ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie
LES ŒUFS DE LA DISCORDE,
ou, le coup du père François
par André Corbobesse
L’histoire qui va vous être rapportée, en hommage à ma très chère « Mémère » qui m’en a livré le détail, remonte aux années 1945/1946.
En ce temps-là, quelques familles du village possédaient une ou deux chèvres qui, assemblées en un troupeau collectif, étaient quotidiennement acheminées vers des lieux de pâture sauvage, sur les collines qui enserraient le bourg, sous la surveillance d’Abdelkader, un produit du cru, promu au grade de chevrier officiel de notre communauté.
Alors que je n’étais qu’un bambin et malgré la distance qui nous sépare des faits, j’ai conservé de ce personnage le souvenir précis d’un être affligé d’une cyphose sévère qui lui faisait plier l’échine et lui interdisait la position droit-debout. Tel un roseau ployant sous la tempête, il circulait, son bâton toujours calé au bas du dos et glissé, à la manière d’un verrou, dans la pliure des coudes, de part et d’autre de son but.
Large d’épaules et jambes arquées, notre homme arborait un visage plutôt avenant, bien que creusé de rides profondes et barré d’une épaisse moustache qui masquait en partie de rares dents déchaussées. D’un âge indéfinissable, s’il n’avait plus l’agilité d’un cabri, il se montrait, malgré son infirmité, encore assez leste pour courir, les pieds nus, par ravins et rocailles, derrière ses intrépides quadrupèdes.
Son vêtement se composait du saroual traditionnel sur lequel flottait une ample chemise à longs pans et longues manches, bouffante à la taille, du fait d’une ceinture rouge confectionnée en laine tressée dont les brins, noués à chaque extrémité, retombaient en frange sur la cuisse. Par temps frais, il complétait cette tenue par un gilet sans manche, grossièrement taillé dans une peau de mouton.
Ainsi vaquait ledit chevrier à ses occupations quotidiennes, rythmées par les levers et couchers de soleil, les discours chevrotants du troupeau et le tintement des sonnailles qui distinguaient chaque animal, suivant son appartenance.
« Mémère », notre grand-mère d’adoption, petite-cousine de mon père, que la bienveillante Providence avait placée sur notre ligne de vie pour pallier le décès prématuré de nos deux aïeules biologiques, adhérait à l’organisation collective mentionnée ci-dessus.
Le hasard du planning faisait que sa chèvre était la dernière du troupeau a être ramenée, le soir, au bercail. De sorte que, après l’avoir attachée à l’anneau de son enclos, dans un recoin de la cour, Abdelkader pouvait considérer sa journée de travail terminée, à la charge pour notre grand-mère de procéder elle-même à la traitre. Tâche qu’en général elle ne tardait pas à accomplir.
La dernière goutte de lait tirée, Mémère, qui avait l’habitude de vérifier dans le poulailler qui faisait face à l’enclos de la chèvre, s’il n’y avait pas d’œufs à ramasser, n’en finissait pas de s’étonner de la retenue de ses poules qui, depuis quelques jours, ne produisaient presque plus d’œufs alors que nous étions en pleine période de ponte. Comme elle n’entendait pas se satisfaire de cette situation anormale, voire douteuse, elle entreprit de tester la fiabilité d’Abdelkader, non sans s’être assurée, au préalable, que mon frère et moi n’étions pas malicieusement impliqués dans cette affaire.
L’enquête établit que, tels deux agnelets dans la plénitude de l’innocence, nos âmes étaient encore vierges de toute souillure.
La radiographie d’Abdelkader, en revanche, révélait une image plutôt trouble.
Le matin suivant, avant qu’il ne prit en charge la chèvre, Mémère procéda à une inspection des nids, présumant qu’à cette heure matinale les chances de trouver de beaux œufs frais pondus étaient minces, voire nulles, ce que l’examen confirma.
Elle fit de même, le soir, juste avant le retour du troupeau et fut heureuse de constater que ses poules, loin d’avoir fermé boutique et comme pour prouver leur vaillance, s’étaient même surpassées, ce qui renforçait sa conviction qu’une main scélérate opérait en cachette.
Elle prit alors le parti de laisser un œuf comme appât et attendit stoïquement que le prédateur se compromît derechef.
Aux derniers feux du soleil, le portail s’ouvrit sur la chèvre et son guide. L’animal en tête, pressé de retrouver le confort douillet de sa fraîche litière, tous deux traversèrent la cour d’un pas martial, au son de la clochette. Une fois dans l’enclos, Abdelkader lui enfila son collier relié à un anneau fixé dans le mur, vouant à l’échec toute tentative du caprin de sauter la clôture pour aller dans le jardin tout proche.
Son service terminé, il referma la porte de la petite enceinte et prit ses aises.
Il ôta son kambouch (turban) et, sans se presser, se rafraîchit le visage, les pieds et les mains à la fontaine qui ravitaillait en eau le poulailler, auquel elle était adossée. Puis il effectua, sans motif apparent, quelques allées et venues entre l’enclos et la fontaine avant de s’enturbanner à nouveau.
A la suite de quoi, il rehaussa sa ceinture puis ajusta d’un geste routinier son bâton sur son dos et, tout prêt à accomplir ses prières du soir, l’âme en paix, à défaut de sa conscience, s’en retourna chez lui de sa démarche chaloupée. Au passage, il marmonna quelques mots en arabe, en guise de salutation à l’adresse de Mémère, occupée dans sa cuisine à la préparation de son repas du soir.
A peine eût-il refermé le portail que cette dernière se précipita vers son poulailler où, suivant une certaine logique, l’œuf avait disparu.
Le forfait était signé, restait à se montrer assez habile pour confondre son auteur.
A y bien réfléchir, Mémère s’avisa qu’une accusation frontale ne conduirait qu’à humilier le contrevenant dont on ne savait que trop qu’il aurait toujours sous le turban une bonne raison à opposer pour témoigner de son intégrité alors qu’elle-même, faute de l’avoir surpris la main dans le nid, ne pourrait attester ni de la propriété de l’objet du litige, ni de la malhonnêteté de son serviteur.
Elle n’avait, cependant, aucune intention de congédier Abdelkader envers lequel, à dire vrai, elle n’aurait pas rechigné à se montrer charitable, si seulement il lui avait demandé l’aumône de quelques œufs.
Quant à se cantonner dans le mutisme, c’eût été une forme d’acceptation tacite de la situation, en opposition formelle avec ses principes moraux.
Par un heureux concours de circonstances, le jour suivant, Mémère reçut une de ces visites de courtoisie que François, son métayer, avait coutume de lui rendre à intervalles réguliers.
Au terme de leur entretien d’affaires, elle lui fit part de l’indélicatesse d’Abdelkader et lui demanda de l’aider à résoudre ce problème à l’amiable.
Ensemble, ils évoquèrent alors plusieurs mesures répressives, les unes inappropriées, les autres excessives, sans jamais trouver celle qui convenait.
De la réflexion jaillissant la lumière, la mine de François, soudain, s’éclaira : il tenait le moyen de rendre justice sur les lieux mêmes du délit et de façon incontestable.
Pressé de s’expliquer par Mémère, il lui dévoila son projet qu’elle approuva avec enthousiasme. Quitus lui fut donc accordé avec mission d’agir au plus vite.
Répondant à l’urgence, François s’engagea à revenir dès le lendemain soir, en recommandant bien d’abandonner dans les nids la production de la journée, dont on pouvait déjà prévoir qu’elle s’inscrirait en pertes plutôt qu’en profits. Et, là-dessus, il prit congé.
La journée qui suivit, semblable à tant d’autres, vit Abdelkader parcourir inlassablement la montagne, foulant le thym, louvoyant entre touffes d’alfa, bouquets de lavande et buissons de lentisques ; courir après les chèvres pour les ramener dans son champ visuel ; relever les traces du passage d’un lapin ou les indices de présence d’un gibier à plumes ; poser quelques pièges pour améliorer l’ordinaire ; se restaurer frugalement, à l’ombre des thuyas, d’une galette de seigle, d’une poignée d’olives ou d’une sardine salée, voire de quelques dattes ; reposer ses jambes fourbues, assis sur un éperon rocheux à observer la ronde d’un émoucher ou le vol piqué d’un épervier… Et ainsi de suite, jusqu’à ce que vienne le temps de rassembler les bêtes et de regagner le village.
Réglé comme un mouvement d’horloge, à l’heure où, sous un ciel rougeoyant, les martinets, dans une agitation compulsive, tels la marmaille au sortir de l’école, emplissaient l’air de leurs cris stridents, Abdelkader procédait à la restitution des chèvres à leurs propriétaires respectifs avec le sentiment du devoir accompli.
La chèvre de Mémère attachée à son anneau, il sacrifia, comme à son habitude, au rituel des ablutions à la fontaine et s’apprêtait à quitter la cour quand François, avec le naturel d’un visiteur sur le départ, fit irruption sous l’auvent en tôles ondulées qui surplombait le portail de sortie et qui garantissait l’entrée de la cuisine de Mémère des ardeurs du soleil et de la pluie.
Apercevant Abdelkader, il montra sa surprise et fit quelques pas dans sa direction pour le saluer. S’adressant à lui en arabe : « Cela fait un moment que je ne t’avais pas rencontré. Mais si j’en juge par ta mine et ton allure, tu me parais en forme et même rajeuni. »
Suivirent les protestations polies d’Abdelkader qui aurait souhaité s’éclipser au plus vite mais qui, ne pouvant esquiver l’obstacle, donna le change en regrettant que ce discours ne fût pas exact. Chaque mouvement – « Qu’Allah soit loué ! » - lui coutait, hélas, tant d’efforts !
François lui rétorqua qu’il n’en croyait rien et qu’il ne fallait pas confondre fatigue et usure. A ce qu’il voyait, il l’estimait encore suffisamment gaillard pour se colleter à lui dans un combat amical avec, insista-t-il, toutes les chances de prendre le dessus.
Et, joignant le geste à la parole, François lui décocha une bourrade sur l’épaule qui l’obligea à lâcher son bâton et le fit reculer de deux pas.
L’instant de surprise passé, son équilibre retrouvé, Abdelkader implora François d’arrêter ses provocations. Un combat, à leur âge et dans son état, alors que, de surcroît, il n’en pouvait plus de fatigue, voilà bien une idée saugrenue.
Mais François faisait mine de ne pas comprendre. Déjà en situation de combat, il effectua une pirouette qui lui permit de se positionner derrière abdelkader subjugué. Profitant de sa stupeur, il saisit à bras le corps le malheureux chevrier et, enserrant étroitement sa taille de ses deux avant-bras, le souleva de terre dans un mouvement rotatif, avant de le reposer sèchement sur ses pauvres jambes arquées.
Si elle ne put entendre les sinistres craquements de la dizaine de frêles coquilles dissimulées dans la partie bouffante de la chemise d’Abdelkader, Mémère, derrière ses rideaux, vit avec jubilation ladite chemise se teinter, au-dessus de la ceinture, du même jaune qui coloraient la cellule centrale des œufs de son poulailler.
C’est le moment qu’elle choisit pour sortir et, faisant face à abdelkader dépité, l’index pointé sur sa chemise amidonnée, lui extorqua sans difficulté ses aveux.
La mine défaite, les oreilles rouges du sang de la honte, Abdelkader qui sentait avec gêne et dégout la substance visqueuse dégouliner sur ses cuisses et son postérieur, dut promettre de ne plus recommencer.
Mais qui a vécu dans ces contrées-là, en ces temps-là, sait ce que valaient ces promesses-là.
Resté seul dans la cour, sans installation extérieure qui lui eût permis, dans l’intimité, de se nettoyer avant de sortir, Abdelkader se trouva dans l’obligation de traverser tout le village, en plein jour, la chemise et saroual collés en cataplasme sur le ventre et l’arrière-train.
Et qu’advint-il ensuite ?
Le lendemain, on vit le chevrier, la chemise et l’amour-propre passés à la lessive, reprendre, avec la chèvre de Mémère et le reste du troupeau, le chemin de la garrigue sous un ciel dégagé de tout nuage.
Les années ont passé et, me relisant, je souris à l’idée que, malgré une vigilance de tous les instants, bien peu d’entre nous ont échappé au chapardage que ses adeptes considéraient non comme un délit nais comme une hygiène de vie, voire une manière de pratiquer la charia.
De quoi, pour les victimes, déclamer en chœur, en parodiant Victor Hugo :
« Oh, combien d’œufs, combien de serviettes,
De pièces de monnaie et de petites cuillères,
Qui sont parties, en douce, pour des courses lointaines… »
André Corbobesse
(Sources : Bulletin de liaison des Enfants de La Stidia et Noisy, n° 40, septembre 2008)
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