Histoire avant 1848
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Vie des Communautés
Centenaire 1914-1918

ANLB

Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie

LA DAUPHINOISE

par Norbert Ségalas

Encore une histoire qui nous est arrivée avant notre départ définitif d’Algérie.

Un beau matin, un arabe bien vêtu bien vêtu à la française était venu solliciter mon père pour une bonne affaire (pour qui ???), c’était un maquignon ; avant, il vendait des chevaux et autres bestiaux. La tactique d’un bon maquignon était de vendre une bête contre de l’argent et un autre animal qu’il proposait ensuite à un autre client et ainsi de suite. J’ai le souvenir de mon père qui avait fait l’acquisition d’une mule contre espèces et un jeune poulain, Bijou, que Bichette (*voir son histoire plus bas) avait mis bas un an plus tôt. Il n’avait pas regretté cette affaire car la mule, La Carbonéra, était énorme et taillée comme un éléphant, le dos voûté, l’encolure large, un cul tombant et des antérieurs musclé. On la mettait toujours en tête de l’attelage et il fallait la voir tendre les traits en plantant les quatre fers, obligeant ainsi les autres bêtes à tirer en même temps pour ébranler des lourdes charges.

Une fois, sur la route de Perrégaux vers Noisy, pendant les vendanges j’étais derrière le chariot, à la « mécanique » (freins à sabots). A une centaine de mètres du village, des ouvriers nous font signe et demandent notre aide. On a compris ! Cherf notre charretier détache La Carbonéra et nous voilà partis à gauche entre les vignes dans le chemin de terre qui rejoint le marabout de la route de Fornaka. Cent mètres plus loin on aperçoit un chariot lourdement chargé ensablé jusqu’aux essieux, un charretier découragé et des chevaux haletants. A notre arrivée, bêtes et hommes reprennent courage. La mule est attelée en tête de l’équipage, et comme à son habitude, les quatre pieds bien plantés dans le sol, elle arque son dos en avant à faire péter les traits. Sous les vociférations des charretiers et les claquements secs des fouets les chevaux reprennent espoir, le convoi s’ébranle et s’extirpe du piège.

Mais voilà que je m’égare ! Revenons à notre maquignon. Il propose à mon père une petite voiture, une dauphine de couleur turquoise qui nous séduit aussitôt. Après moult palabres, ils se mettent d’accord sur le prix : une partie en dinars (qu’il fallait de toute façon dépenser avant de partir, vu la valeur fiduciaire de cette devise) et l’autre partie, représentée par la dauphinoise (juvaquatre avec moteur de dauphine) qui nous servait pour aller à la vigne.

L’affaire conclue, il fallait faire les papiers et c’est là que cela ne va plus… impossible de vendre la dauphinoise ! Avec Mémé Vuillaume nous sommes allés à Mostaganem pour savoir le pourquoi… du comment… de la chose… ?

Dans un immeuble qui fait face au parvis de l’église, du côté de l’ancien chausseur André, dans un appartement au-dessus des arcades, derrière un magnifique bureau, le responsable, maigre, je dirai même sec, les joues creuses, nous explique avec emphase que nous ne pouvons pas céder la voiture car c’est un véhicule utilitaire, mais qu’il n’y a aucune objection à en acheter un.

On a compris et ça ne traîne pas. Le lendemain matin arrive à la maison un mec avec une serviette sous le bras, escorté par deux hommes en tenue avec la mitraillette sur le ventre. Je le reconnais aussitôt, on a été à l’école communale ensemble. Il a l’air de ne pas me reconnaître… moi non plus. Il est là pour réquisitionner la voiture (cela m’a fait penser à notre tracteur qu’il a fallu finir de payer avant de le laisser). La dauphinoise démarre au quart de tour et quitte définitivement son garage.

Dès le lendemain elle sillonnait les rues du village avec inscrit sur les portières les lettres « ONRA ». Je ne me souviens plus de la signification de ce sigle.

Mon père a allongé un peu plus de dinars au maquignon et j’ai gardé la dauphine toute ma jeunesse.



 

*A propos de Bichette.

Bichette, alezane syrienne, était une excellente trotteuse, attelée à la carriole, elle soutenait le trot de Noisy à Mostaganem (15 km). J’ai encore dans les oreilles le bruit de ses sabots sur la route : tac tac tac tac… tac tac tac tac… tac tac tac tac… etc. sans interruption. Quand on doublait d’autres carrioles, mon père soulevait son chapeau pour saluer et comme pour s’excuser. Mais il était fier, même s’il ne le montrait pas.

Notre jument, autant elle était bonne trotteuse, autant elle était fainéante pour mettre bas. Elle ne forçait pas et, à chaque fois, mon père allait chercher monsieur Roos, notre forgeron, pour aider Bichette.

Je me souviens… justement pour la naissance de Bijou. Je revois monsieur Roos retrousser sa manche droite sur son bras musclé qu’il enduisait abondamment et consciencieusement d’huile d’olive et le bras enfoncé jusqu’à l’épaule, il saisissait les deux pattes avant du poulain et tirait de toutes ses forces. Bichette ne bronchait pas. Enfin, apparaissait le poulain, la tête entre les pattes, puis le corps tout entier tombant sur la paille. C’est à ce moment-là que Bichette daignait se penchait sur son petit pour le lécher, ignorant royalement ceux qui l’avaient aidée.

Norbert Ségalas

(Source : Le Lien, bulletin de liaison des Enfants de La Stidia et Noisy-les-Bains, bulletin n° 62, avril 2014)



 

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