ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie
LA TABLE OUVERTE
par Jean-Pierre Aldeguer
Il y a quelques semaines, ma mère fêtait ses 80 ans. Cet âge n’est pas tout à fait le sien, bien-sûr : la préfecture d’Oran l’ayant administrativement vieillie lors de sa naturalisation, quand de Maria Soledad elle était devenue Solange.
Donc, lors du repas d’anniversaire nous nous sommes mis à parler de Noisy et de la « pension de famille » qu’elle tenait au village.
Il y avait bien, depuis longtemps à Noisy, un café-hôtel « Chez Garrigues », mais il était difficile, en dehors de Mostaganem ou d’Arzew, de trouver un accueil à midi ou le soir pour prendre ses repas. Dans l’entre-deux guerre, la grand-mère Herminie Aldeguer, pour répondre aux besoins des maçons recrutés par son marie dans la construction des fermes, caves et équipements publics, avait ouvert sa table à tous ceux qui le souhaitaient. « Aqui, mesa redonda, mesa abierta. » (Ici, table ronde, table ouverte.), disait-elle en accueillant ses invités. A l’époque on ne parlait pas encore des tables d’hôtes !
Puis cette tradition fut reprise par Solange, sa belle-fille, à partir des années 50.
C’était dans la salle à manger familiale que les repas se prenaient. Là, se retrouvaient autour de la table commune, à la fois, les gendarmes de passage, les instituteurs célibataires, certains militaires affectés au village, les voyageurs de commerce ou les musiciens venus pour les fêtes du village.
Enfant, j’étais au premier rang pour entendre les « grands » commenter les événements politiques et refaire l’histoire de l’Algérie ou bien parler football et revivre le dernier match Reims-Réal de Madrid que tout le monde était allé voir à Oran [11 novembre 1958, ndlr]. J’avais aussi la chance d’être le chouchou de tous les invités, ce qui me permettait tantôt d’éviter les soupes de pois cassés, tantôt de profiter de suppléments de dessert.
Sans trop me forcer me reviennent en mémoire les noms et les visages des habitués, devenus presque des membres de la famille.
Monsieur Gascon, le gendarme qui acceptait certains jours de me prêter son képi, c’est chez nous qu’il rencontra Pauline Bernal et je fus leur garçon d’honneur lorsqu’ils se marièrent au village. Monsieur Lapeyrie, l’instituteur, qui n’aimait pas non plus la soupe de pois cassés. Je me plaçais près de lui et il me racontait le monde depuis les Indes aux Amériques. J’aimais aussi beaucoup monsieur Verdu, chargé de l’animation du nouveau centre social construit en haut du village, il m’emmenait souvent avec lui faire la tournée des douars autour de Noisy.
Le temps n’a pas passé, il me semble que c’était hier.
Je revois « Barbero », le coiffeur et barbier de Rivoli qui chaque semaine faisait le tour du village. « Barbero », de son métier il avait fait son nom. « Barbero » avec sa petite valise où étaient soigneusement rangés ses rasoirs, ses ciseaux, ses tondeuses. Des instruments qui effrayaient le petit enfant que j’étais : les tondeuses arrachaient les cheveux autant qu’elles les coupaient ; les rasoirs faisaient certes la peau douce, mais à condition de fermer les yeux et de retenir profondément son souffle. Est-ce son métier qui lui fit perdre la vue, ou le contraire, que ses yeux affaiblis lui firent renoncer à couper les cheveux ? Un beau jour « Barbero » ne vint plus à la maison que pour parler de pêche avec mon grand-père. Pour les cheveux, nous allions à présent à Mostaganem chez un coiffeur plus moderne et plus cher.
D’un tout autre genre était la venue de monsieur Terres, le représentant en lingeries de tous ordres. Comme un magicien, il m’impressionnait quand il tirait de ses valises des dizaines de tissus parfumés de lavande ou de fleurs d’oranger. Des soieries, velours, cotonnades et draperies de toutes origines qui faisaient rêver les femmes de Noisy. Deux fois par an, régulièrement, il visitait le village. On ne connaissait pas précisément le jour de sa venue, mais à la fin de l’hiver ou au début de l’automne on l’attendait comme on attend le printemps. Les femmes en chuchotant s’échangeaient les commentaires sur les commandes qui allaient lui être passées. Même en temps de vache maigre, les « trousseaux » dans les armoires se devaient de grossir. Tous ceux de ma génération connaissent ces paires de draps et de serviettes brodés, jamais utilisés, qui franchirent la Méditerranée dans les valises et les « cadres », et qui nous sont laissés en héritage. A nous, habitués des synthétiques, qui ne sauront jamais qu’en faire !
Etre fils de la cuisinière permettait aussi de participer aux préparatifs culinaires. D’abord le matin, dans la rue, il fallait surveiller l’arrivée des commerçants qui venaient de Mostaganem ou d’autres villages, nous ravitailler.
Le vendredi, c’était le jour de « Juanico », le poissonnier. Dans la descente de Noisy il klaxonnait pour prévenir de son arrivée, et si on voulait profiter d’un choix de poissons, il fallait vite monter vers la place pour être parmi les premiers servis.
Il y avait aussi les camionnettes de monsieur Esposito, le boucher de Rivoli, et de monsieur Puyservert, le charcutier de Mazagran, autour desquelles s’échangeaient les informations quotidiennes en provenance des autres villages.
J’aimais aussi les jours de marché où nous allions nous fournir en légumes auprès des maraîchers arabes venus des douars environnants. Là, les senteurs étaient multiples : des plus subtiles, celles des différentes menthes, du persil et de la coriandre qui se mêlaient, jusqu’aux plus fortes, celles des moutons et chevreaux dépecés devant le client.
A la cuisine les saisons se succédaient, chacune avec sa spécialité : « le riz à la morue et aux pois chiches » c’était pour carême ; les artichauts tendres de Perrégaux arrivaient avec le printemps ; la « frita au lapin » c’était l’été ; les ragoûts à l’automne… Puis avec l’hiver arrivait « le temps du cochon ».
Pour tuer le cochon, le village faisait appel au vieux monsieur Gomez, l’Espagnol de la ferme de Gaby Brun, le spécialiste de la « matanza », comme il disait. Je ne l’ai pas connu longtemps, mais j’ai gardé le souvenir de sa taille, de sa force et surtout de sa gentillesse. Son fils « Chicha » l’accompagnait pour ce qui était à chaque fois une fête, où se mêlaient les plaisirs de cuisiner, de manger et d’être ensemble. Et à la fin de la journée, lorsque tout le monde était parti, ma grand-mère caressait, comme on le fait de bijoux, les conserves de pâtés et les jambons enveloppés de sel. Puis, après un soupir de satisfaction, elle disait : « Maintenant, avec ça, on ne craint même plus le diable ! »
Moi par contre, quand le sommeil m’emportait, je me retrouvais dans des rêves étranges où le vieux monsieur Gomez, avec son gros couteau, prenait des allures d’ogre et de diable, essayant d’attraper les petits enfants qu’il appelait « chicha ». Il faut dire que pour les Espagnols, la « chicha » c’est la viande, et ma grand-mère pour me faire manger me disait souvent : « Para crecer hay que comer chicha » pour grandir il faut manger de la viande.
Jean-Pierre Aldeguer
(Source : Bulletin de liaison des Enfants de La Stidia et Noisy, n° 10, mars 2001)
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