Histoire avant 1848
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Centenaire 1914-1918

ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie

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DEFAITE FRANÇAISE DE LA MACTA

28 JUIN 1835


 

Depuis dix-huit mois, le traité du général Desmichels avait porté ses fruits.

Tandis que la division d'Oran se voyait condamnée à une inaction que la France devait longtemps et chèrement expier, l’événement le plus menaçant pour la domination française en Afrique, s'était accompli.

Il s'était formé une nation arabe et un peuple nouveau  se groupait autour du chef habile et entreprenant qui avait réuni les tronçons épars de la race indigène.

Sachant  profiter de ce dévouement ardent que les nations vaincues et oubliées apportent toujours au pénible et souvent infructueux travail de leur recomposition, l'heureux aventurier que la France avait élevé de ses mains sur un trône, d'où elle ne l'a pas encore arraché, avait soumis et organisé tout le pays, depuis les frontières du Maroc jusqu'aux portes d'Alger.

Abd-el-Kader crée des finances, forme un noyau d'armée régulière, contre lequel aucune révolte partielle ne pouvait tenir; et, sentant que la première condition d'existence d'un État nouveau est de pouvoir suffire lui-même à toutes les éventualités de la lutte qu'il doit soutenir pour prendre rang parmi les nations, il prépare avec soin tous les moyens de faire aux chrétiens une guerre vigoureuse et prolongée.

Cette œuvre obscure et ignorée du monde a exigé peut-être plus de génie que des entreprises dont l'éclat a rempli l'univers; mais Abd-el-Kader suffit à tout.

En peu de mois, il avait dompté, une à une, toutes les tribus récalcitrantes, en éteignant les rivalités des musulmans entre eux dans une haine commune contre les chrétiens ; il dirigeait vers un même but des populations encore plus soumises par les bienfaits d'une administration ferme que par la force des armes.

L’aristocratie des tribus, cette remuante oligarchie, avait été, ou conquise par les honneurs et les dignités, ou détruite par le fer.

Les marabouts voyaient en lui 1'homme prédestiné qui devait faire sortir l'empire arabe de ses ruines, et cet élément de désordre était devenu une force de plus dans les mains de l’émir qui commandait au nom du ciel et de la terre.

Il était vraiment l'élu du peuple, car il en avait toutes les passions et il en personnifiait tous les instincts : le besoin d'ordre, cette première nécessité des sociétés imparfaites, et la soif de la nationalité, cette première passion d'une race longtemps déchue et cependant pleine des souvenirs de sa grandeur, entraînaient toutes les populations musulmanes sous sa loi, et cette attraction s'étendait jusque dans les villes que nous occupions.

Il semblait être aussi l'élu de Dieu, car chaque jour de sa destinée était marqué par l'accomplissement merveilleux des prophéties, et on eût dit que le doigt de Dieu le guidait au milieu des dangers, qui se multipliaient comme pour faire ressortir encore la protection céleste dont le peuple le croyait entouré.

Ceux de ses rivaux que plus de titres pouvaient lui faire préférer tombent on disparaissent devant lui.

Le choléra le délivre de Sidi-el-Aribi, le chef du parti aristocratique dans l'Ouest.

Mustapha-Ben-Ismaïl, ce vieux et brave général des milices qui, sous les Turcs, faisaient trembler le pays, expie une première victoire par deux défaites signalées, et se voit réduit à s'enfermer avec les couloughlis dans le Méchouar de Tlemcen, dernier îlot où se réfugie la puissance turque, sans cesse entourée de flots d'Arabes.

Mouça, le chérif illuminé du désert, le chef des deskaouï du Sahara, sorte de puritains ou de communistes, dont le fanatisme fut toujours contagieux au milieu des populations exaltées et ardentes du Moghrab, Mouça est obligé de fuir devant le véritable prince des croyants, qui rehausse encore l'éclat de sa victoire par son respect pour le caractère religieux des vaincus.

Le succès, cet argument auquel les musulmans n’ont point de réplique, cette auréole toujours divine, rallie autour de l’émir tous les dissidents, et chaque danger surmonté devient pour lui la nouvelle source d'une force qu'on lui remet avec confiance;  car on sait qu'il n'en usera que pour la gloire de l'Islam et la reconstitution de l'empire arabe, pro Deo et patria.

Plein de foi dans sa destinée providentielle , certain de la force qu'un chef convaincu trouve toujours dans un peuple dont il ne doute point, et peu Soucieux des termes d'un traité dont il connaissait trop l'esprit pour ne pas en dédaigner la lettre, le fils de Mahiddin avait franchi le Chélif, ce fleuve sacré , nouveau Rubicon ; et, salué de Mascara à Médéah par les acclamations enthousiastes d'un peuple qui personnifie en lui sa régénération, ses passions et ses rêves de grandeur, il donne des chefs à la vaste province de Tittery et achève  ainsi l’organisation de ses États.

Sans doute cet ensemble n'était pas complet, mais c'était plus que l'ébauche d'un royaume, plus que le germe d'un peuple ; cette conception, marquée du sceau du génie, était viable, et nous ne l'avons que trop appris.

En présence de cette organisation, dont le véritable sens était une négation des Français, de cette avalanche sans cesse grossissante, de ce torrent qui avait déjà rompu les digues par lesquelles on s'était flatté de contenir son cours, l'autorité militaire à Oran ne pouvait rester entre les mains d'un général qui eût été condamné à se désavouer lui-même, à moins d'être la dupe ou de devenir le complice de l'émir.

Le général Trézel, chef de l'état-major de l'armée d'Afrique, fut désigné par le général en chef comte d'Erlon pour remplacer le général Desmichels dans le commandement de la division d'Oran.

Bientôt Abd-el-Kader, habitué à tout exiger et à tout obtenir, envoie l'un de ses agas pour châtier, jusque sous les murs d'Oran, deux tribus, celles des Douairs et des Smélas, dont le crime était de s'être mises sous la protection de la France.

Ces deux tribus guerrières, débris de cette cavalerie du makhzen que l'émir reconstituait à son profit, avaient été encouragées par l'habile et prévoyante politique du général Trézel à chercher un refuge dans nos lignes; et ces anciens dominateurs du pays, plus militaires que religieux, avaient préféré la demi-indépendance et les profits de cet asile au joug d'un marabout parvenu à la puissance avec l'aide des chrétiens.

Aussitôt que nos alliés sont menacés, le général Trézel, sans attendre l'ordre du général en chef  se porte à la position du Figuier, à trois lieues sud d'Oran, après avoir fait délivrer par les chasseurs à cheval les prisonniers que l'aga avait arrêtés dans les tribus.

L'émir répond à cet acte d'une juste fermeté par une lettre où il laisse échapper le dernier mot de sa politique: il signifie au général Trézel que sa religion ne lui permet pas de laisser aucun musulman sous l'autorité des chrétiens; et, en lui annoncent qu'il ira les chercher jusque dans les murs d'Oran, il déclare la guerre à la France.

La guerre se ralluma donc, comme la paix s'était faite, par l'action d'agents subordonnés qu’on n'osa ni avouer ni désavouer. L'autorité supérieure, heureuse de pouvoir attendre, pour juger les actes de ses inférieurs, les résultats de leurs résolutions, subit deux fois, et en sens contraire, cet ascendant que donne une volonté ferme et persévérante sur les convictions molles et flottantes.

Dégagé de toute autre considération que celle du bien du service, et convaincu que la France ou l'émir devait reculer, le général Trézel se décida à entrer en campagne et à relever le gant qui venait de lui être jeté.

La responsabilité, cet épouvantail des hommes qui dépendent de l’opinion, ce fantôme qui s’évanouit lorsqu'on le regarde en face, n'effraya point un homme consciencieux et dévoué, qui se sacrifiait pour  épargner à son pays une attitude indigne de lui.

En agissant ainsi, le général Trézel écoutait plus la justice de sa cause, son courage personnel et sa susceptibilité pour l'honneur de la France que les calculs de la prudence.

En effet, la division d'Oran ne pouvait mettre en campagne que deux mille trois cents hommes. Ainsi répartis :

  • Un bataillon du 66e de ligne,
  • Un bataillon d'infanterie légère d'Afrique,
  • Un bataillon et demi de la légion étrangère,
  • Cinq escadrons du 21e chasseurs d'Afrique,
  • Deux pièces de huit,
  • Quatre obusiers de montagne,
  • Et un détachement du génie.

La faiblesse numérique de ce petit corps d'armée n'était point corrigée par la perfection et l'ensemble de ses divers éléments : depuis dix-huit mois, ces troupes, renfermées dans Oran, n'avaient point été exercées à la marche et rompues aux travaux par lesquels le soldat doit être préparé aux fatigues d'une campagne.

Le convoi, cette base première de l'organisation d'une colonne en Afrique, était lourd et incomplet.  Les vingt voitures qui le composaient étaient en médiocre état et ne portaient, outre les approvisionnements du génie et de l'artillerie, que pour sept jours de vivres, et des tentes, que le général avait crues nécessaires à la santé des troupes déshabituées du bivouac.

Enchaînée à ce convoi peu mobile, la colonne, dont la faiblesse ne pouvait être rachetée que par une vigoureuse initiative et une constante liberté de mouvement, abandonnait, au profit de l'ennemi, ces deux puissantes garanties du succès.

Avec un corps ainsi constitué, limité dans la durée et le choix de ses opérations, il était impossible d'espérer un résultat qui fût définitif.  Un revers seul pouvait le devenir.

Le général Trézel le sentait, et exécutait avec tâtonnements une résolution prise avec audace.

Après s'être avancé, le 19 juin, jusqu'au Tlélat, ruisseau bourbeux qui coule à six lieues d'Oran dans la direction de Mascara, il s'y arrêta plusieurs jours, qu'il employa à remuer de la terre autour de son camp , incertain qu'il était sur ses projets ultérieurs, et ne sachant où aller porter ses coups.

Pendant ces hésitations, Abd-el-Kader n’engageait que des partis de cavalerie qui attaquaient les convois et les fourrages des Français, et il profitait de ce délai pour rassembler ses soldats dans la plaine du Sig.

Le temps était beau, les moissons étaient terminées, et les Arabes, qui depuis longtemps n'avaient pas combattu, accouraient nombreux autour du chef dont les actes habiles et les paroles éloquentes leur inspiraient tant de confiance et d'enthousiasme.

Ce rassemblement, qui méritait déjà le nom d'armée par le nombre et par l'unité du commandement auquel il obéissait, présentait les résultats de l'organisation militaire que l'émir s'était efforcé de lui donner.

L'infanterie régulière, formée en compagnies et bataillons, était trop bien armée, hélas ! avec des fusils français ; son équipement grossier était bien adapté au pays et au genre de guerre qu'elle devait faire.  Bien instruite du service de tirailleurs et commandée par des hommes de cœur, cette troupe, déjà aguerrie contre les tribus qu'elle avait toujours soumises, était impatiente de se mesurer contre les Français.

L'émir l'avait amenée tout entière, laissant la garde de Mascara et de ses autres places aux compagnies de canonniers, qu'il avait fait organiser par quelques déserteurs de la Légion étrangère.

Autour de cette infanterie se groupaient les Kabyles et les Arabes à pied des tribus les plus voisines.

La cavalerie, divisée en agaliks, se composait surtout de l'ancien makhzen, que l'émir avait eu l'habileté de reconstituer, et des contingents des tribus, dont le nombre était fixé par les agas et ne dépendait plus seulement du zèle des cavaliers.

En apprenant la présence d'Abd-el-Kader sur le Sig, le général Trézel réfléchit que chaque jour verra croître les forces de l’ennemi et diminuer les siennes, et il se détermine, n'ayant déjà plus que pour quatre jours de vivres, à marcher sur le camp de l'émir.

Le 26  juin, à quatre heures du matin, la division se met en marche dans l'ordre suivant :

L’avant-garde, commandée par le colonel Oudinot, du 2e Chasseurs, formée de deux escadrons de chasseurs, trois compagnies polonaises de la légion et deux obusiers de montagne ; le convoi, flanqué à droite par le 1er bataillon italien de la légion et un escadron.

L’arrière garde, aux ordres du lieutenant-colonel de Beaufort, du 2e chasseurs, composée du 1er bataillon d'Afrique, d'un escadron et de deux obusiers de montagne.

A sept heures, la tête de la colonne s'engage dans le bois de Muleï-Ismaïl. Ce bois, qu'il faut traverser sur une longueur de plusieurs lieues, couvre les collines ravinées qui, descendant perpendiculairement de l'Atlas par des contreforts successifs, séparent les vallées du Tlélat et du Sig.

Les crêtes les plus élevées sont plantées de bouquets de lentisques et de jujubiers épineux, dont la verdure noire se détache en masses rondes sur un terrain ocreux, et donne au pays l'aspect d'une peau de tigre : çà et là, la route de Mascara, qui serpente entre les divers mamelons, et où les voitures sont obligées de marcher sur une seule file, passe dans des fourrés d'oliviers sauvages.

C'est sur ce terrain, si favorable à la façon de combattre des Arabes, qu'Abd-el-Kader s'est porté à la rencontre des Français.

Il prend position, avec six ou huit mille hommes, sur une arête très boisée, et y déploie son infanterie régulière, forte d'environ quinze cents hommes, de manière à la masquer aux Français et à lui laisser apercevoir les revers de la colline par où les chrétiens doivent arriver.

Un fort parti de cavalerie est en réserve derrière l'infanterie, dans une clairière; tous les fantassins irréguliers sont à la gauche de la ligne arabe, pour pouvoir se retirer en sûreté dans la montagne, et des corps nombreux de cavalerie sont disposés pour attaquer le convoi par les deux flancs, dès que le combat sera engagé de front.

Après une heure de marche, l'avant-garde du colonel Oudinot, trop faible pour s'éclairer au loin (elle ne comptait pas cinq cents hommes de toutes armes), arrive, en chassant quelques tirailleurs arabes, jusque devant la position gardée par l'infanterie régulière de l'émir.

La tête de colonne, d'abord ébranlée par un feu très-vif et bien dirigé, est ensuite vigoureusement  repoussée par les nizams.  Les compagnies polonaises, débordées de toutes parts, se groupent sur un mamelon, où cette brave troupe, composée de soldats éprouvés dans la guerre contre les Russes, se maintient avec la fermeté propre à la race slave, et verse courageusement pour France le sang qu’elle ne peut plus dépenser pour la Pologne.

Le colonel Oudinot s’élance pour les dégager, à la tête de ses deux escadrons: il traverse la ligne arabe, que ses lanciers culbutent ; mais il est tué raide, ajoutant ainsi une illustration nouvelle a un nom depuis longtemps glorieux dans l'armée.

Les chasseurs, privés de leur chef, sont entourés et ramenés par les cavaliers arabes, qui leur disputent en vain le corps de leur colonel.

En même temps, la manœuvre d'Abd-el-Kader  réussissait sur les deux flancs du convoi.  Les deux bataillons qui le gardaient plient devant la masse qui les presse en tête et en flanc.

Malgré les efforts et l'admirable conduite du commandant Poërio, le bataillon italien de la légion découvre le côté gauche du convoi, sur lequel les balles  commencent déjà à pleuvoir.  Les conducteurs des prolonges s'effrayent et s'agitent : deux voitures, chargées avec trop peu de soin, négligence toujours payée cher  en Afrique, se brisent pendant ce désordre, que vient encore accroître le nombre des blessés apportés de tous côtés : le parc de l’artillerie et du génie demeure seul immobile et conserve le calme habituel de ces troupes d'élite.
Dans ce moment périlleux, le général Trézel dut regretter de n'avoir pas conservé sous sa main toute sa cavalerie.  Cette arme doit être rarement employée en Afrique autrement que réunie et à portée.  Elle était ici tellement morcelée, qu'elle s'était exposée partout sans être efficace nulle part.

L’absence de toute réserve d'infanterie, l'impossibilité de se séparer du convoi, qui ne pouvait s'écarter du chemin frayé de Mascara, et de tourner, en manœuvrant, un ennemi qui annulait ainsi l'avantage de la tactique et de la discipline, obligèrent, pour rétablir un combat inégal, d'aller chercher à l'arrière-garde quelques compagnies du bataillon d'Afrique.  On les lance sur les réguliers, qui s’avançaient toujours résolument à travers les ravins et les broussailles.  La charge, commencée en  même temps sur toute la ligne, soutenue par l’artillerie de campagne et enlevée par le Général Trézel lui-même avec sa vigueur habituelle, eut un plein succès.  Les Arabes, après une vive résistance et de grandes pertes, cèdent, mais sans être entamés.

En se retirant, ils défendent chaque accident de terrain avec cette intelligence individuelle que d'impuissants essais de tactique ne leur avaient pas fait perdre.

Parvenus dans un fourré d'oliviers, les réguliers en profitent pour se retirer, sans être vus, dans la montagne, et ne pas s'exposer en plaine aux coups de la cavalerie française.  Les chefs de cette infanterie, Mouzan et Ben-Kadour, avaient préféré la mort à la défaite de la troupe qu'ils mettaient pour la première fois à l'ennemi, et qu'ils avaient proclamée invincible.  Ils avaient été tués sur la position qu'ils avaient enlevée aux chrétiens.

Lorsque la colonne française débouche dans la vaste plaine de Ceirat, où son général la reforme, elle n'est plus inquiétée que par des tirailleurs, et, à quatre heures du soir, elle campe en carré sur les bords du Sig, auprès d'un bois de tamarins que l'ennemi lui dispute faiblement.

La situation du corps expéditionnaire devenait critique.

L'affaire de Muleï-Ismaïl lui avait coûté deux cent cinquante hommes mis hors de combat : pour emporter les blessés, il avait fallu jeter les tentes et même quelques autres objets ; c'étaient autant de trophées abandonnés aux Arabes, et qui devaient les consoler et les faire douter d'un échec, non sans honneur pour eux. Même à ce prix, c'est à peine si l'on put charger tous les blessés sur les caissons, qui, déjà encombrés, n'offraient plus d'asile pour ceux qu’atteindrait encore le feu de l'ennemi.

Les différentes circonstances de la journée avaient montré combien les divers éléments du corps d'armée manquaient de cohésion et d'homogénéité.

Le déchargement obligé des voitures pendant l'action avait laissé entrevoir quelques germes d'indiscipline, et l'on devait craindre qu'une partie des troupes n'eût pas cette calme et froide obéissance qui éloigne les situations extrêmes et les surmonte lorsqu'elles se présentent.

Placé entre la nécessité d’attaquer, pour atteindre le but de son opération, et l'impossibilité de le faire avec succès; sans vivres pour plus de trois jours, sans moyens de transport et d'ambulance, avec un convoi pliant sous le poids des blessés, et en présence d'un ennemi dont le nombre grossissait à vue d'œil, le général Trézel hésita de nouveau, et passa sur le Sig toute la journée du 27.

Sa position, grave en elle-même, le devint encore plus par la connaissance que l'ennemi en acquit.

Abd-el-Kader s'était campé à une lieue au-dessus du camp français, à l'entrée des gorges du Sig, d'où il commandait toute la plaine, et où il savait qu'avec un convoi de voitures on ne pouvait l'attaquer.

A peine avait-il dressé ses tentes, que son oukil d'Oran - échangé trop tôt ou trop tard contre notre consul de Mascara - lui apprit les embarras des Français.

Cette nouvelle se répand comme l’éclair; en quelques heures, des cavaliers, se relayant de tribu en tribu, l'ont portée jusqu’à l'extrémité de la province, avec une rapidité qui défie les moyens les plus prompts de la civilisation.  L'effet des pertes cruelles faites dans le combat est effacé; la mort des plus braves, les vides ouverts dans les rangs de l'infanterie régulière sont oubliés; on accourt de toutes parts; le jour, de longues traînées de poussière annoncent aux Français l'arrivée des renforts arabes ; la nuit, des feux multipliés leur apprennent que toute l'armée ennemie est réunie.

Près de quatorze mille cavaliers et mille hommes de pied avaient répondu à l'appel d'Abd-el-Kader, qui avait, en outre, douze cents hommes d'infanterie régulière, lorsque le général Trézel, cherchant à regagner le point de nos lignes le plus rapproché de lui, se décida à marcher sur Arzeu.

Deux routes y conduisaient : l'une , la plus courte et la plus militaire, passe sur les collines qui bordent, à l'ouest, la plaine du Sig; l'autre suit le fond de la vallée jusqu'à l'embouchure de la Macta, rivière qui sort d'un défilé étroit, formé par la colline des Hammiames et un marais où se perdent le Sig et 1'Habra.  La distance, par la première route, est de sept lieues; par la seconde, de près de dix.

Préoccupé surtout de la difficulté de faire marcher ses impedimenta, le Général Trézel choisit la route qu'il croit devoir présenter le moins d'obstacles au convoi, et, contre l'avis de son chef d’état-major, M. de Maussion , et de quelques autres officiers, jeunes de service, mais vieux dans la guerre d'Afrique, il préfère suivre la rivière, dont il espère se servir pour couvrir son flanc droit.

Le 28 juin, au point du jour, le corps expéditionnaire quitte le camp du Sig.

Le convoi, marchant sur trois files, était précédé par le bataillon d'Afrique et flanqué à droite par les compagnies polonaises et deux escadrons; à gauche, par le bataillon italien et un escadron ; le bataillon du 66e et deux escadrons formaient l’arrière-garde.

Dès que le mouvement est commencé, Abd-el-Kader devine l’intention de son adversaire, et se hâte de tout préparer pour tirer parti de cette imprudence.

Il fait prendre quinze cents fantassins en croupe par ses meilleurs cavaliers, et les envoie au trot, par la route directe, occuper les hauteurs boisées qui dominent le défilé par où les français doivent passer; puis il se met à leur poursuite avec tout son monde.

Mais on avait marché vite par la fraîcheur du matin, et ce n’est que vers sept heures que l’arrière garde est rejointe.

Le combat s’engage aussitôt avec vivacité.

L’émir, auquel sa supériorité numérique (plus de huit contre un) permet d’attaquer sur tous les points, et d’avoir, sur chacun, l’avantage du nombre, conserve cependant une forte réserve, qu’il tient sur le flanc gauche, se reliant avec le corps qui garde déjà le défilé, et prête à l’appuyer.

Le feu durait depuis plusieurs heures sans que le corps d’armée eût été entamé ; la retraite s’opérait avec un ordre parfait ; mais le soleil s’élevait, et la chaleur de ses rayons piquants était encore accrue par les bouffées d’air brûlant qu’apportait le vent du sud.

La marche s’était ralentie, la colonne s’allongeait, et les troupes, obligées de combattre sur tous les points et trop peu nombreuses pour s'arrêter ou pour être relevées , étaient déjà fatiguées, lorsqu'on arrive, vers midi, au point où la vallée commence à se rétrécir.

L'ennemi ne montrait qu’une ligne de tirailleurs sur les crêtes boisées des Hammianes ; le général crut pouvoir les faire enlever par deux compagnies. Lorsqu'elles arrivent sur la hauteur, elles sont chassées par les Arabes cachés en grand nombre sur le revers de la colline.  Elles sont remplacées par deux autres compagnies qui ont le même sort. On dépense inutilement en attaques partielles une force qui, réunie, eût peut-être été suffisante.

Le bataillon italien se porte vers la hauteur en toute hâte pour les soutenir, mais il n'est plus temps : ces soldats haletants sont chargés par les Arabes frais et dispos, qui les rejettent dans la vallée.

Abd-el-Kader saisit l'instant d'ouvrir enfin une brèche dans cette forteresse vivante et mobile qu'il poursuit et assiège depuis le matin.  Sa pensée est comprise, je dirai presque devinée, par les Arabes, et cet amas confus de volontés individuelles exécute avec ensemble et unité la volonté du chef.

Une foule de cavaliers, procella equestris, suit et accélère le mouvement de retraite du bataillon italien, et le pousse sur le flanc gauche du convoi.

Leur feu prend à revers le 66e, qui, vigoureusement pressé de front, doit se porter sur sa gauche pour gagner les hauteurs, tandis que le convoi menacé s'effraye et se jette à droite.

Excepté les voitures de l’artillerie, que l’imminence du danger ne peut faire dévier de la route, tous les caissons appuient vers le marais et s'embourbent.

Ce double mouvement ouvre un intervalle dans la ligne française. Mohammed-Ali-Bouhallem caïd des Bordjia, guerrier intrépide, mais sanguinaire et débauché s’y précipite le premier ; un millier de cavaliers le suivent : il va arriver sur les voitures, mais sa proie lui est arrachée par les chasseurs à cheval, qui balayent tout devant eux.

Cet avantage est néanmoins de courte durée.  Toute la colonne ébranlée a dépassé le convoi ; elle bat rapidement en retraite, et se resserre de tous côtés sur elle-même, enveloppée dans un cercle de feu de plus en plus étroit, et aveuglée par la fumée et par la chaleur des herbes desséchées que les Arabes ont allumées, et dont les débris flambants sont apportés par le vent du désert jusqu'au milieu des caissons de l'Artillerie.

Pour rentrer dans cette fournaise, il faut que les chasseurs s'ouvrent la route le sabre à la  main ; Abd-el-Kader vient de faire passer au galop deux mille chevaux sur la rive droite du Sig ; ils arrivent, à travers le marais, sur le flanc droit du convoi, entièrement découvert.  Un dernier effort est tenté pour sauver les blessés qui encombrent les voitures ; mais quelques chevaux sont tués, d'autres s'embourbent; les conducteurs, sourds à la voix des chefs, sourds aux prières des blessés, coupent lâchement leurs traits; une seule voiture est ramenée par le maréchal des logis Fournié, du train des équipages, qui, le pistolet au poing, sauve à la fois la vie de ses malheureux camarades et l'honneur de son arme.

Quelques blessés sont emportés sur des chevaux, d'autres fuient, traînant leurs membres sanglants, et, trahis par leurs forces, rouvrent leurs blessures, dans l'espoir, hélas inutile, d'échapper à la mort affreuse qui s'approche ; la plupart, jetant un dernier regard sur la colonne qui s'éloigne, attendent avec une résignation stoïque une mort que la défaite des Français rend doublement cruelle.

Le massacre commence aussitôt ; les cris des mourants et ceux de leurs bourreaux, répétés par des milliers de voix, couvrent le bruit de la fusillade, et se distinguent même à travers les détonations du canon.

La colonne est glacée d’horreur: le désordre s’accroît de plus en plus ; les corps se heurtent et se confondent; le général Trézel ne peut ni se faire obéir ni se faire tuer.

Cette masse confuse, ne pouvant plus même fuir, parce qu'elle est enveloppée de toutes parts, tourbillonne sur elle-même, éperdue et haletante.

Une sorte de délire s'empare du soldat: on voit des hommes nus et sans armes se précipiter, en éclatant de rire, au-devant des Arabes; d'autres, devenus aveugles, tombent dans la rivière, qu’ils ne voient pas, et nagent dans quelques pouces d'eau; d'autres adressent à genoux un hymne au soleil, dont l'ardeur excessive égare leur raison ; tous ont perdu le sentiment de leur position et de leurs devoirs, et jusqu’à l'instinct de leur conservation, cette faculté qui survit à toutes les autres.

C’eût été leur dernière heure à tous, si une partie du 66e, des chasseurs à cheval et l’artillerie ne fussent pas demeurés compactes.  Cette poignée de braves gagne à grand-peine un mamelon, à travers les flots d'Arabes qui accourant au massacre et qu’un feu bien nourri et dirigé de très près décime sans les arrêter.  Le capitaine d'artillerie Allard, officier d'une grande énergie, parvient à amener sur la hauteur deux pièces qui tirent à mitraille sur les barbares, ivres de carnage oubliant tout danger pour assouvir, leur soif de sang.

Mais cette dernière ressource des Français est elle-même bien près de leur manquer.  Tous les efforts des Arabes se portent sur ce dernier débris d’organisation. Ils s'avancent de toutes parts, brandissant leurs sanglants trophées ; ils enlèvent un obusier de montagne après avoir tué les canonniers.  Les rangs du 66°, auquel se joignent les hommes les plus intrépides de tous les corps, accourus au combat sans chef et sans ordre, vont s'éclaircissant.  Cette brave troupe, se croyant condamnée à mourir, entonne la Marseillaise, héroïque oraison funèbre par laquelle elle semble appeler la France aux armes et lui demander vengeance.

Cependant, encore une fois les chasseurs à cheval les dégagent ; M. de Maussion a son troisième cheval tué dans cette charge heureuse ; le capitaine Bernard, avec quarante hommes, culbute tout jusqu'au plus épais des Arabes qui, s'étant portés en masse sur l'arrière-garde, ont permis à la tête de la colonne de se mettre en mouvement.

Tout ce qui conserve quelque énergie se porte alors aux tirailleurs, guidés par le brave et malheureux général Trézel.  Ils soutiennent le choc de l'ennemi, que le capitaine Bernard, avec ses quarante chasseurs, repousse do nouveau, et, n'obéissant qu’à leur instinct, ils se retirent assez militairement de colline en colline ; l’artillerie se multiplie, fait des prodiges, et l'ennemi n'est arrêté que par ses coups à mitraille tirés à bout portant.

L'héroïsme de cette lutte corps à corps est la seule consolation de cette journée désastreuse.

Enfin le défilé est passé ; la brise vivifiante de la mer rend aux  soldats la raison et le courage ; les Arabes, las de tuer, chargés de butin, et effrayés aussi des pertes énormes qu'ils viennent de faire, ralentissent  leurs attaques. En vain Abd-el-Kader veut-il les rassembler tous pour tenter un dernier effort, peut-être décisif; il apprend que ce qu'il avait pris pour de la discipline était seulement l’instinct des mêmes passions, et que, ces passions une fois satisfaites, l'autorité n'a pas de prise des hommes qui n'ont plus rien à attendre de l’obéissance.  Il pousse cependant encore avec deux mille cavaliers notre arrière-garde jusqu'à six heures du soir, et ne cesse un combat qui durait depuis douze heures que lorsque les chevaux de ses cavaliers s'arrêtent épuisés.

A huit heures du soir, le corps d'armée, qui marchait depuis le point du jour, se reformait en silence devant les ruines d'Arzeu.  Le soleil, qui, aussi, pendant cette fatale journée, avait combattu contre nous, disparaissait avec les derniers de nos ennemis, et la nuit, en voilant de ses ombres des soldats qui ne pouvaient pas tous soutenir le regard de leurs chefs, suspendit les angoisses du général et les remords de la troupe.

La division avait perdu un obusier de montagne, presque tout son matériel, des armes et plus de cinq cents Hommes, dont trois cent cinquante tués.

Elle avait perdu bien plus encore, son moral et sa confiance en elle-même.  Blottie sur le rivage, elle attendit pendant plusieurs jours, dans l’inaction, que les vaisseaux demandés à Oran vinssent la chercher.  Quel changement avait dû s'accomplir, pour que des français ne se crussent plus en sûreté que sur la mer, et parce que, là, ils étaient certains de ne point rencontrer les Arabes !

Heureusement, le commandant de Lamoricière, envoyé en mission à Oran par le général en chef, relâche à Arzeu ; son coup d'œil rapide embrasse toutes les conséquences du revers de la Macta, et il se dévoue pour en atténuer l'effet désastreux.  Descendu à Oran, il prend avec lui deux autres hommes de tête et de cœur, les capitaines Cavaignac, du génie, et Montauban, des chasseurs ; deux cents cavaliers douairs montent à cheval avec eux ; leur témérité est couronnée de succès, ils arrivent à Arzeu sans avoir vu un ennemi.

La cavalerie seule n'était pas encore embarquée; cette dernière humiliation lui fut épargnée.

Le général Trézel, toujours au poste du danger, la ramène par terre à Oran, où il arrive le 3 juillet, sans avoir été inquiété.

Que faisait donc Abd-El-Kader ? Que devenait donc son armée victorieuse ? Comment, pendant quatre jours, l’émir n’essayait -il pas de jeter dans la mer les restes démoralisés d’une troupe vaincue ?

Il pouvait cependant se croire vraiment sultan de la terre en voyant les français lui en abandonner en quelque sorte l’Empire, et ne plus se confier qu’à la mer. Il avait dû se sentir grand après cette bataille de la Macta, qui eût suffi pour rendre son nom à jamais célèbre dans les annales arabes. Son étoile avait fait pâlir celle de la France ; il avait scellé du sang chrétien son alliance avec son peuple, et donné de la cohésion aux éléments divers qui le composaient. Il avait rassasié les arabes des trois plus grandes jouissances qu’ils fussent capables de concevoir, tuer, piller, humilier les Chrétiens. C'était là le plus beau sacre qu’eut pu rêver le prince des croyants. Et cependant, il s’arrêtait et son armée se dispersait !

Il s’arrêtait, car il avait perdu bien des braves : deux mille de ses meilleurs soldats avaient péri ; les autres, gorgés de sang et de butin, s’étaient engourdis comme le tigre après le carnage, ou s’étaient répandus dans les tribus, proclamant partout la victoire inespérée du nouveau sultan.  L'Algérie était pleine de sa gloire ; et cependant, il s'arrêtait, effrayé et inquiet de son succès.

Il s'arrêtait, craignant de s'être condamné lui-même en osant vaincre la France ; car il savait que, si une grande nation peut pardonner à un vaincu, elle doit et sait se venger d'un vainqueur.

L'émir, en attendant la réponse que la France ferait à la Macta, ne songea donc à se servir de sa victoire que pour asseoir et étendre son autorité sur un peuple dont il sentait que le dévouement et les efforts lui seraient bientôt nécessaires.

Il ne laissa devant nos lignes que quelques postes, qui se bornèrent à observer de près la division que le général Trézel avait renfermée dans Oran.

Cet officier général, après avoir été aussi hardi dans le conseil que brave dans le combat, fut noble dans le malheur, et réclama pour lui seul la responsabilité d'un revers qu’il sut avouer avec franchise et supporter avec fermeté.  Il fut cependant privé de l'honneur de prendre sa revanche.  Le général en chef le fit remplacer à Oran par le général d'Arlanges, qui commandait une brigade à Alger. Mais le Gouvernement comprit que l'audace à laquelle les armées françaises devaient la plupart de leurs beaux succès serait à jamais bannie.

De leurs rangs, si un général honorablement vaincu était brisé pour avoir osé risquer beaucoup, et bientôt le général Trézel fut appelé à un autre commandement sur cette terre d’Afrique où tout se préparait pour une lutte sérieuse.

La France, en effet, s’était émue à la nouvelle du désastre de la Macta. Le gouvernement se détermina aussitôt à organiser les moyens de pousser vivement la guerre.

On ne pouvait demander au comte Derlon de s’exposer, à l’âge de soixante et dix ans, après cinquante ans de services glorieux et vingt-sept campagnes, aux fatigues de la vie sauvage qu’imposerait la poursuite d’Abd-el-Kader. Il quitta l’Algérie en y laissant un fils héritier de ses qualités militaires, mais auquel il fut bientôt condamné à survivre.

Le maréchal comte Clauzel fut appelé au commandement en chef de l’armée d’Afrique : des renforts furent préparés sur le continent, et le prince royal demanda et obtint une place dans l’armée qui, sous les ordres d’un capitaine illustre, était destinée à châtier l’ambitieux rival de la France.

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(Source : « Campagnes de l'Armée d'Afrique », par le duc d'Orléans, ouvrage publié en 1870. Publié par Patrick Péralta sur son site Perrégaux dans la plaine de l’Habra.)

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