ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie
LE SABLE ROUGE
par André Corbobesse
Ce texte rassemble quelques souvenirs de mon adolescence, illustré par une photo qui n’est, malheureusement, pas de la meilleure qualité. [non reproduite ici pour cette raison, ndlr]
En effet, il m’a semblé que le « sable rouge » était le passage obligé de tous les enfants du village qui, un beau matin, se sentaient pris du désir de vivre un moment de totale liberté dans un cadre sauvage, mais accueillant.
Mon objectif est d’inciter mes camarades d’enfance à livrer un peu de leur patrimoine affectif et à consigner leurs souvenirs dans notre journal afin que, mis bout à bout, ils reconstituent notre adolescence dans notre village bien aimé.
[…]
Elle s’appelait Suzanne. C’était notre voisine. Sa gentillesse, son dévouement et sa simplicité n’avaient d’égal que son amour des fleurs. Dès que mon frère Louis et moi avons été en âge de la suivre dans ses pérégrinations champêtres, nous avons été de toutes les sorties ou presque. En vérité, j’étais plus assidu que mon frère. Elle m’apprit ainsi à distinguer de l’herbe folle, les plantes aromatiques, certaines plantes médicinales, les asperges et les salades sauvages, dont la délicieuse roquette ainsi que le pourpier et la luzerne que nous ramenions à pleins paniers pour le régal des lapins et des volailles. Les orties se chargeaient par elles-mêmes de notre éducation en nous infligeant, telles des morsures, leurs terribles décharges urticantes sur toutes les parties du corps que les vêtements ne protégeaient pas. Au retour de ces promenades, nous hachions menu le pourpier et les orties que nous distribuions aux poussins et aux petits dindons.
Lorsque l’orage la surprenait dans son poulailler, la panique saisissait Suzanne. Elle faisait alors voler tout ce qu’elle tenait en main, notamment les gamelles de fer blanc qui servaient d’auge aux volailles, et détalaient à toute vitesse pour se réfugier dans sa chambre et s’enfouir sous les couvertures, dans la sécurité d’une obscurité totale. Il m’arrivait parfois depuis chez moi, les jours d’orage, d’entendre en même temps que le tonnerre grondait, le tintamarre des récipients métalliques brutalement jetés au sol. Il m’était alors facile d’imaginer la scène de débandade qui se jouait de l’autre côté du mur d’enceinte qui nous séparait. Bien que cela me fasse beaucoup rire, j’en étais un peu malheureux car je l’aimais beaucoup « ma Suzanne » et elle me le rendait bien.
Dès les beaux jours, le printemps revenu, nous partions au-delà du cimetière, nous dépassions le stade et nous poursuivions jusqu’au « sable rouge », cette petite dune naturelle sur le flanc de laquelle, comme des générations de gamins avant moi, j’adorais me laisser glisser ou effectuer quelques roulades. Au pied de cette dune, en saison humide, filtrait un maigre filet d’eau où venaient s’abreuver, à l’abri d’un cytise, les petits oiseaux. L’endroit était sauvage et les fleurs y abondaient. Là, poussaient les pâquerettes, les grandes marguerites blanches et jaune, les soucis, les glaïeuls, les tulipes jaunes par tapis immenses et, véritables perles de la couronne les « abeilles ». Sans être abondantes, ces dernières n’étaient pas rares mais discrètes et tellement étonnantes qu’elles méritaient bien d’être distinguées des autres végétaux. Comme toutes les orchidées dont elles constituaient un maillon de l’espèce, elles avaient poussé l’ingéniosité jusqu’à modeler leur corolle en forme d’insecte, plus précisément en forme d’abeille, d’où le nom que Suzanne leur avait attribué et que j’avais tout naturellement agréé. Ailes déployées, abdomen et thorax velus, elles s’offraient à la vue des visiteurs dans l’attitude de l’insecte posé sur branche à la recherche d’une fleur à butiner. La ressemblance était telle que les bourdons eux-mêmes se laissaient berner et, heureux de l’aubaine, tandis qu’ils croyaient honorer une de leurs séduisantes congénères, ils aidaient à la pollinisation de la fleur et rendaient possible la reproduction. Il y en avait de toutes les couleurs, du jaune éclatant au bleu le plus profond, en passant par le violet, le rose, le vert et même le noir.
Toute aussi gratifiante était la découverte des « gouttes de sang », plantes fragiles au feuillage plumeux, délicat comme un duvet, au milieu duquel perlaient de jolies petites rosaces pourpres et vermillées qui rappelaient le bouton d’or, tant par leur forme que par le brillant de leurs pétales. Je me revois disposer ces fleurs « en soleil » au fond d’une assiette creuse emplie d’eau, le bas de la tige bloqué sous un caillou. Elles se redressaient alors à la verticale et formaient pendant quelques jours un ravissant centre de table. Ce procédé était aussi utilisé avec les pâquerettes.
Mais revenons au sable rouge qui, outre le jardin merveilleux que je viens d’évoquer, constituait, en d’autres moments, le théâtre d’expéditions mémorables organisées par Gérard, le chef explorateur, épaulé d’une section de valeureux aventuriers. Alain, Louis, Aimé, Marcel, Georges*, moi-même et d’autres encore… Coupe-coupe à la main, casque colonial vissé sur la tête, la gourde à la ceinture, nous ouvrions des pistes à travers la sylve hostile, des heures durant, à la recherche d’un hypothétique trésor, de l’épave d’un avion, voire d’un cimetière des éléphants. Ces objectifs hantaient notre imagination abondamment nourrie par les derniers films d’aventure ayant pour cadre la jungle africaine, toute puissante du feulement des félins et résonnante du cri de Tarzan, le justicier.
Lorsqu’enfin, ivres de soleil et accablés de fatigue, nous revenions à la civilisation, nous étions affamés comme des loups. Le problème était qu’à notre retour au domicile, mon frère et moi ne pouvions échapper, malgré les stratégies élaborées pour déjouer les pièges, au guet-apens que nous tendait notre mère. Le paquetage à peine déposé, sans la moindre considération pour nos glorieux faits d’armes, ni pour les plaies béantes de nos égratignures qui zébraient nos jambes, elle nous conduisait manu militari vers le baquet où nous subissions l’outrage du savon et l’épreuve du vinaigre en guise de cautère.
Les années ont coulé depuis et je rends mille grâces à Dieu pour nous avoir permis de vivre, si intensément, de tels moments.
Parfois, lorsque la grisaille s’insinue dans mes pensées, tout comme Suzanne les jours d’orage, j’aime à me réfugier dans ce recoin de ma mémoire où le soleil brille de mille feux et où flotte encore le souvenir d’une jeunesse qui, avec le recul et malgré les vicissitudes de l’époque, m’apparaît radieuse. J’y retrouve mes parents, ma famille, mes amis, mes voisins. Aujourd’hui hélas, nombre sont ceux qui, parmi ces gens, sont passés de l’autre côté du miroir. J’ai cependant un tel besoin de leur présence que je m’efforcerai, aussi longtemps que je vivrai, de les maintenir en vie dans mon paradis perdu.
André Corbobesse
*Alain Pareilleux, Louis Corbobesse, Aimé Villaume, Marcel Lamoise, Georges Antiq [ndlr]
(Source : Bulletin de liaison des Enfants de La Stidia et Noisy, n° 14, mars 2002)
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