ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie
LES LARMES DE L’AME
par Norbert Ségalas
Cette délicate histoire traite d’un sujet sensible qui a bouleversé le petit garçon que j’étais alors.
C’était au début des années cinquante, à l’époque préférée des écoliers entre toutes (enfin pour moi), c’est-à-dire le début des grandes vacances. Plus de contraintes, enfin une liberté que l’on pouvait savourer dans toute sa fraîcheur. Ah ! ces premiers jours de vacances où chaque élève bien constitué tentait vainement d’éradiquer ce que les instituteurs avaient essayé, en suant sang et eau pendant neuf mois d’enfoncer dans leur crâne.
Sur la place avec les copains on avait joué à toutes sortes de jeux : au ballon, bien sûr (une boîte de conserve vide faisant l’affaire), mais aussi au « pitchac » (quand on n’en avait pas on se servait d’une herbe arrachée lestée de ce qui restait de terre dans ses racines), aux noyaux d’abricot, aux billes, etc. Certains même, avaient un « estac » qu’ils planquaient dans leurs poches car Totor le garde-champêtre veillait.
Ainsi, la soirée passait doucement (trop vite à mon goût, laissant peu à peu la nuit arriver jusqu’à ce que la place se vide car il fallait aller souper ou obéir aux ordres parentaux de rentrer à telle heure. Pour ma part, je n’avais pas de souci, car je savais que mon père rentrait tard vu qu’il tapait la belote ou le « choppage » et l’anisette chez Clément Niessen. Finalement je me suis retrouvé avec deux garnements acharnés à finir une partie de billes que la nuit nous disputait impitoyablement en diffusant lentement son encre de sépia.
C’est à ce moment que notre attention fut attirée par deux silhouettes bien connues qui sortaient en titubant du café tenu par Prosper Garrigue. Elles passèrent devant nous, bras dessus-bras dessous, se soutenant mutuellement pour assurer une stabilité défaillante. Elles remontèrent ainsi la route et tournèrent à droite après la gendarmerie, empruntant la rue qui longe la maison de Charles Ségalas vers le château d’eau. C’est à ce moment-là que l’un de nous s’écria : « Et si on leur faisait la chasse ? »
Aussitôt dit, aussitôt fait ! Nous courûmes harceler les deux hommes en les houspillant et en leur jetant quelques mottes de terre. Mais ils n’en avaient cure et c’est tout juste si j’entendis un « sales goles, va ! » La rue était éclairée chichement par une loupiote à la première intersection, puis au fond par les lumières un peu plus vives du château d’eau où ils se séparèrent ; l’un entrant dans l’édifice sûrement pour couper l’eau (tous les soirs l’eau était coupée car, comme il n’y avait pas de compteur, certains en profitaient pour arroser leurs jardins pendant la nuit), l’autre continuant sa route en bifurquant à gauche. Nous nous arrêtâmes, je demandais :
-Où il va comme ça ?
L’un de mes compagnons qui ne devait pas en être à son premier coup, me répondit :
-Ouais ! C’est toujours comme ça, à chaque fois il va au cimetière.
-Ah ! Et si on les suivait ?
Et les deux répondirent en même temps :
-T’es pas fou… ? Au cimetière… ?
Et prenant leurs jambes à leur cou, ils s’éclipsèrent vite fait bien fait, me laissant seul. La curiosité l’emporta sur ma peur et je suivis la silhouette d’un pas mal assuré, la musette battant la fesse droite, en m’appliquant à faire le moins de bruit possible. La porte du cimetière grinça. J’allais m’embusquer derrière un eucalyptus lui faisant face. Dans ce lieu calme, la nuit épaisse commençait à étouffer les bruits, les chiens cherchaient la meilleure place pour dormir !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!; Noisy, notre village chéri, s’assoupissait, doucement alangui contre la Chegga*, comme un bébé pelotonné dans le creux de l’épaule de sa mère.
Je n’eus pas à attendre longtemps. Je l’entendis parler calmement et doucement, répétant un prénom féminin, et commencer à sangloter. Puis ses pleurs, déchirant le silence, allèrent crescendo jusqu’à hurler d’amour autant que de désespoir d’implacables anathèmes.
J’étais pétrifié. Je l’imaginais aisément, les bras en croix, arrosant la tombe de ses larmes, larmes d’amour brisé inondant la dalle de pierre, larmes de l’âme qui essayent de calmer le feu du buisson ardent d’un cœur déchiré. J’étais le témoin de la détresse et misère d’un homme.
Une plaque de givre se fixa entre mes omoplates et investit mon échine. Je décampai en vitesse en fuyant dans l’obscurité vers les lumières de village, la protection de ses rues et surtout le cocon douillet de la maison. Je ne dormis pas beaucoup cette nuit-là, une question revenait sans cesse : « Comment peut-on conserver un amour aussi fort, aussi puissant, aussi présent, après tant de temps ! » Car (je l’ai su plus tard), il y avait plus de dix ans que sa femme était morte.
Quelques jours plus tard, même lieu, même scénario, j’en entends un qui dit :
-Et si on faisait la chasse aux…
Je l’interrompis méchamment :
-Nan !
Cette histoire m’a permis de comprendre qu’il ne faut jamais juger sans savoir. Elle m’a ouvert les yeux, et avec ces yeux neufs j’ai vu chez cet homme, moqué et méprisé par certains, un être sensible, affable, brave et d’une étonnante douceur.
Quelque temps plus tard, je traînais au carrefour de la boulangerie et des maisons Victor Pain, Adrien et Louis Morin, quand il sortit de chez mademoiselle Elise, un pain sous le bras. Je chantonnais, il m’interrompit :
-Dis, p’tit, t’es bien le fils à P’tit Louis Ségalas ? Ecoute cette chanson.
Il entonna « Sous les ponts de Paris », puis il ajouta :
-Il y a aussi un couplet qui n’est pas trop connu, il est triste mais il est beau.
Et là, son extrême sensibilité reprit le dessus :
-Sous les ponts de Paris, un’ mère et ses petits
Viennent dormir là, tout près de la Seine.
Dans leur sommeil ils oublieront leur peine.
Si on aidait un peu tous les vrais miséreux
Plus de suicides ni de crimes dans la nuit,
Sous les ponts de Paris.
C’était il y a soixante ans.
Norbert Ségalas
12 mars 2013
A P’tit Louis, mon père, né le 12 mars 1913 à Noisy
Nota : Toute ressemblance avec des personnes ayant réellement existé n’est pas fortuite.
*Noisy-les-Bains était bâti sur le flanc de cette colline sacrée pour les Arabes car il y aurait les tombes de quarante saints musulmans.
(Source : Le Lien, bulletin des Enfants de La Stidia et Noisy-les-Bains, n° 59, juin 2013)
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