil couchant le fort est d’une magnifique couleur ; vu de loin, avec les navires qui se balancent à ses pieds, sous cette grande étendue de ciel qui lui fait rideau de fond et les grandes zones bleues de la Méditerranée, il ferait une splendide décoration de théâtre.

Ce matin je suis allé voir Loubon, dont vous avez dû souvent remarquer au Salon les compositions gracieuses. Comment vous dire, mon cher Armand, le plaisir que j’éprouvai à serrer une main amie, à me retrouver dans un atelier de peintre, à revoir finis à Marseille des tableaux que j’avais vu ébaucher à Paris, à revoir enfin ces mille riens qu’on ne voit que chez les artistes ou chez les antiquaires ; et puis cette bonne odeur de peinture fraîche qu’on ne sent que chez les peintres, pour moi qui depuis tant de jours n’avait respiré que l’asphyxiante odeur des bateaux ! Ce fut une sensation délicieuse. Et puis parler de celui-ci, de celui-là, de Paris, de ce qu’on y a laissé, de ce qu’on espère y retrouver si jamais on y retourne ; c’est futile peut-être, mais c’est bien doux, allez !

Entre deux cigarettes, j’ai appris la cause de la mauvaise volonté générale des Marseillais à notre endroit ; voici : il paraît qu’aux derniers passages beaucoup de colons se vantèrent d’avoir pris une part active à l’insurrection marseillaise en juin ; malgré cela on délivra des billets de logement ; beaucoup de ceux qui les acceptèrent se conduisirent si mal chez les bourgeois, que le convoi qui précéda celui que nous remplaçons au Lazaret fut conduit sous escorte par les rues de la vieille ville jusqu’à la Bourse, où on les coucha, et où ils firent de si ignobles dégâts, qu’à notre arrivée le conseil municipal irrité refusa net de nous loger.

Il est vraiment bien mal à ceux de nos frères qui nous précèdent sur la route de l’avenir, de laisser sur leur passage des témoignages si défavorables à la colonie en général et aux colons en particulier. Comment, sur notre chemin nous mangeons le pain des contribuables, et nous les insultons ! Nous recevons l’hospitalité d’une cité, et nous commettons de tels actes que cette cité se voit obligée de nous fermer ses portes ! Qu’arrive-t-il, aussi ! c’est que pour bien des gens colon est le synonyme de bandit, et que la masse croit les colons formés du rebut des classes les plus misérables et les plus viles de la société parisienne.

C’est avec peine que je l’avoue, mais beaucoup d’entre nous méritent la réprobation qui nous devance et qui nous suit. J’ai vu, à Arles, les habitants obligés de ramener à l’embarcadère des hommes et même des femmes de notre convoi dans un ignoble état d’ivresse.

Quelle opinion voulez-vous que ces gens, qui sont déjà très prévenus contre nous, portent sur notre moralité, lorsque, dans une seule matinée, ils ramassent dans leurs rues dix colons ivres morts ! ils disent que le convoi n’est composé que de soulards, et ceux qui viendront ensuite réclamer l’hospitalité seront jetés dehors ; le mépris ne leur sera pas épargné ; c’est ainsi que les bons payent les fautes des mauvais, et c’est ce qui excuse jusqu’à un certain point la réception qu’on nous fit presque partout.

J’ai été ce soir au Lazaret ; il n’y est point parvenu d’ordres relatifs au départ, peut-être sera-ce pour demain ou après-demain. Les frégates de l’Etat sont toutes au service des troupes que l’on doit faire entrer en Italie à propos de l’expulsion du pape. Les colons que nous avons remplacés au Lazaret sont à bord du Labrador, qui attend son entier chargement pour chauffer et prendre le large.

Au Lazaret, les colons se plaignent d’être plus mal que des chiens au chenil, n’ayant pas suffisamment de paille pour garantir leurs membres du contact de la terre humide ; le fait est que c’est pitié de voir ces pauvres femmes entourées de leurs enfants sur cette mince litière, dont l’odeur fétide se mêle à l’odeur qui les a suivis des bateaux. Je quitte au plus vite cette horrible exhibition d’une misère intime, et c’est presque avec plaisir que je me retrouve dans ces affreuses petites ruelles dont je vous parlais plus haut.

Je rentre à l’hôtel tout attristé de ce que je viens de voir, m’estimant fort heureux de pouvoir, grâce à quelques francs, éviter à ma femme et à mon enfant cette nouvelle et pénible épreuve.

Mardi 5 décembre 1848

Ce matin, en me promenant sur le port, je rencontre quelques colons influents du convoi, ils m’invitent à me rendre à une heure au café de la Coix-de-Malte pour rédiger une lettre à l’adresse des officiers qui nous ont conduits. (Cette lettre a dû être publiée par Le Siècle.)

En attendant l’heure du rendez-vous je vais finir quelques lettres commencées. Quand je sors de chez moi il est une heure, le ciel est gris, le mistral souffle, et, malgré sa violence, le pavé des rues est couvert de boue. A Marseille il n’y a pas de milieu entre la boue et la poussière : on y rentre noir de l’une ou de l’autre. En sortant du café je vais au Lazaret, où j’apprends que la frégate Le Cacique vient d’entrer dans le port et doit nous emmener demain matin. Nous devons nous embarquer ce soir et coucher à bord afin d’être prêt à lever l’ancre de bonne heure.

J’ai oublié, mon cher ami, de vous dire qu’à Marseille on ne se mêlait plus de la nourriture des colons, qu’on leur allouait simplement à chacun un franc par jour dont ils disposent à leur gré. Comme aux autres, le chef de bateau me remet mon prêt.

En quittant le Lazaret, je vais frapper à la porte de Loubon chez qui je trouve M. Andiol, dont je vous ai déjà parlé ; il me fait promettre d’aller dîner ce soir chez lui avec ma famille. Je ne m’engage qu’après avoir longtemps résisté à ses instances. Je retourne à l’hôtel avertir ma femme et prendre mes bagages que je porte à bord du Cacique, où j’obtiens de ne m’embarquer que demain matin.

Je sors de chez M. Andiol ; j’ai passé dans sa famille une délicieuse soirée ; les manières distinguées et le ton affectueux de ces excellentes gens font un tel contraste avec les allures plus que franches de mes compagnons de voyage, que je me trouve un instant presque dépaysé au milieu d’un monde qui n’est plus celui des bateaux ; et, si je crois vous l’avoir dit, lorsqu’il nous faut dire adieu à nos nouveaux amis, il nous semble que nous quittons de vieilles connaissances.

L’hôtel de l’Arbre nous abrita encore cette nuit, n’ayant pas voulu profiter de l’hospitalité tout entière que nous offrait M. Andiol, et le lendemain nous étions à six heures à bord du Cacique.

Mercredi 6 décembre 1848

Quelle belle chose qu’un navire ! Quel ordre ! Quelle propreté ! A huit heures une pluie fine et serrée commence à tomber. On fait l’appel ; quelques-uns ne répondent pas à leurs noms, deux colons célibataires ont fait dire qu’ils ne voulaient pas aller plus loin. Pendant l’appel on embarque nos gros bagages. C’est pitié vraiment de voir ces pauvres caisses, combien il y en a de défoncées, d’écornées ! Ces pauvres matelas surtout, comme ils sont mouillés par la pluie, tachés par la boue, perdant leur laine par de béants et nombreux accrocs. Enfin, à grand-peine, tout cela est arrimé à tribord et à bâbord ; chacun cherche à découvrir au passage ce qui lui appartient et à constater le plus ou moins d’avaries. Le chargement est terminé, on recouvre le tout de vieilles voiles hors de service, et l’on fait l’appel de l’équipage ; en ce moment on ramène à bord un matelot qui, pour tromper plus facilement les hommes de garde et passer la nuit à terre, a pris, la veille, le costume d’un colon. Le malheureux est tellement ivre qu’on est obligé de le soutenir sous les bras pour qu’il ne tombe pas sur le pont ; on le conduit aux fers.

Avant de me dire adieu, M. d’Héricourt me fait une dernière gracieuseté en nous recommandant chaudement à l’un des officiers du bord, M. Ménars, qui fut pour nous d’une rare complaisance.

Loubon vient sur le navire me serrer la main encore une fois, ce dernier ami qu’il me faut quitter, cette dernière accolade donnée en prononçant le triste mot adieu, rouvre dans mon cœur une source intarissable de souvenirs dont la raison n’est pas toujours maîtresse. Enfin à midi nous tournons lentement sur notre quille en nous éloignant peu à peu des bâtiments mouillés près de nous ; nous prenons le large. La pluie a cessé. La mer est superbe. Nous ressentons un balancement sensible de droite à gauche, puis d’avant en arrière ; les maisons du port semblent faire de continuelles révérences : c’est l’effet du tangage qui se prononce de plus en plus. Nous ne pouvons plus guère marcher sans nous accrocher à tout ce qui est près de nous ; souvent à notre voisin, dont les jambes ne sont pas plus solides que les nôtres.

En sortant du port, les détenus du fort nous saluent du cri de : « Vivent les Colons ! » auquel nous répondons par celui de : « Vive la République ! » On sonne le déjeuner. L’organisation des bateaux est maintenue à bord, et la distribution se fait par groupes. J’avais tant entendu dire qu’il fallait beaucoup manger pour ne pas être malade en mer, que j’étais résolu à dévorer tout ce qu’on me présenterait ; mais j’avoue qu’à la vue des vivres, du contenu et surtout du contenant, mon appétit tomba tout à coup, et, dussiez-vous me trouver bien difficile pour un colon, je ne crains pas d’avouer que ces haricots nageant dans d’immenses baquets me dégoûtèrent des haricots ! Il y en avait partout, sur les doigts de ceux qui les apportaient, sur leurs habits, sur leurs souliers. Je l’avoue encore, je dus en rabattre beaucoup de mes prétentions gloutonnes ; et puis le biscuit, dans lequel je trouvais un ver ! Je le montrai à un matelot, qui me dit sans rire : « Peuh ! tant que le ver il est vivant, c’est bon ; mais quand l’astic il est crevé, oh ! c’est une différence qui n’est pas la même, il n’en faut plus ! »

Bien qu’ayant reconnu que le ver constaté était bien vivant, je jetai le biscuit par-dessus le bastingage et j’attaquai vivement notre panier aux provisions.

Remarquez, mon ami, qu’ici je n’accuse personne de mes répugnances, quelques motivées qu’elles soient par mes anciennes habitudes ; habitudes avec lesquelles je m’efforce de divorcer tous les jours un peu. Je dois cependant me défendre contre la pensée qui pourra vous venir, à savoir : que je ne sais pas assez m’accommoder des détails de ma position. Je répondrai à ceci que je ne fus pas seul à manifester cette répugnance ; beaucoup, en apparence moins habitués que moi à un certain bien-être, ne purent la réprimer. Ensuite, je vous dirai que je consentirais volontiers à manger tous les jours des pommes de terre pourvu qu’elles fussent saines et servies proprement.

Maintenant que je me crois suffisamment lesté et prêt à tout événement, analysons ensemble la physionomie du convoi en mer.

Malgré les saillies plus ou moins drôles sur le déjeuner, pris un à un les colons ont l’air triste ; ils comprennent qu’en mettant le pied sur la frégate ils disent un long adieu à la France et aux affections qu’ils y laissent. Les espérances de l’avenir se taisent pour faire place aux souvenirs du passé. J’en suis certain, beaucoup ont hésité avant d’aller plus loin ; car, moi-même, bien que mon parti fût irrévocablement pris, j’eus un instant d’irrésolution pendant lequel je repassai dans ma tête les chances de réussite en me demandant : Fais-je bien ? Fais-je mal ?…

Les femmes, qui sont dans la batterie, paraissent généralement plus affectées que les hommes ; beaucoup pleurent sur leurs enfants. Il est, dit-on, si difficile pour ces pauvres petites créatures de s’acclimater dans le pays où nous allons, que les cimetières sont couverts de tombeaux d’enfants ! ! ! Mon Dieu, quelle responsabilité, si mon Charles !…

Je suis tiré de mes tristes réflexions par un violent coup de tangage qui fait chavirer tout le monde, puis un second, puis un troisième ; alors seulement j’aperçois les baquets que les matelots ont placés de distance en distance. Cette vue est écœurante . Chacun met en évidence les citrons dont il a fait ample provision. Tout à coup les colons se portent sur la gauche de la frégate : nous sommes en vue du château d’If, connu de beaucoup d’entre eux par les romans plutôt que par l’histoire. J’entends quelques colons dire d’un air fâché qu’ils ne reconnaissent pas surtout la décoration qu’ils ont vue dans Monte-Christo au Théâtre-Historique. La plate-forme est couverte de détenus qui chantent La Marseillaise et agitent leurs mouchoirs en criant : Vivent les colons, vive la liberté.

Vive la liberté ! et ils sont sous les verrous, au milieu de la mer qui les enchaîne sur ce rocher plus sûrement que tous les anneaux possible. Vive la liberté ! ! ! Au fait nous crions bien vive la France et nous la quittons…

On appelle les chefs de famille pour leur distribuer, par tête, une couverture dans laquelle on pourra s’envelopper pour passer la nuit. Ma femme est restée avec moi sur le pont. M. Ménars vient nous voir et nous donner quelques conseils pour le moment critique où nous payerons à la mer notre tribut de première traversée. Ce moment ne doit pas être éloigné si j’en juge par la pâleur de mes voisins. Le tangage, quoique léger, produit son effet ; je mange sans trêve ; il arrive pourtant un moment où tout me semble si fade, qu’il m’est impossible de continuer. Je veux fumer ; mon cigare s’éteint dans ma bouche, et malgré moi, mes lèvres le laissent échapper. Je veux me distraire ; je regarde la vaque au travers d’un sabord et je deviens plus malade. Sur mon passage mes voisins me montrent au doigt, se disant : « Comme il est pâle ». Je sens que cela va très mal, je me roidis contre l’effet, ne pouvant rien contre la cause, et je ne réussis qu’à constater mon état. Jusqu’à présent ma femme n’éprouve aucun malaise ; mon fils, qui s’abandonne au roulis, croit qu’on le fait jouer et rit de tout son cœur en se retenant à toutes les jambes qu’il rencontre ; ce bon et franc petit sourire me distrait un moment ; mais autour de moi, j’entends les efforts de ceux qui sont à la dernière période du mal, toutes les figures sont pâles et abattues. Pour m’achever, un colon, en passant à côté de moi, n’a pas le temps d’arriver au baquet qu’il cherche et se cramponne à moi pour se soulager. Un matelot vient me débarrasser de ce voisinage désagréable, mais il est trop tard ; mes jambes tremblent sous moi, une sueur froide me glace sous mes vêtements, une agitation nerveuse parcourt tout mon individu ; je mords avec frénésie dans un citron que je broie involontairement dans ma main ; j’entends de tous côtés faire des efforts, pousser des plaintes inarticulées ; des gémissements sans nom parviennent jusqu’à moi ; les tempes me battent ; mon sang bourdonne dans mes oreilles, j’ai un voile devant les yeux ; des eaux salées me montent à la bouche ; le cœur me tourne, c’est fini, je ne puis plus me retenir. En ce moment je me sens saisir par le bras;  on m’entraîne, je me laisse conduire. C’est M. Ménars qui me guettait obligeamment et qui me mène à l’ouverture d’un sabord.

Ma foi, mon cher Armand, je fis comme tout le monde ; pendant un moment l’on m’eût plutôt tué sur place que de me faire bouger. Cependant peu à peu l’intelligence de mon état me revint. J’entendis les colons chanter leur chant favori, puis je remarquai qu’insensiblement le nombre de voix diminuait, diminuait tellement, qu’il n’y eut bientôt plus qu’un seul chanteur. Encore ne put-il pas aller jusqu’au bout de la strophe commencée.

Et puis les gémissements dominèrent seuls le bruit de la lame.

Dès ce moment je recommençai à compter mes chemises, comme disent les marins ; j’en fis trois paquet et je sentis qu’on me jetait une couverture sur le dos, puis qu’on me couchait sur d’autres couvertures, puis enfin je n’entendis plus qu’un bourdonnement confus. Je ne dormais pas, je ne veillais pas. Cet état d’inertie pendant lequel je ne songeais ni à personne, ni à moi-même, dura jusqu’au lendemain matin ; et encore, quand je voulus me lever, je fus obligé de m’y prendre à plusieurs fois, car j’avais encore le cœur un peu barbouillé et les jambes peu sûres. Néanmoins, je fis un effort pour aller savoir ce que ma femme et mon enfant étaient devenus.

Jeudi 7 décembre 1848

Dans le batterie, les caronades sont encombrées par les objets les plus étrangers les uns aux autres ; des châles, des bas, des couvertures, des chaussures de toutes façons sont accrochées au plafond ; des paniers, des sacs, des cabas, des paquets de toutes formes, de toutes couleurs jonchent le plancher ; c’est un spectacle des plus curieux. Parmi cet amalgame de bagages et de provisions, les femmes fatiguées par le mal de mer sont couchées les unes sur les autres, à peine enveloppées dans leurs couvertures, ne s’occupant plus de leurs enfants, aussi malades, aussi débraillés qu’elles. Des baquets sont entre elles ; l’air est vicié ; je me hâte de sortir de là ; en y restant, le mal de cœur me reprendrait certainement.

Je rencontre M. Ménars. Il me conduit dans sa chambre, où ma femme a passé la nuit sur son propre lit ; le docteur lui conseille de ne pas se lever encore aujourd’hui. Je remonte sur le pont, il fait grand jour. Beaucoup de colons sont encore sous l’influence du mal de mer, et restent étendus par terre enveloppés dans leurs couvertures ; on marche sur eux, ils ne bougent pas plus que s’ils étaient morts. Ceux qui sont levés portent encore sur leurs figures l’empreinte des souffrances de la veille ; les femmes surtout font peine à voir. Enfin le soleil vient à propos réchauffer tous ces fantômes, et, après le déjeuner, chacun ayant repris quelques forces nouvelles, sauf quelques pauvres hères que le malaise oblige à se traîner de place en place sans se trouver bien nulle part, le convoi reprend sa physionomie habituelle. Les causeries s’engagent, chacun plaisante son voisin sur la figure du jour précédent, le barillet est surtout le point de contact du plus grand nombre ; là, on se retrouve en allumant sa pipe et en se désaltérant.

Pour jouir plus facilement du splendide spectacle de la pleine mer, beaucoup de colons, hommes et femmes, se hissent sur les bagages et forment des groupes du plus piquant pittoresque. De temps en temps des cris s’élèvent, des bras se tendent dans une même direction. Qu’est-ce que cette chaîne de rochers ? Ce sont les côtes d’Espagne, Mayorque, Minorque ; puis, dans le sillage du navire, qu’est-ce qui saute donc ainsi ? Ce sont les marsouins à la curée, qui font, en sautant, briller au soleil les écailles ruisselantes de leur lourde cuirasse.

La journée se passe ainsi entre le ciel et l’eau ; la frégate file rapidement ; la mer est superbe, le soleil radieux ; sur les visages on lit le contentement d’être au terme du voyage. Car demain nous serons arrivés. Nous ignorons encore si nous toucherons à Alger ou à Cherchell ; les officiers inférieurs l’ignorent comme nous, ou ne jugent pas à propos de nous en instruire. Comme notre destination est plus près de Cherchell, et qu’en touchant à ce port nous éviterions de nouvelles fatigues, peut-être est-ce là qu’on nous abordera. Cependant, malgré les fatigues en perspective, tous, nous aimerions mieux descendre à Alger.

Enfin, le soleil descend peu à peu à l’horizon et finit par cacher ses derniers rayons derrière les eaux bleues. Les étoiles scintillent au ciel ; il fait complètement nuit. Ma femme est toujours malade ; je vais passer quelque temps près d’elle, et, lorsque je remonte sur le pont avec mon fils, la lune est levée et éclaire les colons enroulés dans leurs couvertures grises, et pressés les uns contre les autres. A mon tour je cherche une place pour la nuit ; mais tout est pris, je ne trouve plus le moindre petit coin. Partout où il y a un peu plus d’un pied de surface en largeur, il y a un colon.

J’en prends mon parti, je monte sur le plat bord ; et, mon Charles sur les bras, je me laisse aller à une mélancolique rêverie. Autour de moi le silence est profond, on n’entend que le bruit des pas réguliers des hommes de quart ; les lames me couvrent de leur poussière humide qu’argente la blanche clarté de la lune. Doucement balancé, l’enfant s’endort ; pauvre cher petit que berce le tangage, et qu’un seul coup de mer pourrait lancer dans l’éternité !…

Plus tard je me promène quelque temps sur le pont. Un officier, en faisant sa ronde, croit reconnaître sous la coiffe d’une femme endormie une figure de connaissance ; il se baisse, approche sa lanterne, et trouve, sous la bride mal attachée d’un bonnet trop petit, les favoris d’un matelot babordais, alors il déroule entièrement la couverture et le travestissement n’est plus douteux. C’est bien un matelot qui, pour tromper les ennuis d’une trop longue faction, a emprunté le bonnet d’une colonne obligeante, et, roulé dans une couverture, s’est mêlé au commun des martyrs. Pauvre homme ! On le conduit aux fers avec son bonnet ; quelle piteuse mine il fait, à moitié endormi, en passant devant ses camarades réveillés par ce microscopique événement.

Quant à moi, profitant de la place vide, je m’étends et mon enfant avec moi. Nous ne nous éveillons que le lendemain à six heures en vue des côtes d’Afrique. Maintenant on nous dit que c’est à Cherchell que nous allons débarquer.

Comme tous les yeux, les miens sont tournés vers cette nouvelle terre promise, que la distance nous présente sous un triste aspect. Je pense que, entre le jour du départ et celui de l’arrivée, dix-neuf jours se sont écoulés, en tout vingt et un jours. Nous avons perdu deux enfants, laissé à Nevers un pauvre malade, dans les eaux du canal un malheureux père de famille, une femme en couche à Saint-Andéol et des mécontents à Marseille.

Pour ma part, je ne veux pas récapituler ce que je laisse derrière moi !

Nous sommes arrivés, nos regards doivent maintenant se porter sur l’avenir. Une barque est là, j’y descends. A bientôt, mon ami, une autre lettre.

Vivant Beaucé

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