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Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie
par Jean-Pierre Aldeguer
On utilise souvent la mémoire visuelle pour se transporter, en imagination, dans les paysages que l’on a aimés. C’est ainsi qu’on a plaisir à feuilleter les albums photos ou les cartes postales.
J’ai, en ce qui me concerne, une autre recette pour retrouver le Noisy-les-Bains de mon enfance : je fais appel à ma « mémoire olfactive » en cherchant et retrouvant les parfums et les arômes rattachés aux paysages, aux hommes et aux femmes de ma jeunesse. Je baisse alors les paupières, j’inspire lentement et je m’en retourne là-bas en imagination…
Par exemple si je veux me souvenir du chemin de l’école, j’essaie de remplir mes narines de l’odeur forte de corne brûlée… Alors je me retrouve devant la forge de Monsieur Roos où je passais chaque jour avec mon cartable. J’avais une grande admiration pour ces hommes aux gros tabliers de cuir qui enfonçaient les clous rouge incandescent dans les sabots des chevaux. La corne grésillait, une petite fumée s’échappait… Monsieur Roos n’aimait pas que nous nous approchions des chevaux, aussi nous installions-nous sur les vieilles charrues, les restes de machines agricoles ou les essieux de charrettes démontées qui stationnaient en face de sa forge, les yeux rivés sur les bras du forgeron qui ferrait l’animal à coups de marteau.
Dès que la tâche était terminée nous poursuivions notre chemin en passant devant un gros jujubier. Il était, je m’en souviens, en face de la forge dans un terrain appartenant à un des Morin du village ; je suis toujours perdu entre ces Morin tous plus ou moins cousins. Ah ces jujubes… ! Peut-être parce que je n’en ai plus mangé depuis mon départ de Noisy, j’attribue à ces fruits des saveurs merveilleuses : c’était pourtant un fruit de pauvres. Il y avait la saveur du jujube croquant au goût d’amande fraîche, parfumé d’une pointe de cannelle et il y avait la saveur du jujube bien mûr, à la peau fripée dont la chair rappelait les dattes confites. Si je me trompe sur ces goûts du jujube, ou si certains qui ont la chance d’en manger souvent ne sont pas d’accord sur ces saveurs, n’hésitez pas à me corriger, cela fait toujours du bien de préciser les souvenirs.
En tout cas nous en avons lancé des cailloux pour faire tomber un ou deux de ces jujubes que nous amenions, tout fiers, en classe !
On ne se souvient bien que des choses que l’on aime, et comme tous les enfants je préférais les jeudis aux jours d’école. Aussi en ai-je quantité en mémoire de ces parfums des vacances !
Parfums tièdes de soufre, c’était les promenades jusqu’aux sources sulfureuses des bains de Noisy ; parfums chauds de pins, de thym et de myrte, c’était les sables rouges où nous allions « poser la glu » près d’une petite source pour prendre des pinsons ou des chardonnerets ; parfums délicats mais enivrants, c’était les fleurs sauvages que nous allions cueillir à l’arrivée du printemps.
Aujourd’hui, dès que ces parfums fleuris me pénètrent je me retrouve sur la route de Fornaka, derrière le petit marabout. Nous trouvions là de grosses pâquerettes, de petits crocus violets et des « gouttes de sang qu’on cueillait avec les racines puis qu’on disposait dans de grandes coupes en les maintenant à l’aide d’un galet pour qu’elles redressent la tête. Avaient-elles un autre nom ces petites fleurs rouge vif ?
Il poussait aussi dans ces garrigues ce que ma grand-mère appelait « yerba buena », une sorte de menthe qu’elle nous faisait boire dès que nous nous plaignions d’avoir mal au ventre.
Les saveurs et les parfums des gâteaux que nous avons mangés dans notre enfance sont aussi d’excellents moyens d’aviver les souvenirs et de faire revivre les situations et les personnages qui habitent nos cœurs.
Par exemple dès que je sens l’odeur d’une pâte frite ou d’un beignet, me reviennent en mémoire les visages de nos voisins, Monsieur et Madame Herrero. Il nous arrivait parfois, et bien entendu sans que personne ne nous voie, de tirer à la carabine sur un des pigeons qu’ils élevaient. Si l’oiseau touché tombait dans la rue, tout était parfait. Par contre si le pigeon échouait dans la cour des Herrero, il fallait trouver une excuse pour s’y rendre : « On a fait tomber le ballon chez vous, ne vous dérangez pas, on va le chercher » était le motif fréquent. Mais le plus délicat était que, pour aller dans la cour, il fallait traverser la cuisine de Madame Herrero et que si celle-ci faisait des oreillettes ou des beignets, son bon cœur lui commandait de nous en offrir. Alors vous devinez notre malaise de ne pouvoir refuser le beignet rond tout chaud qu’elle saupoudrait de sucre et notre culpabilité de croquer le beignet tout en sentant sous notre chemise le pigeon encore tiède ! Plus tard j’ai pensé que, derrière ses lunettes aux verres épais, Madame Herrero devait bien deviner notre gêne et que, feignant de ne rien voir, elle nous prouvait ainsi combien elle nous aimait…
Les souvenirs de gâteaux me conduisent aussi à l’autre bout du village, sur la route de Perrégaux, chez Monsieur et Madame Dombach. Vous vous souvenez, au rez-de-chaussée il y avait le garage automobile où régnait Monsieur Dombach, l’aviateur, en tricot de corps avec sa casquette vissée sur la tête, là c’était les relents de graisse de voiture qui emplissaient le hangar et les poumons. Enfant, j’ai toujours été impressionné par la cicatrice qui le défigurait et je l’imaginais aux commandes de son avion, semblable aux héros de la Royal Air-Force que l’on découvrait dans les bandes dessinées.
Mais le plus important était de monter l’escalier au fond du garage et d’arriver dans la cuisine de Madame Dombach : parfums de cannelle et d’anis, de pain d’épices ou de pommes caramélisées… Il y avait toujours un gâteau qui sortait du four et quelqu’un pour demander « Ah ! Madame Dombach, comment faites-vous ?… Il faudra que vous nous la donniez cette recette… ». Qu’ils étaient bons ses pains au lait ou ses biscuits secs, des recettes qui mélangeaient des saveurs d’Alsace, d’Espagne et du Maghreb. A ce propos, si cela intéresse certains de nos lecteurs, au décès de ma tante Juliette j’ai hérité de nombreuses recettes de gâteaux avec comme sous titre « recette de Madame Dombach »…
Que de lieux nous pourrions ainsi revisiter, combien d’hommes et de femmes du village nous pourrions encore retrouver à partir du souvenir d’odeurs ou de parfums. Noisy regorgeait mille fois plus d’arômes doux et agréables que ceux que j’ai rapidement évoqués !
Dire que mon cousin d’Oran (déjà la ville avait aseptisé les senteurs naturelles !) me racontait toujours que pour arriver à Noisy il était obligé de se boucher le nez… Il faisait référence à la distillerie Coste sur la route de La Stidia où, effectivement certains jours, les restes de la distillation des moûts des raisins dégageaient des effluves aux limites du supportable. Il fallait alors attendre de retrouver les grands eucalyptus en bas de la côte où l’air tout embaumé de leur parfum permettait à nouveau de respirer.
A présent, quand de temps en temps je retrouve ce cousin et que nous évoquons l’Algérie, je note que s’il a oublié la pestilence de la distillerie, il se rappelle toujours autant les parfums du fenouil que l’on mettait dans les barils d’olives cassées ou de la tarte aux grattons chauds que l’on rapportait du four de Mademoiselle Elise, la boulangère.
Jean-Pierre Aldeguer
(Source : Bulletin de liaison des Enfants de La Stidia-Clémenceau et Noisy-les-Bains, n° 9, décembre 2000)
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