ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie
SACRE KADOUR
par André Corbobesse
L’été touchait à son paroxysme. Dehors, la terre exhalait ses vapeurs par vagues épaisses, presque palpables, au travers desquelles se déhanchaient, à la manière des danseuses orientales, les longs fûts des grands palmiers qui bordaient la place publique. Dans le village écrasé par la chaleur, où toute manifestation de vie s’était raréfiée, deux êtres seulement faisaient figure de rescapés d’un formidable cataclysme.
J’étais l’un de ceux-là et, si je me trouvais dans la rue à cette heure de canicule, c’est qu’il m’incombait d’ouvrir le bar familial après la pause du déjeuner. L’autre, c’était Kadour, le fidèle compagnon des heures de grande solitude passées à attendre le client dans la relative fraîcheur d’une pénombre religieusement entretenue.
A l’évocation de ce personnage, me reviennent en mémoire les traits familiers de sa face ridée et basanée d’où émergeait un nez assez long, flanqué de deux yeux vifs, remplis de bonhomie et pétillants de malice. Sa bouche, d’une étonnante mobilité, se déformait à chaque mot, comme tiraillée tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; et puis ; surtout, cette manie irrépressible de faire glisser son kambouch d’avant en arrière ou de gauche à droite, et vice-versa, dès qu’une idée nouvelle lui traversait l’esprit ou lorsqu’il amorçait une explication. Le doigt pointé vers son interlocuteur, il introduisait alors son propos toujours par la même phrase : « Didi (Dédé), j’men vais t’dire kekchose… », cependant que de l’autre main, il faisait basculer sa chéchia.
Ce jour-là, pour l’ami Kadour, la matinée avait été fructueuse. Bon nombre des « amis » providentiels qu’il avait rencontrés au cours depuis le matin, englués dans les fils de sa toile habilement et patiemment tendue, s’étaient laissés extorquer, suivant leur degré de vigilance un verre ou un demi-verre, parfois même un litre de vin rouge « Souaflia ». Suivant une technique parfaitement rodée, il se constituait ainsi, au fil des rencontres, des réserves dont il me confiait la garde afin de pallier le manque, les jours de disette. Et il veillait chaque matin à vérifier l’évolution du stock.
Ce jour-là, la vigne ayant bien donné, il ne se priva point. Si bien que les nombreux centilitres absorbés à la santé de ses généreux donateurs, avaient bien du mal à s’évacuer. La fermeture du bar ayant sonné pour lui l’heure de la décantation, il songea, non sans y avoir été invité par mes soins, à prendre un peu l’air, voir un peu de repos. Le pas de la porte à peine franchi, il s’affala, à l’ombre, du côté de la Grande rue, devant la porte du bar qui faisait face à la pharmacie. En quelques gesticulations, il réussit à s’asseoir, tant bien que mal, sur le bord du trottoir, le turban en désordre, les coudes appuyés sur ses genoux fléchis et légèrement écartés, la tête enfouie dans ses deux mains sèches et noueuses, les talons bien calés au fond de la rigole pour contrebalancer les effets de la « houle ». Dans quelle contrée errait son esprit égaré ? Le savait-il lui-même ? Le fait est qu’il ne percevait plus rien de ce qui pouvait se produire alentour. Et il aurait aussi bien pu passer encore une ou deux heures dans cette posture si un événement ne l’avait brutalement tiré de sa prostration.
A quelques pas de là, en effet, dans la rue Edouard Herriot, perpendiculaire à la Grande rue, la trêve de midi parvenue à son terme, je m’apprêtais à reprendre mon service de barman. Tandis que j’ouvrais le portail qui permettait l’accès privé au bar et à ses dépendances, je dérangeai une souris qui devait très probablement somnoler, elle aussi, dans le petit évidement du mur qui servait de logement au gond inférieur droit du portail. Je l’aperçus alors qu’elle détalait pour se réfugier dans le bloc moteur du meuble réfrigérant du bar, situé à environ quatre mètres du portail. A mon étonnement, après avoir buté sur la structure grillagée du moteur, elle n’eut pas le réflexe de se faufiler au travers des mailles du grillage. Aveuglée par la peur, elle effectua un demi-tour sur elle-même et prit résolument la direction de la rue. Empoignant alors un balai qui se trouvait à portée de ma main, je la pris immédiatement en chasse mais ne pus l’empêcher de se propulser lestement au-delà du gond qui lui servait d’abri quelques secondes auparavant. Une fois dehors, elle emprunta la ligne du caniveau qui la conduisit tout droit jusqu’aux talons de notre « Booz endormi ». Face à ce nouvel obstacle, comme je la poursuivais toujours, elle fit à nouveau mine de rebrousser chemin. Pour couper court à sa retraite, je lui assénais alors un coup de balai qui la fit rouler sut le bitume. Instantanément rétablie sur ses pattes et sans s’accorder le moindre répit, elle se rua courageusement à nouveau vers le dormeur, toujours impassible, dont la présence ne lui parut plus incongrue. Dans un fantastique élan de bravoure, elle escalada sa cheville et s’engouffra dans la jambe droite du sarouel, par la petite ouverture située à mi-mollet et sans que son hôte ne s’en rende compte.
Dans le sombre univers où elle venait de s’infiltrer, notre souris dut se trouver fort décontenancée, tout au moins désorientée. Je la suspecte, cette fois, d’avoir marqué la pause, le temps de se repérer, car de l’extérieur, j’observais qu’aucun pli de la partie bouffante du sarouel, ne bougeait. La première impression qui s’imposa à l’intruse fut, certainement, de constater que l’atmosphère était confinée mais que, hormis la drôle de chauve-souris accrochée au « plafond » et qui dormait, comme il se doit, la tête en bas, l’endroit paraissait plutôt sûr et, contrairement au monde extérieur, exempt de toute excitation. Savait-elle l’importance stratégique de sa position ? Elle ne fut pas longue à l’apprendre car, ses premières investigations, vraisemblablement maladroites en raison de l’obscurité, la conduisirent dans le secteur sensible classé « Top secret », où elle agita les sonnettes d’alarme, provoquant, chez le sujet, un véritable électrochoc.
Immédiatement saisi d’un vif émoi, Kadour me stupéfia par sa promptitude à dissiper les brûmes qui encombraient toujours son cerveau. Contre toute attente, en effet, il se dressa sur son séant, dégageant dans le même mouvement son visage à l’expression hagarde, ne sachant plus de quel côté orienter son couvre-chef.
Puis, tel un ressort qui se détend, il se leva avec précipitation tandis que la malheureuse souris, prise dans la nasse du sarouel, bondissait de tous côtés avec l’énergie du désespoir. D’un geste de protection instinctif, Kadour noua alors de ses deux mains, au plus haut de ses cuisses, le soufflet de son sarouel afin de limiter les divagations de son hôte indélicat, dont il ignorait s’il s’agissait d’un rongeur, d’un reptile, d’un oiseau ou autre coléoptère. Il trouva même la force de courir, d’un pas certes mal assuré et suivant une trajectoire difficilement maîtrisée, vers les toilettes au fond de la cour, où il dut se dévêtir pour mettre fin à cette insupportable cohabitation.
Après quelques instants de réflexion, le temps de se restituer dans le siècle et dans le monde, il estima qu’un bon remontant lui serait bénéfique. Et, tout en palpant méticuleusement le fond de son sarouel pour vérifier qu’il en avait bien fait le vide, il me rejoignait au comptoir où il commanda sur sa réserve, ses « gouttes » préférées qu’il but à longs traits.
Sa voix reprenant de l’assurance, il m’avoua que le présent avatar n’était pas le premier du genre qu’il ait connu. Le couvre-chef ramené à un nouveau point d’équilibre, il me confia, en suivant, que quelques années auparavant, il s’était étendu pour effectuer une sieste réparatrice, sur le trottoir qui bordait la cave de M. Ducousso, au carrefour des rues qui desservaient la maison de M. Henri Antiq d’une part, et le fournil de M. Piot d’autre part. l’ombre à cet endroit était fraîche et le murmure du « grand bassin », qui coulait à gros débit dans la rigole toute proche, invitait à la détente. Une brise légère, chargée des senteurs d’agrumes à force de parcourir les vergers voisins, lui caressait le visage. Son corps alangui s’était alors complètement abandonné à sa félicité. Tout allait pour le mieux lorsque son subconscient enregistra un signal terrestre difficilement identifiable : une pression sur la poitrine qui progressait en direction du cou. Malgré la charge qui plombait ses paupières, le premier contact épidermique provoqua, par réflexe, l’ouverture de ses yeux. A peine était-il sorti de son état de béatitude qu’il se trouva, non sans brutalité face à face avec « ine sarpent ».
Glacé d’horreur jusqu’à la moelle, il eut la tentation de fuir. Sa lucidité rapidement retrouvée, il parvint néanmoins à réfréner ce moment tandis que ses tempes résonnaient du bruit assourdissant d’une batterie de tambours au rythme accéléré de ses pulsations cardiaques. Haletant, et bien que cela lui en coûtât, il laissa le reptile poursuivre son chemin sans le bousculer. Et dès que ce dernier eût pris du champ, il ramassa ses hardes en toute hâte en se promettant bien de ne plus fréquenter l’endroit.
Oserai-je vous raconter encore la chasse au « porte-pic » (Kadour dixit) ?
Pour ceux qui insistent, voici le déroulement des faits, tels qu’il me les présenta.
Comme chacun sait, le porc-épic est un mammifère rongeur nocturne, au dos recouvert de longs piquants, quoique tout à fait inoffensif. L’oncle de Kadour ayant forgé le projet de traquer le dit animal, il demanda à son neveu de se joindre à lui en qualité de rabatteur. Aidés du chien de la maison, l’oncle et le neveu qui, à cette époque entrait dans l’adolescence et n’avait encore jamais vu de porc-épic, partirent ainsi en pleine nuit, ratisser les flancs de la Chegga, à la lueur de lampes à pétrole.
Très vite, les aboiements répétés du chien semblant annoncer que le gibier était en vue, Kadour, qui se trouvait à côté du cabot, s’approcha du fourré devant lequel ce dernier se tenait à l’arrêt. Brusquement exposé au faisceau lumineux braqué sur lui, le porc-épic, car c’en était bien un, qui s’était réfugié sous une touffe de genêts, bondit droit devant lui, exactement entre les jambes de Kadour qui n’eut pas le temps d’identifier son agresseur. Pris de panique, notre héros se cramponna à sa lampe et se lança dans une course éperdue à travers le thym, la lavande et le serpolet, communiquant sa peur au klébar qui lui emboîta le pas sans l’ombre d’une hésitation.
Interloqué, l’oncle qui ne comprenait rien au drame silencieux qui se déroulait dans l’opacité de la nuit, suivit des yeux la flamme de la lampe qui, telle une luciole, décrivait en s’éloignant des circonvolutions chaotiques. Un moment, la trajectoire de la luciole changea de cap pour s’orienter dans sa direction. Sous le faible éclairage, seul, au loin, était repérable le cercle blanc du turban dont un pan flottait au vent, donnant à la coiffe des allures de comète.
Mais, à mesure que la scène se rapprochait, les formes et les contours se précisant, jugez de la stupéfaction du vieil homme lorsqu’il vit son neveu en pleine débandade, ridiculeusement défiguré par la peur, suivi de son chien, non plus glorieux, lui-même talonné par le « porte-pic » dont le parcours venait miraculeusement de rejoindre celui des fuyards. Et de se demander qui était le chasseur dans cet étrange équipage.
Pour justifier sa déroute, Kadour m’expliqua, en prenant son avant-bras pour mesure étalon, que : « Le porte-pic ahendou l’bayounette hac ! », ce qui signifiait que le porc-épic avait des piquants longs comme son avant-bras, tout hérissé sur son dos. Si bien qu’il craignait d’être embroché chaque fois qu’il entendait le bruit caractéristique des projectiles que le « redoutable » animal décochait par intermittence : « Douv !... Douv !... Douv ! » D’où la panique qui s’en suivit.
« Marsoub » (en français : à l’en croire), il se fut trouvé sur les plages de Normandie, sous la mitraille, au moment du débarquement allié, que le danger n’eût pas été plus grand !
A cette heure, je ne sais toujours pas ce qu’il est advenu du « porte-pic ». Je m’engage, néanmoins, dès que les archives relatives à la période de la présence française en Algérie seront disponibles, à entreprendre des recherches dans ce sens, tant il est vrai que les protagonistes désignés ci-dessus, ainsi que les faits exposés sont authentiques. La forme romanesque de ces récits est, en revanche, de mon cru. J’ose espérer, par cette touche personnelle, avoir su recréer le climat et l’esprit dans lesquels ces aventures se sont déroulées ou m’ont été contées.
Sacré Kadour ! J’éprouvais le plus grand bonheur à l’écouter et à observer ses mimiques. Et son français très maladroit ne faisait qu’ajouter au pittoresque de ses confidences. Je dois confesser cependant qu’il m’exaspérait au plus haut degré lorsque, vissé au comptoir, son cheche appuyé contre celui de l’un de ses coréligionnaires, tous deux face à face, il psalmodiait les derniers événements vécus, des heures durant, sur un ton monocorde qui aurait mis en pelote les nerfs d’une statue grecque. C’était là sa manière de remercier ses sponsors et, pour moi, un avant-goût du purgatoire.
Je termine là ce mémoire dont l’exposé a souvent animé les réunions familiales. Comme toujours, ce retour au passé exacerbe ma nostalgie de ce pays où j’ai laissé tellement de moi-même que je ne puis m’en détacher. Kadour fut le dernier de mes amis indigènes, après mes petits élèves des Ouled-Hamdane à venir taper à ma fenêtre, à 22h30, la veille de mon départ vers la mère patrie. Il tenait à m’exprimer sa consternation et sa tristesse de me voir quitter, à tout jamais, le pays qui nous avait vu naître et à me souhaiter beaucoup de chance et de réussite dans ma nouvelle vie. Nos regards, chargés d’émotion, véhiculaient tellement d’images fortes que nous eûmes beaucoup de mal à desserrer nos mains soudées par tant de complicité.
Merci Kadour pour ces moments de bonheur partagé, et que la paix d’Allah soit toujours avec toi, jusque dans l’au-delà.
André Corbobesse
(Source : Bulletin des enfants de La Stidia et Noisy, n° 18, mars 2003)
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