Histoire avant 1848
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Vie des Communautés
Centenaire 1914-1918

ANLB
Aïn Nouissy / Noisy-les-Bains
Toute l'histoire d'un village d'Algérie

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Jeudi 30 novembre 1848

Le convoi est arrivé à deux heures du matin ; personne n’est descendu à terre. A six heures, nous nous rendons à bord de nos bateaux ; déjà les gros bagages sont derrière le remorqueur. A huit heures, le transbordement commence, et, à dix heures, nous quittons le canal pour entrer en Saône.

Il fait un temps effroyable ; le vent et la pluie, qui nous fouettent le visage, nous rendent le séjour sur le pont du bateau à vapeur insipide et fatigant. On fait placer les femmes et les enfants dans l’entrepont. Une seule femme, entourée de ses quatre petits enfants, refuse obstinément de descendre ; ses yeux hagards et les paroles sans suite qu’elle prononce dénotent chez elle une grande exaltation. Un accident qu’on lui a caché jusqu’à présent, et que j’ignorais moi-même, ne justifie que trop la douleur de cette malheureuse mère de famille.

Depuis cinq jours son mari n’a pas reparu ; longtemps elle le crut parti en avant, et elle comptait le revoir à Chalon. Trompée dans son attente, c’est avec peine qu’on la décida à monter sur le bateau à vapeur, en lui laissant entrevoir que son mari, attardé dans quelque cabaret, rejoindrait facilement avec une barque ou au moins à Lyon. Tant que le bateau resta amarré, cette pauvre femme put calmer son inquiétude ; mais, une fois qu’elle le vit prendre le large, sa douleur se fit jour à travers ses larmes, et des cris affreux sortirent bruyamment de son sein oppressé. Les enfants, voyant pleurer leur mère, s’émurent et pleurèrent à leur tour en demandant leur père à chaque passager. J’aperçois un groupe de colons autour du capitaine, je m’approche et j’apprends ce que cette malheureuse ignore encore et ce qu’on veut lui cacher le plus longtemps possible, c’est que le corps inanimé de son mari vient d’être retrouvé par des mariniers dans l’écluse de Briare.

Infortunée famille qui, désormais sans chef, va traîner sans but sur la terre étrangère sa misère et son inconsolable douleur ! Ah ! pourquoi ne pas l’avoir laissée en France. Là, peut-être, elle eût pu rejoindre quelques amis compatissants ; les grandes misères appellent les grands actes de générosité !…

Dans le premier moment de compassion, nous avons bien promis aide et secours à cette famille malheureuse ; la colonie l’adopte d’une seule voix ; mais qui sait si nous-mêmes, pressés par des nécessités impérieuses, nous aurons toujours le moyen de tenir la promesse de nos cœurs !

Emu par ce déchirant spectacle, attristé par les sombres réflexions qu’il fit naître en moi, je m’éloigne peu disposé à examiner les rives que nous côtoyons. Soigneusement encapuchonné dans mon caban, ce n’est qu’en luttant contre le mauvais temps, en recevant passivement la pluie torrentielle qui m’inonde, que je vois passer à travers le brouillard Tournus, Mâcon, et. Enfin c’est mouillé jusqu’à la peau qu’à cinq heures du soir j’aperçois les rochers qui m’annoncent Lyon. L’entrée par la Saône de cette seconde ville de France est sombre et triste, c’est l’entrée de Paris par le faubourg Saint-Marceau. Les maisons, hautes et étroites, noires et sales, qui bordent inégalement le quai, les talus raboteux qui trempent dans les eaux fangeuses du bord ; cette population hâve, à l’aspect misérable, qui grouille sur ces pavés pointus et boueux, tout cela fait froid au cœur et parle peu en faveur de la patrie de Jacquard.

Une haie de soldats longe le quai au sommet des talus. Nous débarquons, toujours accompagnés par une pluie affreuse, après avoir failli tomber vingt fois en cinq minutes, chargés de nos paquets, nos enfants sur les bras. On nous groupe par bateau sur le quai, et là nous attendons trois quarts d’heures qu’on nous distribue nos billets de logement. Je reçois le mien, il est pour la chaussée Perrache, sur le quai du Rhône, à près d’une heure de marche de l’endroit où nous sommes. Il fait presque nuit ; on fait monter gratuitement en omnibus les femmes et les enfants ; chacun prend une direction différente, et je me dirige seul vers le lieu indiqué sur mon billet.

Est-ce une prédisposition fâcheuse de mon esprit ? Est-ce l’influence d’une température froide et humide ? ? Est-ce enfin la réalité ? Je ne sais ; mais plus j’avance dans cette ville tant renommée, plus je trouve les rues sombres et sales.

Voici pourtant une suite d’assez beaux ponts ; mais comme tout cela est triste !…

Voici la place Bellecour avec sa statue de Louis XIV, mauvais bronze de Lemot, artiste lyonnais, auquel ses concitoyens enthousiastes ont cru faire honneur en gravant, avec autant de mauvais goût que d’emphase, sur les petits panneaux du socle cette inscription ridicule :

CECI EST LE CHEF-D’OEUVRE

du citoyen

LEMOT,

ARTISTE LYONNAIS

Ensuite la révolution de février, en parcourant la ville, passa par la place Bellecour et indiqua à l’autorité les deux panneaux restés blancs ; l’autorité, jalouse de montrer sa bonne volonté, fit à son tour barbouiller sa petite inscription, et le passant, étonné du contresens , peut maintenant lire en grandes et vilaines lettres noires :

Propriété nationale.

REPUBLIQUE FRANÇAISE.

Liberté, Egalité, Fraternité.

Ô Louis-le-Grand ! n’as-tu pas tressailli sur ton immobile cheval de bronze lorsqu’un pinceau mercenaire commit le double anachronisme de cette devise ; devise folle de ton temps comme du nôtre. Liberté ! esclaves de nos passions et de nos maux ? Fraternité ! et nos haines ? Egalité !… dans le malheur !… Te placer sous la sauvegarde de la République française, toi qui prenais pour devise Nec pluribus impar, et pour emblème le soleil ! Te voici maintenant devenu propriété nationale, toi qui pus dire : « L’Etat c’est moi ! »

Après avoir avec plaisir secoué, sur le bitume planté d’arbres, la boue de mes sabots grossiers, je tourne la Charité pour gagner le quai du Rhône ; je laisse à ma droite l’hôpital militaire, la manufacture des tabacs, et, clopin, clopan, j’attends l’omnibus qui doit m’amener ma femme et mon enfant ; après une demi-heure d’attente elle arrive grelottant de froid ; et, mon billet à la main, je frappe rapidement à la porte d’une espèce de fruitier qui nous reçoit en rechignant.

Enfin nous voici à l’abri, notre billet porte que nous avons droit au feu et à la chandelle, aussi ne nous offre-t-on que cela ! Mais nous avons faim, et nous ne pouvons nous contenter de si peu. Ma femme demande à notre hôtesse si elle veut nous donner à manger ; Celle-ci, prenant la phrase au pied de la lettre, répond laconiquement :

-Non.

-Avez-vous du beurre ? continue ma femme.

-Je n’en ai plus.

-Vous avez au moins des œufs ?

-Je n’en ai pas.

-Mais vous n’avez donc rien ?

-Non.

-En ce cas, vous êtes une fruitière aussi mal approvisionnée que peu gracieuse.

-Pourtant, reprend notre aimable hôtesse, en payant vous aurez une soupe à l’oignon.

-Vous nous payeriez, ma brave femme, pour la manger chez vous, que nous n’accepterions pas ; préparez-nous notre chambre, nous allons dîner ailleurs !

Et, sur cette réponse, nous sortons.

Avec grande difficulté nous trouvons à satisfaire notre appétit ; puis, abîmés de fatigue, marchant péniblement sur les cailloux pointus et glissants de la chaussée, tantôt clapotant dans de véritables mares, et buttant à chaque pas, nous regagnons notre logis, jurant, mais un peu tard, que nous ne nous laisserions plus allécher par l’appât trompeur du billet de logement.

Après avoir écrit quelques lettres, je me glisse entre des draps d’une douteuse blancheur, et je m’endors profondément en pensant aux fatigues qui nous attendent encore.

Vendredi 1er décembre 1848

A six heures nous sommes sur le quai du Rhône ; on embarque une grande quantité de charcuterie, ce sont les victuailles des deux journées que nous avons à passer avant d’arriver jusqu’à Arles. Un brouillard épais et nauséabond nous fait attendre le grand jour pour monter à bord ; le convoi se divise en deux bateaux, dont l’un, remorquant nos bagages sous la conduite du lieutenant Regnault, nous trace le chemin dans les eaux vertes du fleuve. Comme sur la Saône les femmes descendent dans l’entrepont, les hommes restent dehors. Le brouillard se dissipe peu à peu ; nous partons avec un vent contraire ; le soleil nous promet une belle journée.

Depuis que nous avons quitté Lyon, je n’ai pas assez d’yeux pour admirer les belles rives que nous côtoyons. Pour un citadin comme moi, tout devient un motif d’étonnement, le fleuve qui nous porte, et les beaux îlots qui nous montrent leurs flancs mordus par ses colères ; les montagnes, pour de vrai, et les rochers véritables.

C’est en admirant toujours que je laisse à droite Givors, avec ses charbonnières ; à gauche Vienne, avec ses petites maisons à la provençale ; puis Tournon ; puis Tain et les ruines gothiques de son vieux château ; puis enfin Valence, dont le pont est couvert d’hommes et de femmes qui nous souhaitent bonheur et prospérité.

Après avoir passé Valence, un peu après l’endroit où la Drôme se jette dans le Rhône, nous apercevons la carcasse démembrée d’un bateau à vapeur placé en travers du courant et enfoncé jusqu’aux plats-bords dans les eaux qui moutonnent à l’entour. Ce bateau conduisait, dit-on, un convoi de colons. Comment a-t-il sombré ? je n’ai pu le savoir, on m’a dit seulement que tout le monde avait pu être sauvé. Cet aspect douloureux suspend pour un instant les causeries à notre bord ; chacun songe sans doute à la possibilité d’un semblable malheur, et d’un malheur plus grand !…

Si nous avons assez de jour nous passerons le pont Saint-Esprit aujourd’hui même ; le patron craint cependant d’arriver trop tard, il est déjà trois heures, et ce passage est dangereux. Nous marchons pendant deux heures encore au milieu de magnificences qui tiennent constamment mon admiration en éveil ; ce n’est qu’à la nuit tombante que nous sommes devant Sant-Andéol, à une heure du pont Saint-Esprit.

Le capitaine Chappe permet à ceux des colons qui le veulent d’aller passer la nuit à terre à condition d’être exacts le lendemain matin à l’appel de six heures. Pour ceux qui resteront à bord, ils se coucheront comme ils pourront, c’est-à-dire qu’ils ne se coucheront pas.

Quant à nous, comme cette fois nous n’avons pas à courir la chance du billet de logement, nous n’hésitons pas à profiter de la permission. A peine à terre, j’avise sur le quai même un grand Saint-Nicolas se balançant gravement sur un panneau de tôle qui grince dans ses attaches. Cette enseigne me semblant de bonne augure, j’invite ma femme à me suivre, et nous courons nous placer sous la protection du patron des mariniers.

Un tohubohu épouvantable signale la présence de plusieurs de mes compagnons de route ; en effet, à l’aide d’un luminaire surabondant, je vois le maître de la maison aux prises avec une vingtaine de colons qui lui disputent un trousseau de ferraille dont il détache de temps en temps un clef qu’il remet au plus pressant ou au plus offrant. Je finis à mon tour par m’emparer de l’une de ces bienheureuses clefs, et après avoir visité la chambre dont elle m’ouvre la porte, je descends commander un modeste dîner. Puis, prenant mon Charles sur mes épaules et ma femme par le bras, je m’en vais faire un tour en ville.

La soirée est superbe, l’air doux que nous respirons, le patois des habitants, la forme des constructions, tout enfin nous révèle les contrées du Sud. Bientôt nous allons entrer dans cette Provence fleurie où nous retrouverons les feuillées du printemps et le soleil de l’été. A Saint-Andéol nous marchons de nouveaux sur cet horrible pavé pointu de Lyon ; il faut beaucoup monter pour arriver au haut du bourg, peu considérable, mais assez coquet, d’après ce que la nuit me permet de voir.

Nous battons les rues pendant près de trois quarts d’heure et nous revenons à l’auberge, après être entrés dans un magasin pour faire emplette d’un couteau. Je vous recommande, mon cher Armand, ce magasin ; c’est une maison de commission dans laquelle, si vous allez jamais à Saint-Andéol et que vous ayez perdu n’importe quoi, vous trouverez à remplacer tout ce que vous aurez perdu. Véritable arche de Noé du commerce, il y a là un échantillon de tous les ustensiles connus en quincaillerie, bijouterie, poterie, friperie, chapellerie, jouets d’enfants, bonneterie de chasse, de pêche, de ménage, il y a de tout et à tous prix.

Enfin nous voici à table devant une modeste omelette à l’huile, qui ne nous fait pas regretter celles au beurre, et tandis qu’on nous prépare une salade avec les œufs, seul mets qu’on ait pu nous offrir, j’ai le temps d’examiner l’endroit où nous nous trouvons ; c’est une salle immense formant voûte qui indique une église ; dans l’épaisse muraille sont ouvertes des fenêtres en ogives dont la forme a été respectée par le propriétaire actuel ; les chapelles des bas-côtés servent de cabinets particuliers ; la cuisine est dans la sacristie ; les communs sont dans le cœur et le lit de l’hôtelier est encore exaucé par les trois marches qui supportaient le maître-hôtel ; là où retentissaient les louanges de Dieu, on boit et mange à tout prix. Si l’on y chante encore aujourd’hui, ce ne sont pas, je vous jure, les psaumes de la pénitence ; là où le tabernacle abritait le Saint-Sacrement se dresse une mauvaise couchette où un marmiton sans vergogne suppute en s’endormant le gain de sa journée.

Notre hôte me distrait de mon examen en apportant la salade, dans laquelle je trouve toute une famille de limaces. N’étant pas habitué à cette nouveauté gastronomique, nous renvoyons la salade et nous montons nous coucher. Heureusement que les draps sont véritablement blancs et que nous pouvons sérieusement espérer de ne pas y rencontrer ce que la salade pouvait nous faire craindre.

De mon lit, je puis suivre vers à vers les bruyantes chansons des colons attablés dans la salle que nous venons de quitter ; je fais mon possible pour ne pas entendre ces chants, qui, selon moi, ne sont pas de saison ; et, avant de m’endormir, je reviens sur cette journée qui m’a laissé voir tant de choses nouvelles ; je redescends le Rhône, je revois ses rives, et le sommeil me surprend entre deux : Que c’est beau ! Que c’est beau !

(A suivre)

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