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Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie
AUTRES TEMPS AUTRES MŒURS
par Norbert Ségalas
LA DEMANDE EN MARIAGE
En 1903, mon grand-père Pierre Ségalas, dit Pierrou, venait de fêter ses 21 ans.
La famille était nombreuse. Son père, Raymond Ségalas époux de Thérèse Zammith, s’entretint avec lui et lui dit à peu près ceci : « Maintenant mon fils, tu es majeur, il va falloir que tu te maries ; je sais que tu fréquentes… alors va falloir faire ta demande en mariage ».
Pierrou acquiesça et promit de s’en occuper au plus vite.
Il avait bien quelqu’un en vue, mais le problème c’est qu’il était intéressé par deux jeunes filles en même temps.
En effet, il connaît une belle brune espagnole de Perrégaux et il n’est pas indifférent au charme alsacien1 d’une magnifique blonde de La Stidia. Elles lui plaisaient toutes les deux, mais laquelle sera l’heureuse élue ? Il ne peut se résoudre à prendre une décision qu’il pourrait regretter ensuite ; c’est que la brune espagnole au charme andalou est aussi ravissante que la blonde rhénane a la peau laiteuse.
Après quelque temps d’intenses réflexions il se décida.
Un beau matin, revêtu de son plus beau costume, il attela le cheval à la carriole ; mais, un détail qui a son importance, il l’attela sans les guides. D’un grand coup du plat de la main sur la croupe de l’animal il le fit démarrer.
Alea jacta est (le sort en est jeté), c’est le cheval qui décide !
La brave bête n’hésite pas un seul instant et il s’en va allègrement vers Perrégaux où l’attendait Maria Pareja qui allait devenir ma grand-mère.
Ouf ! Je n’ai rien contre La Stidia, mais si le cheval avait pris l’autre chemin, c’est quelqu’un d’autre qui vous aurait raconté cette histoire exceptionnelle et vraie.
§§§
LA CALEBASSE
Ça y est, la jeune Maria ne se sent plus de joie, son cœur éclate dans sa poitrine ; le beau jeune homme de Noisy est venu la demander en mariage.
Elle l’avait vu arriver sur sa carriole et s’était cachée instinctivement. Le cheval s’était arrêté, Pierrou était descendu pour sortir les guides du caisson, dessous le siège, là où il tenait son fusil. Il avait mis les rênes au cheval et l’avait attaché à l’anneau scellé dans le pilier du portail.
Sa sœur Marguerite et son petit frère Jacques (futur papa de Jean Paréja) l’avait cherchée partout et enfin trouvée pour lui dire de venir, car il venait la demander en mariage. Elle n’en revenait pas, comment ce beau jeune-homme pouvait s’intéressait à elle, lui qui connaissait une belle blonde de La Stidia, et aussi la jeune Cécile de Noisy qui lui faisait les yeux doux ?
Qu’est-ce qui lui a prix de faire vingt-quatre kilomètres pour venir faire sa demande ?
Elle le saura plus tard, mais pour l’instant il lui arrive une chose dont toutes les jeunes filles rêvent, et qui se réalise rarement : l’arrivée de son prince charmant.
Malgré son bonheur intérieur, elle a sa fierté, elle ne veut pas le voir maintenant, car elle est toujours fiancée, et pour la troisième fois. Elle n’a que dix-huit ans, mais en ce temps-là les familles étant nombreuses on mariait les filles très jeunes.
Ses parents l’avaient promise une première fois, mais ça n’avait pas duré longtemps. Elle a été fiancée une deuxième fois, mais celui-là non plus ne l’intéressait pas. Elle tolérait le troisième pour faire plaisir à ses parents… mais maintenant la donne n’était plus la même, il lui fallait rompre rapidement et définitivement.
En fin d’après-midi, son « fiancé du moment » arrive, conduisant une belle carriole avec capote, il est habillé comme un milors, avec chapeau claque et gants blancs. Il vient la chercher pour aller faire un tour dans la fraîcheur, relative, du soir tombant, et aussi montrer à ses copains sa belle fiancée.
Après avoir attaché le cheval, il pénètre dans la maison. A ce moment, personne ne remarque une ombre pliée en deux qui se faufile derrière les lauriers roses jusqu’à la jardinière, puis qui repart aussi vite qu’elle est venue. Quelques minutes plus tard, le « fiancé du moment » ressort de la maison un peu déconfit, car on lui a dit qu’elle n’était pas là et qu’il ne fallait pas l’attendre. Il remonte dans sa carriole, tant pis, il va rejoindre ses copains au café. Chemin faisant, il est intrigué car les gens qu’il croise ont une drôle de réaction en le voyant : certains sourient, d’autres rigolent aussitôt rabroués par leur femme, il y en a même qui le regardent avec compassion.
Il arrive enfin sur la place de Perrégaux ; c’est une grande place rectangulaire en terre battue servant de parvis à l’église qui en fait partie, ainsi que d’emplacement les jours de marché. Tout autour de la place les commerces se touchent sous la fraîcheur des arcades ; c’est là qu’il y a les bistrots. Dans un café il reconnaît ses copains et arrête son cheval. A ce moment-là les rires fusent et ses amis ne se gênent pas pour l’interpeller : « Elle t’a mis la calebasse, elle t’a foutu la calebasse », crient-ils tous en chœur en riant et en se tapant sur les cuisses. Il ne comprend pas :
-qué ? Calebasse ?
-Regarde derrière la carriole, hurlent-il.
Il y va, se penche et voit, attachée à une ficèle, une calebasse qui dodeline doucement sous sa voiture.
Il comprend alors ce qui vient de lui arriver, le cœur plein de tristesse et d’amertume. Il ne lui reste plus qu’à dénouer la cordelette et à jeter au loin l’objet de son infortune.
Ses copains viennent alors le chercher et l’emmènent en face pour noyer son chagrin.
En ce temps-là à Perrégaux, et peut-être ailleurs, quand une jeune fille rompait ses fiançailles on disait « elle lui a mis la calebasse ». Ma grand-mère a matérialisé ce dicton.
Ma grand-mère disait souvent qu’elle avait été fiancée trois fois mais qu’elle n’avait jamais embrassé ses fiancés.
Norbert Ségalas
(Source : Bulletin de liaison des Enfants de La Stidia et Noisy, n° 25, décembre 2004 ; n° 27, juin 2005)
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