Histoire avant 1848
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Vie des Communautés
Centenaire 1914-1918

ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie

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Lundi 20 novembre 1848

Il est sept heures du matin, nous sommes à Melun. A droite la berge boisée en amphithéâtre étale avec une splendide profusion une palette de tons dorés que le brouillard nous voile à moitié. A gauche les ligne du paysage sont d’un choix délicieux. Nous marchons lentement, les vapeurs condensées du matin se balancent au-dessus de l’eau et nous enveloppent parfois de leur humidité pénétrante. A l’heure du déjeuner les officiers du bord m’invitent à prendre le café ; à qui ou à quoi dois-je cette faveur ? sans doute à vos bonnes recommandations. Que ce soit à vos lettres ou à la propreté de mon paletot, ces messieurs sont aimables quoique réservés. Ils pouvaient peut-être l’être davantage ; mais je ne dois pas me plaindre, puisqu’ils avaient le droit de ne pas l’être du tout.

Je reconnais qu’en pareil cas la position d’expédition est très délicate ; pour la masse des colons, un mot prononcé avec une intonation plus douce est un thème fécond que la jalousie de quelques-uns ne manque jamais d’exploiter à satiété au nom de l’égalité qu’ils invoquent à tort et à travers. Dans cette extrémité, le capitaine Chappe, obligé de poser pour la sévérité lorsque l’aménité fait le fond de son caractère, dut, pour la justice, établir et conserver entre lui et moi la même distance qu’entre les autres colons et lui ; et s’il la franchit parfois à mon profit, ce ne fut qu’à la dérobée et parce que, reçu avec les chefs de bateau, je jouissais de la même faveur qu’eux, et je passais inaperçu.

Je remarque un changement très sensible ; hier, chaque colon, triste et silencieux, paraissait sentir vivement la gravité de sa situation ; à part quelques hommes, cuirassés pour ainsi dire contre toutes douleurs, la masse semblait affectée péniblement : aujourd’hui, l’insouciance et la légèreté faisant le fond du caractère français reprennent leurs droits. Je reviens un peu sur ma compassion d’hier. Chacun paraît avoir oublié la misère passée, ses amis absents, tous semblent faire bon marché des difficultés du moment, et confondent leur gaieté particulière en un seul et joyeux rire ; mais ces chansons sans à-propos, ces plaisanteries au gros sel, tout cela fait peine à entendre, tout cela fait peine à voir.

Nous approchons de Saint-Mamès, le lit de la Seine commence à se rétrécir visiblement ; nous ne tarderons pas à entrer dans le canal du Loing et à pouvoir descendre à terre. Cette nouvelle, qui court sur toute la ligne du convoi, produit une grande sensation de plaisir, et, malgré la nuit qui nous enveloppe presque tout à coup, des dispositions sont diversement prises par chaque colon désireux de faire de ses jambes un usage oublié.

L’officier comptable du bord, M. d’Héricourt, en m’offrant un cigare, me propose une course jusqu’à Moret, où il a des lettres à prendre à la poste. J’accepte la proposition, et j’allume le cigare ; comme les jouissances les plus communes sont appréciées après une privation forcée, ainsi après deux jours de quasi immobilité je ne saurais vous dire, mon cher Armand, combien cette petite promenade, à l’air frais du soir, me rendit heureux ; j’étais toujours de deux pas en avant ! Aussi fûmes-nous bientôt à Moret, éloigné de Saint-Mamès d’une petite demie-lieue.

D’après ce que j’ai pu apercevoir au travers de l’obscurité, Moret me sembla une ville ayant eu quelque importance ; les silhouettes des clochers sont presque toutes gothiques, ou appartiennent au moins à la renaissance ; une voûte qui a dû être une des portes fortifiées, m’a semblé rappeler parfaitement cette riche et belle époque de notre ornementation architecturale.

Nous revenons sur nos pas pour assister à l’approvisionnement. Plusieurs voitures de pain, de viande et de vin sont débitées et distribuées à chaque chef de bateau. Nous voici lestés pour deux jours ; nous pouvons nous remettre en route.

A l’entrée du canal, le système de hallage n’est plus le même ; le convoi, au lieu d’être remorqué par des chevaux, est traîné par des hommes, auxquelles on alloue un franc par lieue. Ces malheureux marchent quelquefois pendant trente heures sans se reposer, s’arrêtant seulement aux écluses le temps nécessaire à les vider et à les remplir. Quand ils ont bien travaillé, c’est-à-dire quand ils ont, à l’aide d’une bricole passée en bandoulière, tiré derrière eux une lourde machine, contenant près de deux cents individus et un matériel assez considérable, et cela pendant une heure, quelquefois deux, le chef de cuisine leur fait passer un pichet de vin auquel ils boivent chacun leur tour, presque sans s’arrêter ; puis ils se remettent à tirer de nouveau jusqu’à la prochaine écluse.

Quelle triste existence ! Quel pénible métier ! Marcher le jour, marcher la nuit ; en mangeant, marcher ; marcher dans toute saison, par tous les temps ; marcher toujours du même pas, et toujours sur le même chemin ; marcher encore, marcher toujours ! Le haleur est le Juif-Errant des canaux.

Et pourtant ces malheureux se disputent cette façon de gagner quelques francs ; ils s’arrachent cette misérable bricole, qui les fait infirmes et courbés avant l’âge ?

Après une assez longue course, faite seule dans le silence de la nuit, je reviens au bateau ; beaucoup de colons sont dispersés sur les rives du canal ; il ne reste plus à l’intérieur que les femmes et les jeunes enfants ; encore presque toutes sont aux ouvertures et sur les bancs extérieurs ; j’aperçois une agglomération compacte d’individus, j’entends des champs qui me pénètrent d’émotion, je m’approche, et voici ce que je distingue : le curé de Morel, monté sur une légère éminence, vient d’entonner pieusement le Benedicat vos Dominus, auquel les colons répondent la tête découverte.

L’inattendu de ce sublime spectacle enivre mon âme d’un parfum d’espoir que je conserve toujours ; pendant une heures, les souvenirs saints de mon enfance déroulent devant moi leur panorama mystique. Je reste longtemps dans une sorte d’extase dont je ne sors qu’avec peine pour rentrer dans l’étuve infecte où je dois passer la nuit.

Mes compagnons s’arrangent de façon à être plus commodément cette nuit que la précédente ; les hommes de notre escouade ont trouvé près des mariniers des planches qu’ils rangent en travers des banquettes, afin de pouvoir y étendre les matelas. Après une confusion inévitable, les lits sont faits. Pensant, par un sommeil réparateur, se reposer des fatigues de ce nouveau genre de vie, chacun s’étend de son côté ; quant à nous, nous ne tardons pas à reconnaître l’inconvénient de cette nouvelle disposition, qui nous oblige, ainsi que tous, à nous coucher pêle-mêle à côté de gens que nous ne connaissons que depuis depuis deux jours, et non seulement pêle-mêle, mais aussi tête-bêche, afin de ménager avec économie l’exiguïté de la surface disponible. Ce nouveau système, pourtant adopté par tous les colons du convoi, a quelque chose qui répugne, aux femmes surtout ; car, bien que habillées, elles n’en sont pas moins assujetties à souffrir le contact du voisin, qui, involontairement, pendant son sommeil, s’étend souvent au delà même de la communauté du matelas. Ma femme ne peut se décider à se coucher, elle reste adossée à la paroi de planches du bateau ; elle pleure. Pour moi, fatigué, ayant un peu de fièvre, je m’étends sur la part de lit que mes voisins ne couvrent pas, et bientôt je m’endors profondément.

Au milieu de la nuit, je suis éveillé par des gémissements ; je prête l’oreille, je ne puis d’abord parvenir à préciser l’endroit d’où ces plaintes sont sorties ; je regarde autour de moi ; Charles repose paisiblement dans son hamac, ma femme a les yeux ouverts mais secs ; d’où venaient les sanglots que j’entendais il n’y a qu’un instant ? car, j’en suis certain, il y a une douleur qui veille.

Alors, ces mots entrecoupés sortent de dessous un amas de couvertures sous lequel on devine plutôt qu’on ne voit les membres anguleux d’une pauvre vieille femme : « Oh ! mes enfants ! mes pauvres enfants ! » Je la questionne à voix basse, et j’apprends que sa fille, sa petite-fille et son gendre sont descendus à Saint-Mamès et ne sont pas encore de retour.

« J’ai le pressentiment d’un malheur, me dit-elle ; ils sont tombés dans le canal, ou bien ils se sont engagés trop loin et perdus dans la campagne. Ils ne pourront pas rejoindre, et j’irai seule porter mes vieux os dans un pays sauvage. Oh ! j’aime mieux qu’on me descende ici ; je ne veux pas aller plus loin sans mes enfants ! mes pauvres enfants !!! Je ne voulais pas venir non plus, ils m’ont forcée, pour ainsi dire, je savais bien que je serais malheureuse toute ma vie ; je l’ai été, ils ne viennent pas, ils ne reviendront pas. Oh mes enfants, mes enfants !!! »

En cherchant à calmer la douleur exagérée de cette pauvre femme, je regarde ma montre à la dérobée ; il est deux heures du matin, il y a à peu près huit heures qu’on est descendu à terre, le désespoir de cette pauvre mère commence à me sembler moins exagéré. En passant par-dessus tous les colons allongés, je vais donc trouver le maître marinier pour savoir par lui si nous devons bientôt toucher une écluse. Il me répond que nous venons de passer celle d’Ecuelle, et qu’au jour seulement nous trouverons la plus prochaine. Faire accoster serait inutile, il n’y a qu’à attendre et prier Dieu.

Au jour, j’aperçois sur la berge la famille égarée ; pauvres gens, ils ont marché toute la nuit ! La vieille les reçoit comme quelqu’un qu’on n'attend plus ; cette nuit d’angoisse a usé ses forces et desséché ses yeux.

Mardi 21 novembre 1848

Le soleil se lève, et, dissipant les vapeurs du matin, nous montre à gauche le petit village de Saint-Pierre regardant Nemours. Le paysage est de plus en plus accidenté ; on sent le voisinage des roches granitiques de Fontainebleau. A midi nous sommes devant une écluse qui se détache en lumière sur un amphithéâtre de grès d’une dimension gigantesque. De charmants cours d’eau, quelques élégants groupes d’arbres défeuillés, au travers desquels regardent coquettement de rustiques habitations, complètent le tableau. A Nemours, l’Angelus sort en tremblotant de l’obélisque chrétien qui domine l’église ; quelques femmes se signent ; nous sommes à l’écluse. La population accourt pour nous voir passer ; alors nous déployons le drapeau, et, groupés autour, les colons entonnent leur chant favori :

Formons une même famille

Où règne la fraternité.

Sous la loi de l’égalité

Pour tous le soleil brille.

Vive la liberté !

Paroles rarement en accord avec les actes de beaucoup d’entre eux, qui font du primo à chaque instant.

A terre, beaucoup de colons armés de fusils de chasse se répandent dans la campagne en suivant la ligne du canal ; et toute la journée de doubles coups de feu se font entendre sur tous les points. Quelques-uns reviennent à bord le carnier assez bien garni, le gibier confié au maître queue fait un délicieux supplément au dîner ; il va sans dire que la part de l’état-major est faite la première.

Cette journée de bonheur met nos chasseurs en goût de recommencer, des parties s’organisent pour le lendemain. Sur chaque bateau des invitations sont faites, et le plaisir de quelques-uns promet de tourner au profit du plaisir de tous.

Mercredi 22 novembre 1848

Tandis que les chasseurs, le fusil sous le bras, se dispersent par groupes dans les chaumes et les fourrés, d’autres colons à l’esprit moins aventureux se disposent à la pêche, descendent dans les saulaies, coupent des scions pour leurs lignes, puis, par une marche forcée, se mettant en avance de quelques heures sur le convoi, vont jeter l’appât dans le canal même ou dans les petits cours d’eau qui l’avoisinent. Le ciel est toujours bleu ; nous sommes vraiment favorisés.

La campagne devient d’une uniformité qui n’est cependant pas sans charmes ; nous arrivons à Montargis, ville beaucoup plus recommandable par la fidélité de ses chiens (s’il faut en croire la légende) que par la bonne fois et le désintéressement de ses paysans. Tout à l’heure je vous dirai pourquoi.

La ville est d’un aspect pittoresque ; coupée dans tous les sens par des canaux richement accidentés, elle me rappela la petite ville de Gisors, sur l’ancienne route de Dieppe, et ce n’est pas sans un rapprochement pénible entre ces jours et ceux d’autrefois que je fais mes ablutions du matin dans l’eau claire qui baigne le pied de ces murs.

Au bord de l’écluse, des paysannes, attirées par la fréquence des convois, tiennent là une espèce de marché ; et, je dois le dire, à la honte de l’esprit mercantile des campagnards, elles rançonnent sans conscience des malheureux dix fois plus pauvres qu’elles. J’ai vu vendre là une petite grappe de raisin quarante centimes, lorsqu’aux habitants de la localité, et d’après le dire de l’un d’eux, le même raisin vendu par les mêmes femmes ne coûtait que trois sous la livre ! Pour le café tout fait, pour le lait, enfin pour tout ce qui n’a pas un prix fixe et invariable, l’extorsion est complètement et impunément pratiquée. Heureusement qu’à côté de cette rançon cruelle j’ai à placer un simple et touchant tableau de charité.

Un peu au-dessus de l’écluse, les sœurs de l’hospice, réunies sur la berge, distribuent du lait chaud à tous les petits enfants et des langes et des couches à ceux qui en manquent ; puis, leur sainte aumône faite, elles se dérobent aux remerciements de tous. Soyez bénies, nobles femmes, humbles servantes de Jésus-Christ, vous êtes vraiment dignes du doux nom de sœur que l’on vous donne ; car on vous retrouve partout où il y a des infortunes à soulager, des plaies à guérir.

En sortant de Montargis, nous quittons le canal du Loing pour entrer dans le canal de Briare par Montesson. Les rives sont bordées d’un monotone rideau de trembles et de peupliers. Dans la journée beaucoup de femmes devancent le convoi pour aller dans les ruisseaux faire de petits savonnages qu’en marchant les maris font sécher sur des baguettes, quelques-uns mêmes sur leur dos.

Nos chasseurs ont été moins heureux aujourd’hui ; en revanche, je trouve quelques-uns de nos pécheurs installés chez un paysan et occupés à convertir le poisson en friture. Une gaieté quelquefois bachique continue à régner sur toute la ligne du convoi.

Pendant la nuit de ce quatrième jour, on annonce, sur le bateau 69, la mort d’un enfant de deux ans. On consigne le décès au journal du bord et sur les registres de la localité la plus voisine ; puis, à deux heures du matin, la pauvre petite créature est déposée à terre et confiée au fossoyeur ! Malheureuse mère qui s’en va loin, bien loin du pays qui vit naître son enfant, et qui, obligée de suivre la route que lui trace le besoin, laisse en chemin des dépouilles chéries, sans avoir même la triste consolation de marquer par une simple croix de bois la place où elle voudra venir un jour pleurer son enfant !

Jeudi 23 novembre 1848

La nuit, qui fut froide, a laissé au ciel des nuages gris et chargés d’eau. C’est à l’aide d’un jour douteux que nous gagnons Rogny, en avant du fameux passage des Sept-Ecluses ; c’est une bien belle chose que ce travail de canalisation. A Rogny, le canal, par le moyen de sept écluses superposées, traverse une colline haute au moins de 450 pieds ; elles sont enchâssées dans une plantation de sapins d’un effet singulier et inattendu. Il faut plus de deux heures pour arriver à la dernière, après laquelle le canal est bordé de sapins jusqu’à Briare.

Dans la journée, un de nos chasseurs, pris malencontreusement par un garde champêtre à cheval sur son autorité assermentée, est ramené à bord par la gendarmerie. Cet incident oblige le capitaine Chappe à faire apporter tous les fusils à l’état-major ; cette mesure soulève bon nombre de réclamations.

Je prends l’avance sur le convoi et j’arrive à Briare longtemps avant les bateaux. Il n’est que deux heures ; j’ai le temps de visiter la ville. Elle est assez régulièrement bâtie et bien approvisionnée ; on y trouve plusieurs services de voitures desservant Cosne, La Charité, Moulins, etc. Le costume des paysans annonce qu’on approche de l’Allier. Les femmes portent le caraco de drap, le jupon court et le chapeau de paille en croissant. Les hommes sont habillés de drap ou de grosse toile bise ou bleue ; tous sont coiffés du grand chapeau rond en feutre noir. Cette mise uniforme paraît d’autant plus sensible que la transition s’en fait remarquer plus brusquement.

A Briare, le bassin du canal s’élargit considérablement, quoiqu’en se divisant ; les écluses sont énormes, et au lieu d’être mues par un pas de vis, elles se lèvent et se baissent par une simple bascule. Un grand nombre de toues et de margotins sont amarrés au rivage et mouillés dans le bassin. On devine là un important point de jonction au profit du commerce.

A quatre heures, j’aperçois le bateau des bagages ; le reste du convoi ne tarde pas à paraître. Une grande affluence de curieux se presse sur le pont et sur les rives. L’arrivée des bateaux me serre le cœur ; c’est à cet endroit que ma femme et mon petit Charles doivent me quitter pour ne me rejoindre qu’à Chalon.

Je me suis informé à l’Hôtel de la Poste s’il existe un facile moyen de transport pour aller à Saulieu  ou à Clamecy et de là à Chassagne. Vous savez, mon bon ami, que votre filleul Armand est en nourrice en ce pays, et qu’avant de mettre la Méditerranée entre ma femme et son enfant, j’ai voulu donner à cette première la joie de voir ce pauvre petit que nous laissons si loin de nous par amour pour lui. Je ne puis trouver qu’une voiture allant à Cosne, où ma femme couchera ; à sept heures du matin, elle prendra le service de Clamecy, et de Clamecy elle avisera au moyen d’aller à Chassagne, qui n’en est éloigné que de quelques lieues.

La nuit commence à tomber ; il fait froid ; de grandes bandes de feu sillonnent l’horizon, puis s’éteignent. Ma femme m’attend à l’arrière avec notre Charles sur ses bras. Comme moi elle est triste, comme moi cette séparation de quelques jours dans un pays inconnu l’impressionne vivement ; cependant l’espoir d’embrasser son second enfant la soutient. Un incident futile en toute autre occasion vient ramener à ses yeux des larmes qu’elle cherche en vain à sécher : en sautant du bord sur la palette de l’écluse, un de ses sabots tombe dans le canal et l’autre s’accroche au bateau. Il avait fait mauvais toute la journée. Les rues de Briare ressemblent à toutes celles des petites villes ; elles sont très boueuses ; et pour aller du bateau à l’Hôtel de la Poste, ma pauvre femme fut obligée de marcher pieds nus dans la boue. Cette marche, par un temps froid et humide, au moment de se séparer de moi, lui semble être le premier pas dans une profonde misère.

Nous arrivons à la poste ; je la fais asseoir devant un bon feu ; je lui fais apporter des sabots ; et après l’avoir une dernière fois serré dans mes bras et avoir donné à mon Charles, qui me tend ses petites mains, un dernier baiser, je vais rejoindre ma caravane flottante.

Je ne saurais vous traduire, mon bel ami, le sentiment de tristesse qui s’empara de moi en me retrouvant seul au milieu de tout ce monde. Le drapeau flottait au centre des chanteurs ; le couchant lui envoyait ses derniers reflets d’or pâle. L’avant du bateau, en séparant silencieusement les eaux paisibles du canal, traçait un angle scintillant ; je regardais tout cela sans voir. Ces chants, ce ciel, ces flots, ma solitude au milieu de tous me tordaient le cœur ; je ne pus résister, je cachai ma tête dans mes mains, et d’abondantes larmes s’échappèrent de mes yeux.

Cette nuit une rumeur inquiète règne sur le bateau, nous allons traverser la Loire ; un pilote nous accompagne à cet effet depuis Briare. Le passage est, dit-on, dangereux ; ordinairement on attend le jour pour l’effectuer ; mais le capitaine veut gagner du temps et donne l’ordre de le tenter quand même. L’état-major veille.

A une heure le danger est passé.

(A suivre)

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