Histoire avant 1848
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Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie


 

LES MARCHANDS ITINERANTS

(et les dames de mon quartier)

Ppar Norbert Ségalas

On parle souvent de la « douceur angevine », mais pour moi rien ne vaut la douceur du village de mon enfance. Je pense aux dames de mon quartier qui se réunissaient dans la rue aux différents appels des marchands itinérants. Il y avait madame François (Eléonore Herrero), Marthe et Louisette (la mère et la tante de Josiane et P’tit Louis), Simone Repelin (la mère de Ferdinand), Mme Virion (la maman de Joël et Régine) et ma mère Jeannette. Elles sortaient, se rassemblaient autour du véhicule et taillaient le bout de gras en attendant leur tour. Il y avait le charcutier de Mazagran, Puiserver, qui garait son fourgon bleu foncé sur le trottoir de Lolo. Avec le crayon qui revenait immanquablement sur son oreille droite, il notait sur l’emballage de la première commande le montant du produit et disait invariablement : « Et après ? » et ainsi de suite jusqu’à « ce sera tout » final. Et là, toujours sur le premier papier, il faisait le total.

Il y avait aussi les frères Esposito de Rivoli avec de la viande de boucherie de premier choix, car de génisse, et pas de la vache réformée souvent appelée bœuf. L’aîné, François, était fort en gueule, exubérant, toujours le sourire et d’une grande gentillesse, et son jeune frère Yves qui le remplaçait de temps en temps, pas souvent, car étant très doué au foot, il a été accaparé par l’I.S.M. qui voyait en lui, à juste titre, un futur Oliver.

Ma mère leur avait acheté deux génisses qu’elle avait ainsi sauvées de l’abattoir en les installant dans les champs de la ferme de Perrégaux. Elles ont fait des petits et à l’indépendance elles ont disparu, ainsi que le troupeau de trois cents têtes de moutons.

Rapatrié à Montagnac (Hérault), François a longtemps tenu une boucherie au coin de la rue principale qui traverse le village et chaque fois qu’on allait à Montpellier, en passant en voiture devant sa boutique, mon père criait par la fenêtre ouverte :

-A toi François !!!

Et François, tout affairé à son travail, sans lever la tête, répondait de sa voix de stantor :

-Ouais !!!

Ce n’était pas grand-chose mais ça suffisait à nous donner mutuellement du baume au cœur pour la journée.

Il y avait aussi le marchand de légumes, petit, pince-sans-rire, l’œil vif, surtout le droit car l’autre était abîmé par le trachome. Il arrivait avec sa carriole pavée de cageots de légumes de saison. Cette « jardinière » était tirée par une vieille bête informe aux oreilles fatiguées ; je ne peux pas dire si c’était une jument ou une mule.

Un jour que toutes les femmes étaient réunies autour de son étalage, imperturbable il lança froidement :

-Grâce à Dieu, j’ai mis deux millions à la banque cette année.

Toutes ont éclaté de rire, mais pas lui, bien entendu.

De fait, il faut dire qu’en ce temps-là Hamada acheta un car neuf, justement pour deux millions.

Pour les pesées, il avait une espèce de balance formée d’un fléau en bois et deux assiettes en fer blanc, le tout fixé par de la ficelle. On aurait dit une sculpture de Calder. Après avoir rempli un plateau de légumes et l’autre plateau d’un poids en fonte, il soulevait le tout grâce à une cordelette passée au milieu du fléau, et quand l’équilibre était fait il ajoutait un fruit ou un légume correspondant, en disant d’un air triste, comme si on lui arrachait l’autre œil ;

-Allez… bon poids !

C’était comme ça et personne n’y trouvait à redire, la confiance régnait. Ainsi, Solange Morin (maman d’Yvan et Jean-Marie) faisait ses achats depuis son balcon ; elle descendait un « sarfa » contenant un porte-monnaie à l’aide d’une cordelette, et le remontait quelques minutes plus tard rempli de fruits et légumes avec la monnaie.

Une fois par mois il y avait un fourgon bariolé de couleurs délavées qui se garait contre le trottoir de ma maison, en face de chez celle de Lucien Virion. De chaque côté du véhicule était inscrit en grosses lettres « CEDUBO ». le marchand que tout le monde appelait monsieur Cédubo, vendait toutes sortes de linge, tissu ou lainages. Il faisait partie d’une secte, et ne parlait que du Bon Dieu.

En hiver 1962, je faisais mes classes au centre d’instruction des transmissions (CIT 98), à la caserne Vauban de Sète. J’étais au poste de garde quand soudain je m’exclame : « Monsieur Cédubo !!! »

Rn effet, toujours avec la même dégaine, la casquette à carreaux vissée sur le crâne, M. Cédubo venait d’entrer pour essayait de vendre des frusques au cercle de la compagnie.

On reconnaît là l’esprit de nos compatriotes qui, malgré ce qui venait de leur arriver ne se laissaient pas abattre et cherchaient de suite à se remettre en selle.

Et pour finir, je me souviens du rémouleur qui poussait sa meule sur roues de bicyclette et qui signalait sa présence avec une flûte de pan. Il ne faisait que souffler de la note la plus grave à la plus aiguë, puis de la plus aiguë à la plus grave.

Et aussi le marchand d’escargots avec son bourricot et le chouari (bât en alpha ou en feuilles de palmier nain tressées) plein de gastéropodes rayés de blanc et de noir. Comme instrument de mesure il utilisait une vieille boîte de petits pois qu’il remplissait à déborder pour faire bon poids.

Ainsi se déroulait, entre-autre, la vie à Noisy, selon les saisons, dans une douceur et une quiétude incomparable.

J’en profite pour rendre hommage à une des dernières dames de mon quartier qui vient de nous quitter à l’âge de cent quatre ans, entourée et aimée de toute sa famille. Simone Repelin, la mère de Ferdinand, est allée rejoindre ses amies qui l’ont précédée dans un monde meilleur.

Je me souviens des notes de musique qui s’échappaient, voletant comme des papillons multicolores, des persiennes de sa maison. J’entends encore nettement cette mélodie qu’elle tirait de son piano et qui enchantait les calmes matinées d’été. C’était la Marche turque de Mozart, qu’elle affectionnait tout particulièrement.

Puisse-t-elle avoir retrouvé, avec ses amies, la douceur et la sérénité de ce temps-là.

C’était il y a plus de cinquante ans.

Norbert Ségalas


 

(Source : Le Lien, bulletin de liaison des Enfants de La Stidia et Noisy-les-Bains, n° 67, septembre 2015)



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