ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie
DEUX JOURS A NOISY, CHRONIQUE D’UN VOYAGE
par Jean-Pierre Aldeguer et Félix Candéla
Notre voyage à Noisy en juin dernier semble déjà loin. Déjà quatre mois que nous sommes revenus, et pourtant il est là présent, dans la mémoire et dans le cœur comme si c’était hier.
Je dis nous car je voyageais avec mon cousin Félix, fils d’Adèle Sanchez et Gines Candéla, né dans une ferme des « Borgias » et venu en France, lui à l’âge de trois ans, en 1956.
En préliminaire, il y eut le voyage en bateau de Marseille à Alger et le séjour dans la « Ville blanche ».
Il nous était important de faire ce voyage en bateau, retrouver l’ambiance des « traversées » faites dans ma jeunesse, être sur la mer entre ici et là-bas, s’éloigner d’une terre, se rapprocher de l’autre (De quelle terre somme-nous ?), et ainsi au fil des heures laisser venir les souvenirs.
Puis au matin, depuis le pont, nous avons imaginé et découvert Alger, la ville blanche, les collines, les minarets. Nous ne connaissions pas la ville et y avons passé les quatre premiers jours, histoire de nous mettre dans le bain, de visiter la Casbah, de verser les premières larmes devant tous les ex-votos de Notre-Dame d’Afrique, magnifique basilique superbement réhabilitée. Puis Bab el Oued, Tipasa et des visites à des amis. Nous logions au Centre d’études diocésain, belle grande villa qui domine le port et jamais nous ne nous sommes sentis étrangers. Bien au contraire, c’étaient des sentiments de fraternité qui nous étaient tout au long de la journée exprimés, dans les rues, le taxi, le petit restaurant, le coiffeur…
Dans une voiture de location nous avons rejoint Mostaganem par l’autoroute… avec un détour, bien sûr, par Noisy.
Paysages, ambiances, il y avait ce que je reconnaissais (par exemple la vaste plaine marécageuse entre Noisy et Perrégaux, ses couleurs de boue sèche et au loin les collines basses toutes jaunies, puis les fameux « sept marabouts », les grands eucalyptus le long de la route qui montait qui montait à Noisy) et ce que je ne reconnaissais pas, les hameaux nouveaux qui s’étaient établis de-ci de-là, certainement d’anciens douars, les vastes étendues de serres de plastique qui couvraient les anciennes vignes…
Mais peu importe, nous étions heureux d’avoir trouvé le village avec juste une vieille carte Michelin du temps où tous les noms étaient écrits en français.
Nous passons au centre du village devant la salle des fêtes, direction La Stidia ; deux rues à gauche, ma rue, la rue du figuier, nous passons devant la maison Ségalas, toute belle, elle vient d’être repeinte. J’aperçois ce qui était notre maison, je reconnais la terrasse, la porte d’entrée de l’épicerie de mon père. Tout autour, par contre, beaucoup de changements : la cour de monsieur Herrero comme celle des Albaracine et leur jardin accueillent à présent des petits immeubles avec des façades qui semblent toujours en chantier.
Il fait chaud, j’hésite à ce que nous nous arrêtions et sortions de la voiture, je sens mon cœur trop fragile.
Nous montons au cimetière, il est dans un état déplorable*. Le cœur est encore plus serré.
Un dernier tour au village et nous prenons la route de Mostaganem. On nous y attend et nous reviendrons à Noisy demain.
En montant la côte vers la briqueterie Bernal, toujours en activité, je propose à Félix de s’arrêter pour regarder le panorama. Je veux sortir, je sens ma poitrine figée.
La joie de tout à l’heure a disparu pour laisser place à une sorte de tristesse lourde, mélange de déception et de mélancolie. Je veux fumer, moi qui ne fume pas n’arrive pas à prendre la cigarette que Félix me tend.
« Que sommes-nous venus faire ici ? » Je lui répète la question. Oui, que sommes-nous venus chercher en venant à Noisy ? Avant mon voyage, ma mère m’avait souvent posé cette question. Je lui répondais : « Retrouver mon village, retrouver ma jeunesse… ». Quelle prétention ! Retrouver sa jeunesse ! Ce qui est passé est passé. Je m’en rends compte à présent, debout au bord de la route, en regardant ce village de Noisy qui n’était pas le mien. Le cœur déçu d’avoir retrouvé un village mais pas celui de ma jeunesse. Ce qui est passé est passé, « li fet met ».
A Mostaganem nous sommes accueillis par la confrérie soufi du cheikh Bentounes. Dès notre arrivée l’hospitalité si fraternelle nous touche et nous remet du baume au cœur.
Mouley et Mohamed nous font visiter Mostaganem et nous conduisent dans tous les lieux dont j’avais les noms en mémoire : la route de la Salamandre où je crois reconnaître le commerce des cousines Agnès et Berthe, plus loin la clinique où je suis né, puis l’avenue Raynal, le plateau de la marine où habitaient mes cousins Ferrandis, il me semble que je reconnais le ravin de la marine, l’Aïn Sefra, les moulins, le Colisée, puis la mairie, la poste, les arcades, la place de l’église, et encore les « trois ponts », le marché couvert, Beymouth, le stade, je cherche la rue de ma tante Marie, Tijditt… Non, le passé n’est pas mort, il demeure présent dans la mémoire. La preuve, les souvenirs sont là. Chaque nom résonne en moi et fait émerger des visages, des scènes vécues. Mon excitation grandit, je veux tout voir. Me voilà replongé dans ma jeunesse, la tristesse s’est envolée…
La soirée se prolonge à la Salamandre, devant des grillades de rougets et de crevettes. Dans nos bouches leurs senteurs et leurs parfums réveillent d’autres souvenirs, et nous prenons plaisir, mes amis, Félix et moi à raconter le Mostaganem de notre enfance.
Le lendemain, direction Noisy mais cette fois-ci le cœur semble plus léger.
Nous stationnons près de l’ancienne salle des fêtes et nous nous dirigeons vers la rue du figuier. Passant devant une pharmacie et prétextant une boîte d’aspirine (je devais sentir que ma tête allait bouillonner) je demande à la pharmacienne si elle connaît Tahar Ouddane. Tahar était le frère de Nouria, la jeune femme qui aidait ma mère dans le ménage et la cuisine, il a le même âge que moi, vivait aussi à la maison et nous étions inséparables. Je n’avais plus de ses nouvelles depuis plus de quinze ans et ne savait plus où il habitait.
La pharmacienne interroge ses assistantes en nous conseillant de repasser plus tard, elle aurait, nous assure-t-elle, la réponse.
Nous descendons vers la maison, comme deux enfants du village. Arrivés en face, Félix commence à prendre des photos. Un passant, un peu plus jeune que nous, nous demande : « Vous connaissez cette maison ? » Je lui réponds que j’y ai passé ma jeunesse. « Tu es le fils de Solange et Robert ? » et sans attendre ma réponse il appelle quelqu’un d’autre. « Regarde, lui c’est Ahmed, il habite ta maison. »
Les présentations faites, Ahmed qui parle bien le français pour vivre aujourd’hui en France nous propose de visiter la maison où habite encore sa mère, un frère et la famille de sa sœur.
« Tu vois ces initiales… il me montre la porte en fer forgé… JA… je n’ai jamais voulu les changer ! » JA c’était Jean Aldeguer, mon grand-père, maçon qui avait construit la maison.
Nous entrons, je reconnais la petite cour intérieure où ma grand-mère avait toute sa collection de plantes et de fleurs. La tonnelle existe toujours mais le grand amandier a disparu.
Je demande à monter sur la terrasse, là ma mère avait son poulailler et avec Tahar nous aimions y venir pour tirer sur les pigeons de monsieur Herrero.
Puis on me conduit dans l’appartement de mes grands-parents, bien sûr tout à changer mais je me surprends à reconnaître les carreaux du sol qui sont demeurés tels quels.
« Et l’épicerie que tenait mon père ? » On me précise qu’elle fonctionnait encore il y a un an jour pour jour. On m’y conduit pour la visiter. Je la voyais énorme, elle est toute petite. En ressortant je m’arrête sur l’escalier qui rejoint la petite cour. Là, en une fraction de seconde, mes yeux se remplissent de larmes… je me revois enfant, assis sur les marches et ma grand-mère près de moi me faisant de petites tartines de pain et de roquefort. Mes larmes ne peuvent se contenir. Autour de moi, Félix, Ahmed, son frère essaient de me consoler. Impossible, je fonds en larmes.
« Viens t’asseoir, prendre un thé et des petits gâteaux. » La mère d’Ahmed a sorti une table et des chaises.
Il m’a effectivement fallu un peu de temps pour récupérer de mes émotions, répétant à tous que ce n’était en rien de la tristesse, plutôt un vertige mêlé de bonheur d’avoir retrouvé ma grand-mère l’espace d’un instant, ma grand-mère et mon enfance.
A peine sorti nous nous rendons compte combien le « téléphone arabe » fonctionne bien. Nous sommes accueillis par des personnes qui vivaient dans le quartier du temps des Français et qui connaissaient Robert, Solange, la famille Aldeguer et bien sûr Jean-Pierre.
Il y a là les frères Masmoudi dont les parents tenaient les bains maures près de chez Dambach, nous les connaissions bien, mon grand-père avait construit leur maison et nous étions parfois invités à boire le thé chez eux. Il y a aussi Ouari avec qui je jouais au football, et d’autres dont je retrouve les souvenirs sans me rappeler des noms. Puis arrive Tahar que la pharmacienne a fair chercher. Nous tombons dans les bras, en pleurs l’un et l’autre. Un groupe s’est formé qui grossit chaque fois que des passants s’en approchent. « C’est le fils de Robert et Solange… Ah Solange !... Elle était sévère Solange… et la main levée accentue le dire… mais elle était gentille… Et Robert, il était tranqille, il nous laissait lire les bandes dessinées, tu te souviens des petits livres, Blek le roc, Rodéo, Pecos Bill, Akim, Bibi Fricotin… »
On parle de nos années d’école : « Tu te souviens de madame Minieto ? Et de monsieur Rodriguez ? Et de Lebrun, celui qu’on appelait « lattrach ». » On me questionne sur les jeunes de ma génération : « Et Paul Lallemand… et Odette Andraud… et Georges Morin… et les Ségalas… que sont-ils devenus, raconte-nous. » Ouari sort de je ne sais où une photo de classe de 1960, nous nous reconnaissons. Il fait chaud, quelqu’un apporte une pastèque découpée en tranche. Un autre a sorti un appareil photo pour graver ce moment chaleureux.
Le temps passe sans s’arrêter et mon cousin tient à aller visiter ce qiui était la ferme où il est né. Mais comment la retrouver ? « Tu sais, les fermes ont été abandonnées et sont en ruines. On connait la ferme Piller mais pas celle gérée par les parents de Félix, la ferme Desprez-Bellier. »
Peu importe, Ahmed a une grande voiture et nous voilà à cinq partant pour les Borgias, à la recherche de la « ferme de Félix », comme ils l’appellent.
Bien sûr, dans la plaine plus de vignes mais beaucoup de terrains couverts de serres de plastique produisant tomates et poivrons. On nous explique que le gouvernement apporte des aides pour les nouvelles formes d’exploitation agricole. En d’autres endroits, et fréquemment, nous découvrons aussi de grands vergers de grenadiers.
Après plusieurs arrêts auprès de paysans pour demander la ferme, nous prenons une petite route bordée d’oliviers et de fenouil sauvage. Je reconnais le chemin et au loin les palmiers qui marquaient l’entrée de la ferme.
Aujourd’hui ce sont effectivement des ruines, que ce soit les bâtiments de ferme, la grande cave ou les hangars à matériel. Plus personne n’y habite. Félix prend des photos pour montrer à sa mère.
Retour au village, nous sommes invités chez Ouari. Sa femme est la fille Rhaïra qui avait servi aussi chez mes parents avant d’aller travailler chez mon oncle Jeannot. Au menu, rougets grillés, poulet, gâteaux, nous sommes reçus comme des rois, et ce presque à l’improviste.
L’après-midi, avec Tahar, nous arpentons le village, rendons visite à sa mère puis à sa famille. Beaucoup se proposent de nous inviter, et chaque fois on nous demande des nouvelles des anciens du village avec ce refrain : « Et pourquoi vous ne revenez pas passer des vacances ? »
Souvent est évoqué avec nous l’état du cimetière et tous tiennent à s’excuser de sa dégradation en évoquant le fait de vandales : « Des casseurs, tu sais, il y en a partout, et ils ont même saccagé le cimetière autour du marabout de Fornaka. »
Après un couscous chez Tahar nous rejoignons Mostaganem pour la nuit en promettant de revenir le lendemain.
Le lendemain le programme est chargé et je tiens à aller ramasser des oursins.
Après un petit-déjeuner avec des « mouchoirs » au miel, nous retrouvons Tahar et ses enfants à l’entrée de La Stidia ; je reconnais le cabanon que mon grand-père avait construit et que nous avions occupé une ou deux années. Dessous c’était là où nous allions avec le curé de Noisy passer les après-midis à jouer, d’ailleurs les gens continuent à appeler ce lieu le « cabanon du curé ».
Puis, le panier d’oursins rempli, direction le village pour les déguster et participer au repas de sardines grillées que l’on nous a préparé.
L’après-midi, toujours avec Tahar, nous partons faire le tour des lieux que nous avons fréquenté enfants : la plage Raynal où j’ai appris à nager, la lisière de la forêt de la Macta où nous allions passer le lundi de Pâques, la plage de la Macta avec les restes des fortifications du débarquement et le marabout au sommet des dunes. Enfin une petite visite à la plage de Port-aux-Poules, histoire de manger une glace comme dans l’ancien temps ; je ne reconnais plus les lieux, le bord de mer est aujourd’hui urbanisé.
En fin d’après-midi nous revenons à Noisy par Fornaka en nous remémorant des faits, devant la ferme où s’était déroulée la seule bataille locale de la guerre d’Algérie ; nous longeons le petit marabout où nous allions ramasser des asperges sauvages et des « gouttes de sang », et faison un tour vers les bains sulfureux à l’entrée du village, un lieu que l’on continue d’appeler les bains Quilino, du surnom donné, je crois, à monsieur Bernal.
Avant que la journée ne se termine, je tiens à repasser dans la rue du figuier, la rue de ma maison. Le vieux Kader Medjahed qui avait travaillé avec mon oncle Félix puis à la briqueterie Amoros tient à nous rencontrer.
Lui aussi, il évoque avec émotion mes parents, la famille et beaucoup de nos voisins de l’époque en demandant à chaque fois des nouvelles.
Nous a rejoint son fils, Abdallah, qui me demande : « Tu connais Norbert Ségalas ? » Je lui réponds positivement bien sûr. « Alors vient chez moi, j’habite leur maison et quand nous sommes arrivés j’ai trouvé deux livres qui sont à lui et que je voudrais que tu lui apportes. »
Nous nous rendons à la maison Ségalas, je me souviens toujours des escaliers de sa devanture sur lesquels nous profitions de la fraîcheur. Elle est toujours aussi belle. On me remet les livres pour Norbert.
La soirée se passe à nouveau entre invitations, thés et gâteaux.
Enfin ce furent les échanges d’adresses et les adieux avec à nouveau des larmes de part et d’autre.
Certainement que nous aurions voulu rester plus longtemps, mais pour une première fois… et de plus nous avions au programme de nous rendre aussi à Hamam Bouhadjar, ville d’où étaient originaires les Candéla, et à Tlemcen où nous avions des amis.
Comme à Noisy, partout ce fut un accueil chaleureux et parfois même fraternel, ainsi qu’une grande hospitalité que nous avons rencontré.
Un voyage ne se termine jamais, dans nos cœurs il se poursuit toujours.
Et tout ce que nous n’avons su dire ou écrire dans cet article chemine entre nous, gens de Noisy, au-delà des mots, s’enrichissant des commentaires des uns et des autres.
Jean-Pierre Aldeguer et Félix Candéla
*Oui, la situation du cimetière m’a énormément touché. Outre sa dégradation due au temps, les marbres qui indiquaient les noms des familles ont été saccagés. On ne trouve plus que rarement les noms sur les tombeaux. Des vandales il y en a partout et des amis algériens ont bien insisté pour dire combien ils regrettent et désapprouvent cet état de fait.
(Source : Le Lien, bulletin des Enfants de La Stidia et Noisy-les-Bains, n° 58, mars 2013)
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