Histoire avant 1848
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Centenaire 1914-1918

ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie

LE PERROQUET, LA CHATTE ET LE FANFARON

par André Corbobesse

Novembre étalait ses couleurs sous un ciel d’azur clair et limpide comme l’eau des torrents. Sur le flanc des coteaux dont l’échine fuyante structurait le décor, fleurissaient des bouquets d’arbres ruisselants d’or et de cuivre. A leur pied, fastueux présent offert à la terre nourricière, s’amoncelait la multitude de leurs écus que le vent d’Espagne s’essoufflait à disperser en un précieux tapis. Dans la plaine, comme à la parade, leurs lourds épis en bandoulière, les maïs alignaient, en rangs impeccables, leurs frêles silhouettes desséchées aux ardeurs de l’été. Tout au bout du ruban d’asphalte, sous la protection tutélaire des hautes cimes enneigées, blotties contre la masse imposante de la montagne, s’étageaient les dernières collines dont le soleil déclinant caressait voluptueusement les croupes rebondies. Impressionné par la sereine beauté du paysage, je parcourais cette somptueuse nature avec ravissement, à la rencontre d’une amie de longue date, à laquelle je me proposais de rendre visite, en ce flamboyant après-midi d’automne.

Parvenu à destination, le seuil de la maison tout juste franchi, je m’apprêtais à saluer la maîtresse de céans lorsque j’entendis, dans la pièce voisine, siffler, d’un souffle puissant, les premières mesures de l’Hymne international. J’en demeurais stupéfait. Une telle profession de foi, en ce lieu, me parut en effet tout à fait incongrue. Ma réaction, qui ne passa pas inaperçue, amusa beaucoup mon hôtesse qui, heureuse de cette diversion, s’empressa de me conduire vers le maître siffleur : un perroquet.

« Coco, je te présente un ami de la famille », lui annonça-t-elle, le visage illuminé de son désarmant sourire.

Dans sa jaquette grise prolongée d’une queue de pie rouge corail, bien campé sur le dernier barreau de son perchoir, la tête portée haut, à l’aristocrate, le « camarade » tout d’abord me toisa. Puis il me scruta avec application, tantôt de son œil droit, tantôt de l’autre. Il fouilla ensuite dans sa mangeoire, le temps de se forger une opinion à mon sujet et, d’une patte vigoureuse, se gratta le bec énergiquement, révélant la profondeur de sa réflexion. Enfin, l’air dégagé, ayant estimé sans doute que j’étais fréquentable, il me gratifia d’un nouvel échantillon de son répertoire qui, pour aussi magistral qu’il fût, se limitait hélas à quelques notes immuables. Tandis que je m’approchai de lui, je le vis qui fléchissait son cou de haut en bas et de bas en haut, comme pour témoigner de la satisfaction que lui procurait ma visite. Flatté par tant de sollicitude, je me répandis à son encontre en remerciements appuyés pour la chaleur de son accueil, et le félicitai pour la qualité de sa prestation. Puis, tout en l’observant, je m’interrogeai sur la propension qui nous est commune, voire naturelle, à affubler tous les perroquets de la Création du surnom Coco. A-t-il, à cet instant précis, subodoré mon questionnement ? Par un troisième couplet, il réaffirma ses engagements. Ce jour-là, assurément, était un vrai, un pur, qui paradoxalement, n’entendait pas rougir de ses convictions.

En quittant la pièce, je racontais à mon hôtesse qu’à l’époque où j’usais le fond de mes pantalons sur les bancs du lycée René Basset, à Mostaganem, un camarade de classe, qui habitait à Rivoli, me confia, l’espace d’un été, la garde d’un perroquet qu’un oncle lui avait rapporté d’Afrique noire, en tous points identiques à Coco, de même origine gabonaise et vêtu de la même livrée. Moins engagé politiquement que le ci-devant ou, peut-être, plus introverti, « mon » oiseau parlait peu, privilégiant l’action à la parole. Pour ne pas céder à la banalité, son propriétaire l’avait baptisé du diminutif de son prénom : Pierrot.

Dès qu’il fut installé chez nous, je commençai par lui présenter individuellement chaque membre  de la cellule familiale avant de lui faire découvrir, par un rapide tour du propriétaire, l’étendue de son aire d’évolution ainsi que les divers locataires avec lesquels il aurait à partager cet espace : Popette, notre adorable petite chienne, bâtarde de Loulou ; Minette, la sauvageonne au pelage gris tigré, née des œuvres tumultueuses de deux chats errants, un soir de mars sous les gouttières ; et toute une population de poules et de coqs auxquels se mêlaient, bien contre notre gré, les pigeons du voisinage. De son regard aigu, Pierrot ne négligea aucun détail de la configuration des lieux. Aussi ne fut-il pas long, dès le lendemain, à établir son quartier général, le jour, dans le jujubier planté en sentinelle devant la porte de la cuisine. Totalement inapte au vol depuis la suppression de quelques rémiges et autres plumes caudales, nous n’avions pas à craindre qu’il s’envolât. Nous le laissions déambuler librement dans la cour après nous être assurés que toutes les issues étaient verrouillées. Il occupait l’essentiel de son temps en de nombreux aller-retour entre la maison, le jujubier dont il appréciait la tendre écorce des jeunes pousses, ou encore le sommet d’une perche en bois ayant pour fonction de rehausser le fil de fer qui servait d’étendoir à linge, tendu au travers de la cour. Du haut de ce promontoire, il observait par le menu tous les mouvements au sol et ne manqua pas de s’alarmer du comportement atypique de la chatte qui, à sa vue, sombra dans un océan de perplexité : « Mais qu’est-ce donc que cela ? Serait-ce un pigeon ? d’où tient-il cet accoutrement ? Par Raminagrobis, voilà bien qui mérite que je m’y intéresse de plus près ! »

Je vous laisse imaginer le questionnement qui agita les méninges de nos deux compères durant cette phase d’observation réciproque. Car, à n’en pas douter, de son côté, le bipède qui, pour Minette, faisait figure d’objet volant non identifié, s’interrogeait aussi tout en prenant ses marques. Dans sa vie sauvage, au plein cœur de la jungle africaine, s’il s’était accoutumé à la diversité des espèces, il avait surtout appris, à ses dépens, à ne rien négliger du comportement des habitants de la forêt et à évaluer avec exactitude le rapport des forces qui s’établissait au fil des rencontres. En l’occurrence, ne pouvant plus espérer de ses ailes pour se soustraire à la vindicte d’un adversaire dominant, il savait pouvoir toujours compter sur son bec crochu, aussi solide que Durandal et d’une mobilité tout aussi redoutable. Son crédo : vigilance, vigilance encore et toujours…

Minette se voulait plus cérébrale. Plus que sur les démonstrations de puissance, elle misait sur l’expérience, la patience et la ruse. Elle eut beau, néanmoins, intensifier ses efforts pour extraire de sa mémoire un profil animal qui ressemblât, de près ou de loin, à ce que ses yeux lui donnaient à voir, mais rien, il n’en résulta rien qui pût nourrir sa curiosité et calmer son anxiété. Jamais, en son for intérieur, elle ne s’était sentie plus vulnérable. Ce sentiment lui venait de l’insolente assurance de l’étranger, qui lui laissait craindre pour son statut et ses prérogatives. Il lui fallait, pensait-elle, sans délai, mettre un terme à tant d’arrogance en imposant sa primauté hiérarchique. Elle s’enhardit donc, mais non sans circonspection. D’un pas lent et mesuré, elle contourna la perche une première fois, puis une autre et encore, s’interdisant de dépasser la limite d’un cercle de sécurité centré sur celui par qui le désordre menaçait. Très attentif à ces manœuvres, Pierrot sur son mirador, affichait une complète décontraction. Ce calme, cependant, n’était qu’apparence ; sans en avoir l’air, il n’en préparait pas moins sa riposte. Une telle désinvolture offensa profondément Minette qui y trouva la preuve que son instinct n’avait pas failli : l’intrigant appartenait bien à la famille des nuisibles. Se considérant victime d’un crime de lèse majesté , elle se proclama sur le champ en état de guerre. Sa méconnaissance de l’adversaire et la part de risques qui plombait le climat de la confrontation eurent, cependant, assez vite raison de ses ardeurs belliqueuses. Bien à regret, elle dut se résoudre à établir son campement à une distance de l’objectif qu’elle resserra autant qu’elle put, très proche du casus belli, le temps nécessaire à une appréciation plus fine de la situation. Chacun des antagonistes s’accrochant à ses positions, l’après-midi s’écoula ainsi, sous le feu croisé des regards assassins, sans incident notoire. Le crépuscule les surprit dans cette attitude et le voile sombre de la nuit tomba sur le premier acte.

Faute d’avoir levé les incertitudes quant aux moyens dont disposait l’adversaire pour se défendre, Minette argua du manque de visibilité pour suspendre le siège et s’enquit d’aller taquiner le souriceau imprudent et l’innocent oisillon, juste de quoi calmer un appétit naissant, sensiblement aiguisé par la hargne. Pierrot, qui commençait à envisager une nuit de jeûne et d’astreinte sous la voûte étoilée, profita de cette trêve pour retrouver précipitamment la terre ferme. Guidé par le rai de lumière qui s’échappait de la cuisine, l’œil aux aguets pour parer à une éventuelle attaque sournoise, il vint nous rejoindre à la table familiale en sifflotant. Il grimpa le long du montant de la chaise qu’occupait mon père et se hissa sur son épaule. Puis il glissa son cou sous le menton paternel auquel il se frotta délicatement avant de nous rendre compte de ses soucis du moment, dans une avalanche de borborygmes absolument intraduisibles. Notre repas terminé, il accepta sans rechigner de réintégrer sa cage pour la nuit. Il visita l’un après l’autre chacun des gobelets accrochés à son perchoir, puis, le jabot bien rempli, s’employa à trouver la bonne position avant de s’abandonner au sommeil du juste. Au point du jour, à son réveil, prisonnier dans sa tour grillagée, il se trouva bien seul dans la maisonnée endormie. Pour meubler sa solitude et tromper son ennui, il entreprit alors de se joindre au chœur des coqs qui, dans notre cour et dans toutes celles environnantes, jusqu’aux plus reculées, célébraient en canon la naissance de l’aube nouvelle. Il excellait, en effet, à siffler ou à reproduire les bruits ambiants avec une étonnante fidélité. Cela pouvait aller, suivant l’humeur, du piaillement des moineaux en chamaille sous les toits – exacerbés par la chaleur de midi – au « chhh… » par lequel nous refoulions les volailles qui tentaient une incursion dans la véranda, avec, cependant, une nette prédilection pour les appels nominatifs – qui nous ont si souvent fait courir pour rien – empruntés aux clients du bar qui passaient leur commande. Comme une litanie et en insistant sur le « R » à la manière de Piaf, il répétait jusqu’à l’ivresse les prénoms familiers : Maurrèce, Pierrot et, surtout, Jeannette, dont il se gargarisait sur tous les tempos et sur tous les tons. Ses soliloques n’avaient de cesse que l’un d’entre nous paraisse dans la cuisine, qui lui tenait lieu de chambre à coucher. A l’accoutumée, l’intervention précipitée de ma mère mettait fin à ces extravagances. A sa vue, la jubilation du volatile était à son comble et elle eût certainement fait plaisir à voir, à une heure plus décente. Mais que lui importaient nos véhémentes protestations, il n’était préoccupé que de la levée de sa quarantaine, impatient de se mêler aux volailles qui, à l’extérieur, s’activaient déjà à picorer les quelques graines qui avaient miraculeusement échappé à la voracité des pigeons.

Il en était là de son planning journalier quand Minette, qui avait passé sa nuit en intenses cogitations, sa toilette terminée, relança ses investigations, bien décidée à franchir l’obstacle qui les figeait, elle et son insondable rival, dans une attitude suspicieuse, nerveusement éprouvante. Reprenant sa stratégie orbitale, elle avançait, suivant le tracé d’une spirale virtuelle. Les poules ne tardèrent pas à s’en apercevoir qui, craignant d’y laisser quelques plumes, s’éloignèrent à longues foulées, sans prendre le temps d’un commentaire. Le moment vint enfin où Minette se retrouva seule sur le sable de l’arène, face à Pierrot. Lorsqu’elle se fut suffisamment avancée pour l’avoir à portée de sa patte, plus irritée qu’intriguée par cet aplomb dont il ne se départissait pas, elle s’accorda une pause, autant pour réviser son plan d’attaque que pour déjouer la vigilance de l’adversaire et le surprendre par défaut. Sa queue, qui brassait l’air dans un mouvement de balancier, égrenait les secondes avec la régularité d’un métronome. Cela signifiait-il que le compte à rebours était déclenché où n’étais-ce qu’une diversion ?... La basse-cour en émoi retenait son souffle et, parmi les gallinacés, au risque de s’étouffer, il n’en était pas un qui eût tenté d’émettre le moindre caquètement.

Les ongles ancrés dans la terre, Pierrot, eût-il été coulé dans le bronze, n’eût été plus imperturbable. Il s’était préparé à la rencontre et se tenait droit comme la statue du Commandeur, le dos cambré à force de tirer sur son cou, les muscles bandés sous ses plumes hérissées, ne perdant pas une miette de la tactique adverse. Dans cette attitude hiératique, tous deux se dévisageaient, leurs neurones s’activant à décrypter les intentions de l’autre.

Comme rien ne se produisait, Minette hasarda une patte qu’elle souleva d’un mouvement gracieux et délicat, qu’on eût pu croire fraternel, abstraction faite des griffes acérées soigneusement rétractées dans leur manchon de velours. Et toujours aucune marque ostensible d’inquiétude du perroquet, si ce n’est ce frisson d’agacement qui, comme une onde légère, lui parcourut le corps et accentua le hérissement de son plumage. Ce signe d’alerte, fût-il discret, n’échappa pas à Minette qui, à son tour et par bravade, l’enregistra sans broncher. Forte d’être parvenue à ce stade de son offensive sans bavure ni dommage, elle poussa plus avant l’accolade, tel la tape sur la nuque ou sur l’épaule, en veillant bien à ne pas encore établir le contact physique, histoire d’ajuster gentiment le tir… En dévissant sa tête d’un quart de tour, Pierrot suivit la démonstration avec sang-froid, attentif au moindre indice suspect.

C’est alors que la patte meurtrière, véritable glaive suspendu au-dessus de la tête du condamné, déchaussa la herse de ses griffes. Instantanément, dans un assaut aussi fulgurant qu’imparable, le Gabonais, qui guettait ce signal pour s’engager, fondit sur l’imprudente, lui assénant sur l’occiput un coup de bec redoublé, si bien ciblé, qu’il tétanisa la pauvrette sans lui laisser le temps d’ébaucher une esquive. La rudesse du choc plongea la malheureuse dans un état semi comateux. Complètement aveugle et sourde aux rumeurs de notre monde, elle demeura immobile, prostrée et chancelante durant d’interminables secondes, prête à s’écrouler. Ses esprits néanmoins rapidement recouvrés, elle n’eut alors pas trop de ses réflexes et de ses quatre pattes pour se tirer avec précipitation de cette humiliante posture et se propulser, en trois bonds successifs, au faîte de l’appentis qui dominait le théâtre de sa cuisante déconvenue.

Désormais hors d’atteinte mais complètement hébétée, en proie à cette lancinante douleur qui, depuis ses premières vertèbres cervicales, irradiait tout son être, de sa patte coupable humectée de salive, elle pansa lentement, méticuleusement et délicatement ses plaies, tout en essayant de se remémorer les événements qui avaient précédé le « big-bang ». La tête encore résonante du fracas du marteau piqueur qui lui avait ébranlé le crâne, elle épuisait ses dernières forces à clamer « urbi et orbi » son immense détresse. Pathétique complainte, ses miaulements rauques réitéraient sans fin cette interrogation à laquelle son esprit disloqué n’était plus en mesure de répondre : « Mais pourquoi tant de haine ? »

Assemblées sous le faux poivrier, les poules, qui n’avaient jamais osé imaginer pareil dénouement, prenaient des airs ébahis, aussitôt prêtes à faire allégeance au vainqueur, tant il est vrai que « la raison du plus fort est toujours la meilleure. »

Les jours qui suivirent, Minette, qui avait du mal à se remettre de cet affront public, avait beaucoup perdu de sa superbe. Elle en était réduite à raser les murs et à s’imposer de grands détours, se faisant toute petite pour échapper à la vue du prédateur. C’en était bien fini des siestes sous la treille, lascivement étendue sur le sable chaud, comme une diva. Elle ne vivait plus désormais que dans la hantise d’une nouvelle confrontation avec cet oiseau de foire, aux manières brutales et indignes d’un être civilisé.

Resté seul sur le ring, au paroxysme de l’excitation, Pierrot, quant à lui, se considéra, longtemps après l’algarade, toujours en situation d’alerte maximum et continua de tirer sans discernement sur tout ce qui bougeait. Il s’en prit ainsi à notre douce Popette pour le seul délit de faciès (N’avait-elle pas quatre pattes et n’était-elle pas couverte de poils comme qui vous savez ?), ainsi qu’à ma mère et à moi-même, au prétexte que nous prêtions assistance à notre chienne. Si bien que nous redoutions de le promener sur notre épaule, de peur qu’il nous saute au visage au cours de ses imprévisibles accès de colère.

A quelques jours de là, la tension retombée, j’emmenais Pierrot, un matin, avec moi, au bar familial. Sur le coup de dix heures, la chaleur desséchant les gosiers, entra un dénommé Kara, ancien ouvrier de mon père, qui me trouva occupé à l’entretien du comptoir et du réfrigérateur. Près de moi, mon petit compagnon ailé déambulait librement sur le plateau de marbre qui coiffait le meuble réfrigérant et sur lequel j’avais entreposé quelques bouteilles de spiritueux, provisoirement sorties de leur présentoir, aux fins de nettoyage. De peur qu’il ne les renversât, j’entrepris de déplacer l’oiseau. Il était visible que je faisais beaucoup d’efforts pour éviter les gestes brusques ou inattendus qui auraient pu l’inquiéter et me valoir des représailles. Avec d’infinies précautions, je lui présentai mon index droit, auquel je souhaitais qu’il s’accroche pour le déposer dans sa cage. Il s’en saisit fermement et grimpa le long de mon bras jusqu’à atteindre mon épaule, tandis que, précautionneusement, je basculai ma tête du côté opposé.

« Ya khaoudji ! (Que diantre !), vous êtes peur de cet zoiseau ? », ironisa Kara, que ma prudence consternait.

« Certes oui ! car cet zoiseau, comme tu dis, n’est pas aussi paisible qu’il y paraît. En certaines circonstances il peut même s’avérer redoutable. »

« Tchek ya ouahrdi ! (Qu’est-ce que c’est que ce délire ?), mi, cet zanimo-là, cit kif-kif ine pigeon ! »

« Pour toi, c’est peut-être kif-kif, mais ce n’est pas un pigeon. Crois-moi, en colère, il ne craint personne, pas même un radjel (beau mâle) grand et fort comme toi. »

« Ya latif ! Ya latif ! Ya latif ! (J’hallucine ! Je rêve ! Je disjoncte !) », répéta Kara avec un ricanement lourd de suffisance.

« Mi, si vous êtes peur de cet zoiseau, alors c’i honteux ! »

« Pense ce que tu veux mais, conseil d’ami, gardes toi de trop faire le mariole avec lui. Te voilà prévenu. »

Nullement intéressé par nos élucubrations, Pierrot n’en avait pas moins compris la finalité de ma manœuvre et se refusa catégoriquement à quitter mon épaule. Alors, plutôt que de le contraindre, avec toutes les conséquences prévisibles, je cherchai du regard un endroit où le déposer et où il pût aller et venir en toute sécurité, sous mon contrôle.

Me voyant emprunté et, très vraisemblablement, piqué au vif par ma dernière réplique dont il avait, sous le ton railleur, fort bien perçu le défi, Kara saisit l’opportunité de faire ses preuves et me proposa de prendre Pierrot sur son épaule, le temps nécessaire à la dégustation de sa bière. J’accueillis son offre favorablement et, juste échange de bons sentiments, lui recommandai d’ajuster le pan de son turban qui flottait sur sa nuque et qui risquait, à chaque mouvement de son chef, d’effrayer Pierrot et de l’indisposer, ce qui produirait le même cataclysme. Il s’exécuta sur le champ puis, tout en lui renouvelant mes conseils de prudence, je procédai au transfert du psittacidé sur l’épaulette du veston de mon client.

Lorsqu’il découvrit son reflet dans le miroir qui lui faisait face, le volatile bien calé contre sa joue, Kara esquissa un sourire de satisfaction qui semblait signifier que la coexistence n’était pas aussi difficile que je le prétendais ; à moi qu’il ne se découvrit une certaine ressemblance avec l’émir Abdelkader portant son faucon. Il goûta aussi, dans la béatitude, quelques instants de bonheur absolu. Et sa consommation terminée, il voulut récupérer de la menue monnaie au fond de la poche de son pantalon, dont la profondeur, peu usuelle, nécessita qu’il se penche en avant avec une légère inclinaison sur le côté. Sa spontanéité naturelle à accomplir ce geste ne laissa pas à Pierrot le temps d’assurer son équilibre. Déstabilisé, ce dernier battit des ailes pour se rétablir. Kara en fut surpris et, machinalement, porta ses mains à hauteur de son visage pour se protéger, ce que Pierrot interpréta comme une main levée sur son auguste personne.

Il ne lui en fallut alors pas davantage. Sans sommation, comme on vide un chargeur de mitraillette, il envoya une bordée de coups de bec sur la joue, l’oreille, le cou et même les mains de son infortuné tuteur, ouvrant çà et là de mini cratères d’où le sang jaillit aussitôt et commença par couler en minces filets dans le dos et sur la poitrine du matamore qui, étouffé par la soudaineté de l’attaque et par sa virulence, ne trouvait pour manifester son désarroi, que des exclamations et des supplications que Pierrot, dans son hystérie, ne comprit ou n’entendit pas :

« Ouh karbesh ! (Jésus, Maris, Joseph !) »

« Ouh kharakhaï messidek ! (C’est-y pas Dieu possible ! »

« Ouhaaa khléyaaa ! (Avec ça, il n’y va pas de main morte, le type !) »

« Ya Rabbi haaa ! (Seigneur, ne m’abandonne pas !) »

Entre les clignements d’yeux qui ponctuaient chaque coup porté, le pauvre Kara m’adressait des regards désespérés tandis que son kambouch*, fortement ébranlé, prenait de la gîte. Mais, que pouvais-je faire, sinon m’exposer à mon tour à être crucifié par ce bec d’airain qui n’en finissait pas de se planter dans les chairs comme autant de clous, et qui interdisait toute approche ?

Pour s’extraire de ce charnier, Kara ne semblait avoir pour alternative que la fuite, peu glorieuse. Mais c’était sans compter avec l’intervention inattendue de la Providence. Rassemblant à la hâte les rares survivances d’un enseignement religieux qu’en parfait mécréant il s’était empressé de laisser en jachère, il se souvint, non sans soulagement, de la sourate : « Aide-toi et le ciel t’aidera ! » Dans un ultime effort de concentration, il eut alors la révélation que son salut lui viendrait de son veston et, sans perdre un instant, bravant le feu adverse qui ne tarissait pas, le cou complètement rétracté entre ses épaules, il empoigna le col de son vêtement par ses deux revers qu’il tira vers le haut et qu’il rabattit, dans le même mouvement, sur sa coiffe. Sa tête devint ainsi le pilier d’une tente de toile, sous laquelle il put se soustraire à la mitraille.

L’oiseau, dont l’assise se dérobait soudainement sous ses pattes, s’évita une chute brutale en parvenant, dans sa culbute, à incruster ses ongles dans le tissu du paletot auquel il se retrouva accroché, croupion par-dessus tête. Une fois stabilisé, sa fureur décuplée, il opéra avec aisance un rapide rétablissement, prêt à en découdre à nouveau.

Mais il n’y eut pas de seconde manche. Adoptant la technique de l’autruche, Kara se tenait terré sous sa tente, à jurer comme un charretier, en attendant que l’ennemi désarme. Ironie du sort, un simple balai suffit à neutraliser l’artilleur en le faisant chuter à terre. Je renversai alors la cage sur le sol et réussis, sous la contrainte, à y faire pénétrer la petite terreur. Le calme aussitôt s’installa et Kara, toujours dans son bunker, osa tenter une ouverture. Ce qu’il découvrit dans le miroir qui lui faisait encore face, ne ressemblait en rien au portrait flatteur qu’il s’était plu à admirer, avant que ne se déchaîne la tornade. Le blanc de son turban, dont l’équilibre menaçait, tranchait sur sa chemise maculée de son sang, qui continuait de sourdre de la multitude des impacts.

D’un regard circulaire, il s’assura par deux fois que tout danger était écarté avant de rajuster sa tenue. Tandis que, péniblement, il se remettait de la fureur de l’affrontement, le dos courbé, la tête reposant sur ses avant-bras croisés et appuyés sur le comptoir, je lui proposai une savonnette et une serviette et l’invitai à aller se rafraîchir à la fontaine, dans la cour. Il en revint un peu ragaillardi, malgré un teint encore verdâtre qui en disait long sur son état psychologique. Par bonheur, son goût pour la bière ne s’était pas émoussé ! Et c’est donc avec empressement qu’il se saisit de la chope que je lui proposai à titre de « réparation de dommages de guerre ». Tandis qu’il buvait, il évalua ses blessures du bout des doigts de sa main libre.

Encore sous le coup de l’émotion, il n’éprouva aucun besoin de s’épancher et, la dernière goutte avalée, prit le parti de se replier. Miné par la rancœur et accablé de fatigue comme après un gros effort, il passa devant la cage en éructant bruyamment, la tête basse et les paupières lourdes. Mais avant de s’éclipser, le regard planté droit dans les yeux de l’avorton, il lui décocha, en guise de salut, un : « Naadinoumouk ! (Fils de p… !) » très appuyé, tout droit jailli de ses entrailles.

Lorsque sa silhouette se profila dans l’encadrement de la porte, son kambouch, comme un verdict, tomba sur son nez et sur ses épaules. L’ennemi défait, David triomphait de Goliath.

Dans sa cage, la victoire modeste, Pierrot, qui avait déjà tourné la page, reconstituait ses forces en grignotant sereinement quelques pépites de melon. Nul doute qu’à sa place, son congénère, Coco le militant, eût donné plus d’éclat à l’événement en entonnant, trois fois plutôt qu’une, son couplet favori : « C’est la lutte finale… »

André Corbobesse
 

*Kambouch : turban.



(Source : Bulletin de liaison des Enfants de La Stidia et Noisy, n° 27, juin 2005)



 

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