ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie
UNE BIEN BELLE OUVERTURE DE CHASSE
par Jean-Marie Garrigues
avec la collaboration de Aimé Vuillaume
Mon histoire commence en 1946, après la période des restrictions imposées par la deuxième guerre mondiale.
A cette époque, ma sœur aînée, Régine, était interne au pensionnat de Sainte-Marie des Champs à Oran. Chaque dimanche, avec mes parents, nous allions lui rendre visite et nous lui apportions quelques victuailles pour améliorer son ordinaire.
Seuls les femmes et les enfants étaient autorisés à pénétrer dans l’enceinte de cette institution religieuse. Mon père, Emile, était condamné à nous attendre dans la voiture, une Delahaye. J’avais à peine sept ans. Toutes les sœurs que nous rencontrions m’embrassaient comme du bon pain et n’étaient pas avares de compliments à mon égard. Je me sentais fier comme Artaban.
Ce dimanche, la religieuse qui nous accueillit nous fit savoir que nous ne pourrions pas voir Régine parce qu’elle était punie et avait été consignée. Grande fut notre déception. Aussi, après avoir déposé notre panier de nourriture, nous regagnâmes rapidement notre voiture. Mon père fut quelque peu surpris par la brièveté de notre visite. Une fois renseigné, il mit le moteur en marche et prit la direction de Sidi Ben Okba, un village situé à quelques kilomètres de Saint-Cloud. Nous allions chez notre cousin René Couret. Pour moi c’était une fête. La cousine, excellente pâtissière, préparait des gâteaux comme je les aimais, qu’elle servait avec un délicieux chocolat. J’en garde encore aujourd’hui le souvenir précis.
Comme pour nous remercier de notre passage, le cousin nous conduisit à l’étable où deux nichées de chiots nous attendaient. L’une était composée de bleus d’Auvergne et l’autre de braves corniauds.
« Prenez un chien chacun, je ne pourrai pas tous les garder », dit René en nous regardant.
Mon père, chasseur devant l’Eternel, ne se fit pas prier et jeta son dévolu sur bleu d’Auvergne qu’il baptisa du nom de Rousteau. Moi, devant l’insistance de mon cousin, je choisis un joli corniaud que j’ai appelé Crevette. Avoir un petit animal bien à moi me comblait de bonheur. J’étais le plus heureux du monde.
De retour à Noisy-les-Bains, nous reprîmes notre routine quotidienne. Les deux chiens grandissaient. Pour l’ouverture de la chasse, en septembre, mon père emmena Rousteau avec lui à Aflou, situé à environ soixante-dix kilomètres au sud de Tiaret, dans le Djebel Amour. C’était son terrain de chasse préféré. Il débordait d’activité. Malgré son dur métier de forgeron-mécanicien qu’il exerçait en face de chez Antoine Andraud et Félix Dubuche, il se livrait sans compter à sa passion pour la chasse. Quelques malaises cardiaques, qu’il cachait soigneusement à ma mère, l’avaient alerté à plusieurs reprises. Accompagné de deux ou trois copains il partait avec la Delahaye, les chiens et tout l’attirail pour Aflou d’où il revenait fatigué par le long périple et cette chasse en milieu difficile, mais néanmoins satisfait des résultats obtenus.
Autrement, il lui arrivait de traquer le gibier autour du village, notamment dans les vignes d’Aimé Vuillaume père.
Malheureusement, il est mort brutalement d’une angine de poitrine, au mois de mars 1949, alors qu’il revenait de Mostaganem. J’avais tout juste dix ans et j’allais apprendre durement à vivre, privé du soutien et de l’affection de mon père.
Ma mère, courageusement, tint le bar situé tout en haut de notre rue, à l’angle de la route de Mostaganem à Perrégaux, en face des jardins de la mairie. C’était une bâtisse dont elle n’était pas propriétaire. Pour une femme seule avec deux enfants la vie n’était pas facile.
Un dimanche matin du début du mois de septembre 1949, ce fut l’ouverture de la chasse. A 7 heures 30, ma mère et moi, accompagnés de nos deux chiens, nous partîmes ouvrir le café. Comme tous les matins, elle se rendit avec Rousteau au cimetière pour prier sur la tombe de mon père. Pendant ce temps le chien demeurait paisiblement couché contre la sépulture de son maître.
Après le retour de ma mère, quelques chasseurs qui faisaient l’ouverture dans les alentours immédiats du village vinrent boire un café au bar pour se donner du courage. Moi, je faisais mes devoirs sur une table, les deux chiens sagement couchés à mes pieds.
Il devait être 8 heures quand une salve de coups de feu retentit à proximité. Le gibier devait être abondant cette année. Je pensais à mon père tout en observant ma mère derrière le comptoir. Elle avait soudainement l’air triste et de ses yeux embués quelques larmes coulaient sur son beau visage.
J’étais très ému et étrangement absent, quand tout à coup, un cri pousser par ma mère me fit sursauter : « Mon fils ! Mon fils ! Viens voir ton chien. »
Crevette se tenait assis dans l’entrée. Il tenait fièrement serré dans sa gueule une belle perdrix rouge qu’il nous présentait. Aussitôt, je m’approchai du chien et tout en le caressant, je lui retirai sa prise qu’il semblait content de me donner. Je l’embrassai tellement j’étais heureux.
Ma mère déposa la perdrix dans un panier derrière le comptoir. Sans plus nous soucier de l’animal, nous continuâmes à vaquer à nos occupations.
Ainsi, sans que nous le remarquions, Crevette s’échappa à deux reprises et ramena chaque fois une perdrix. Les deux volatiles eurent tôt fait de rejoindre la première, mais ma mère s’inquiétait de ces exploits. Elle attacha le chien au pied d’une table pour l’empêcher de commettre d’autres méfaits : « Si un chasseur voit ce chien inconnu s’emparer de son gibier, il n’hésitera pas à lui tirer dessus », me dit-elle.
Comme j’étais enfant de chœur, je partis servir la messe de 11 heures. Aussitôt l’office religieux terminé, je revins aider ma mère au bistrot. C’était l’heure sacrée de l’anisette. Une dizaine de chasseurs assoiffés entrèrent pour compter leurs exploits et payer chacun leur tournée. J’avais le pressentiment que les trois perdrix rapportées par Crevette pouvaient avoir été tuées par l’un d’eux. Je baissais la tête vers le bac dans lequel je lavais les verres comme absorbé par ma tâche. J’entendis alors l’un des chasseurs, que je connaissais bien, dire aux autres : « Je suis sûr d’avoir culbuté trois perdrix et je n’en ai retrouvé aucune. Je me demande bien pourquoi. »
Le connaissant, ses compagnons échauffés par les anisettes se mirent à rire et à se moquer, déclenchant une hilarité générale qui énerva passablement notre homme.
Crevette, attaché à la table, écoutait assis et les oreilles dressées, le brouhaha des conversations et des rires. Il semblait amusé par les réactions de ce chasseur dépité à qui il avait joué un si vilain tour. Babines relevées découvrant ses dents, il donnait l’impression de rire tout en remuant vigoureusement la queue dans une attitude franchement provocatrice. Heureusement que personne ici ne songeait à observer et à interpréter ses mimiques.
A la fermeture du bar, à 13 heures, notre chasseur malheureux nous précédait pour se rendre chez lui, tout près de notre maison. Nous l’entendions maugréer, vexé par cette aventure, tandis que nous le suivions avec les trois perdrix au fond de notre panier, accompagnés par Crevette qui trottinait, tout guilleret.
Jean-Marie Garrigues et Aimé Vuillaume
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